La bibliothèque idéale d'un Conservateur

Le Dictionnaire du conservatisme

Par Michel De Jaeghere

Frédéric Rouvillois, Olivier Dard et Christophe Boutin publient une somme foisonnante sur les références et les ressorts intellectuels de la droite.

Le mot est apparu en France en 1818, à l'occasion de la fondation du journal de Chateaubriand: Le Conservateur. Il renvoie trop souvent à sa caricature: réduit à un ramassis de préjugés bourgeois contre les audaces réformatrices des tenants du Progrès (p majuscule) et de la Justice, le conservatisme tiendrait du réflexe égoïste de nantis soucieux de maintenir leurs privilèges et d'interdire l'accès des humbles à l'émancipation et au bonheur de vivre. Il ne mérite pas ce mépris. Il recouvre en effet le courant intellectuel né en réaction aux bouleversements apportés, depuis le XVIIe siècle, par les révolutions européennes, le légitime souci de défendre, face aux délires des utopistes, le fruit du travail des siècles, de sauver la transmission, l'héritage, la tradition, la lignée de la volonté de faire table rase et de laisser l'individu ainsi libéré sans recours face à l'Etat possiblement totalitaire.

Le conservatisme, pour autant, n'est pas une idéologie. Il a toujours été multiple. Ses tenants se sont divisés, dès le XIXe siècle, sur la question de savoir s'il fallait rejeter en bloc la Révolution française, ou accepter certains de ses acquis: libéraux contre réactionnaires, modérés ou contre-révolutionnaires, républicains ou monarchistes. Il renaît aujourd'hui, chez les intellectuels, de l'angoisse suscitée par une modernité devenue folle, une radicalisation de l'individualisme qui considère comme obstacles à l'épanouissement personnel tant la famille que les patries, les codes sociaux, le métier, les langues nationales, la hiérarchisation des œuvres de la sensibilité et de l'esprit au regard d'un Beau, d'un Vrai et d'un Bien transcendants. Il se nourrit du sentiment désormais répandu que tout pourrait être perdu, que les poutres maîtresses de la civilisation pourraient être abattues.

Frédéric Rouvillois, Olivier Dard et Christophe Boutin ont magnifiquement compris qu'un courant aussi diffus, aussi multiple ne pouvait être saisi dans toute sa richesse par un essai linéaire. Ils ont choisi la forme du dictionnaire et réuni plus de cent auteurs pour donner de la nébuleuse, de ses maîtres à penser, de ses références, de ses thèmes, un tableau pointilliste. Le résultat est une somme foisonnante, un gros livre dans lequel on se plonge avec une gourmandise jamais assouvie. L'Ordre ou la Discrétion voisinent avec l'Héritage, l'Enracinement, l'Identité, l'Individualisme, les Frontières, la Décroissance, le Conspirationnisme ; Edmund Burke avec Paul Morand, Charles Maurras, le maréchal Lyautey ou Konrad Lorenz. Jean-Louis Harouel fait le procès du droit de l'hommisme et Mathieu Bock-Côté, celui de l'utopie multiculturelle. Eugénie Bastié décrypte avec bonheur la portée du mythe d'Antigone tandis qu'Alain Lanavère nous promène avec une élégance souveraine dans les méandres de la querelle des Anciens et des Modernes. Philippe Lauvaux propose une approche d'une singulière hauteur de vue - et d'une liberté confondante dans un livre publié au Cerf! - du «lefebvrisme», pendant que Frédéric Rouvillois analyse le venin révolutionnaire du Romantisme, qu'Olivier Dard fait revivre l'aventure intellectuelle de l'Action française et que Christophe Boutin dessine à la pointe sèche le rôle tenu par le sentiment de l'Honneur dans les sociétés traditionnelles (mention particulière, en revanche pour l'étrange entrée «Civilisation», qui voit Yannis Constantinidès pourfendre au nom d'un vitalisme nietzschéen tout ce pour quoi les conservateurs, et la plupart des auteurs du livre, se sont battus!). Ce dictionnaire d'une richesse inouïe, d'une variété rafraîchissante, offre le plus stimulant des plaisirs de lecture. Il pourrait tenir lieu de bréviaire à une droite politique qui se déciderait, d'aventure, à apprendre à penser et à lire.

Le Dictionnaire du conservatisme (lefigaro.fr)

Le Dictionnaire du conservatisme
sous la direction de Frédéric Rouvillois, Olivier Dard et Christophe Boutin,
Cerf, 1 072 pages, 30 €.

D’Abstraction à Zouaves pontificaux, ce Dictionnaire du conservatisme évoque des hommes (De Gaulle ou
Proudhon) comme des valeurs (Équilibre ou Honneur), des moments historiques (monarchie de Juillet ou Révolution) comme des institutions (Institut ou Sénat), des perspectives futures (développement durable
ou transhumanisme) comme des mythes (Antigone ou Père). Juristes, historiens ou littéraires, ses auteurs dégagent ainsi une image du conservatisme : divers mais cohérent, à la fois éternel et actuel, pensée qui
structure face au monde de l’éphémère et du relatif, opposant d’indispensables certitudes à la désagrégation moderne.
 

Roger Scruton: «Être taxé de conservateur? Un jour, ce sera une fierté»

Par Alexandre Devecchio

Le grand penseur du conservatisme britannique, Sir Roger Scruton, est décédé dimanche d’un cancer. En hommage, nous republions un entretien accordé au FigaroVox et au FigaroMagazine dans lequel le philosophe défendait une tradition intellectuelle en plein renouveau, bien que toujours mal comprise et caricaturée.

LE FIGARO - Dans votre dernier livre Conservatisme, vous remontez aux sources de celui-ci. L’émergence du conservatisme va de pair avec celle des Lumières. Pourquoi?

Roger Scruton -
Les Lumières ont privé les sociétés européennes de leurs certitudes religieuses, et leur ont insufflé le goût de la liberté. L’idée du contrat social a bouleversé les préjugés sur lesquels était fondée la légitimité de l’ordre politique: la vie sociale n’était plus un héritage du passé mais un choix du présent, et un choix peut à tout instant être annulé ou remplacé.

C’est à ce moment qu’est né le désir de conserver les coutumes, les structures et les traditions jugées nécessaires à la conduite pacifique et civilisée du peuple. La liberté n’est accessible qu’aux membres d’une société où l’ordre est respecté. C’est pourquoi la soumission à un ordre traditionnel est le principe générateur des constitutions: c’est du moins l’avis de Joseph de Maistre, qui d’ailleurs était plutôt réactionnaire que conservateur.

Le conservatisme est-il hostile au progrès?

Le progrès est une notion ambiguë: l’arc et les flèches sont un progrès comme la bombe atomique en est un autre. Le conservatisme ne pense pas en termes de progrès, mais est conscient qu’il est toujours plus simple de détruire que de créer. Il prétend qu’une tradition n’est pas nécessairement mauvaise parce qu’ancienne et héritée, et qu’il vaut parfois mieux la maintenir en l’adaptant que systématiquement la détruire au nom du progrès. Le progrès a par exemple inventé la guillotine: tout un symbole! Elle est l’instrument qui nous débarrasse des têtes gênantes, mais aussi avec elles de toute la sagesse et du savoir qu’elles contiennent.

Où le conservatisme est-il né? Existe-t-il un conservatisme typiquement britannique?

Le conservatisme est né dans le cœur humain ; il puise sa source dans la pensée d’Aristote et de Cicéron, autant que dans les œuvres de Montaigne et de Montesquieu. Mais comme véritable mouvement politique, je suppose qu’il commence par la Révolution française et le grand essai d’Edmund Burke:Reflections on the Revolution in France. Evidemment, ceux qui ont été influencés par Burke ont créé un conservatisme typiquement britannique, héritier des traditions anglo-saxonnes, et tout particulièrement de celle du «droit commun» (common law), c’est-à-dire d’un droit fondé sur une tradition sociale et non sur la puissance de l’Etat. Cette tradition permet d’ailleurs de comprendre l’opposition des Britanniques à l’Union européenne dans sa forme actuelle, et qui s’est exprimée à travers le vote du Brexit.

En France, le terme «conservateur» est péjoratif…

C’est regrettable que ce mot soit affublé d’une telle connotation! Mais fort heureusement, la vérité ne suit pas la mode, et il faut toujours se rappeler l’histoire des termes péjoratifs: le sens de certains d’entre eux a évolué au cours de l’Histoire. Ainsi les mots «patriote» ou «citoyen» ont d’abord été employés dans un sens négatif,il suffit par exemple de relire L’Education sentimentale pour s’en souvenir. Lorsque j’étais petit, j’avais des cheveux roux et mes camarades de classe me surnommaient «Ginger Knob», j’étais d’ailleurs marginalisé comme si j’avais la peste. Et puis j’ai lu le magnifique roman de Jules Renard, Poil de carotte, et mes cheveux sont devenus une source de fierté! Alors, si se faire taxer de conservateur, de réac ou même d’homme de droite est insultant, j’attends avec impatience le jour où l’on pourra en être fier, comme le sont aujourd’hui les libéraux après avoir si longtemps été traînés dans la boue.

Existe-t-il une tradition conservatrice française?

Il y a bien sûr une vraie tradition conservatrice française: elle relie entre eux Chateaubriand, Renan, Tocqueville, et depuis eux, encore Maritain, Thibon, Giono, Weil, Poulenc, Valéry ou de Gaulle. Il y a finalement autant de penseurs français conservateurs qu’il y a de figures au panthéon de la gauche: les nôtres sont seulement moins à la mode, c’est tout. La France est un pays de tradition conservatrice, et elle l’est grâce à son héritage catholique.

Au-delà du cas français, pourquoi le conservatisme est-il tant attaqué, et si mal compris?

Je crois qu’au travers du conservatisme, on se révolte en fait contre l’autorité et la contrainte, de la même façon qu’on s’en prend à ses parents, à ses professeurs d’école, aux prêtres ou aux policiers. Ces attaques témoignent chez l’homme d’un instinct de répudiation, d’une fuite devant le devoir. Le conservatisme a le malheur de rappeler les êtres humains à leur devoir de protéger ce qu’ils ont reçu, au risque de le perdre. Le socialisme ou le libéralisme sont bien plus généreux: l’un redistribue l’argent des riches, quand le second offre aux hommes la liberté de faire ce qu’ils veulent ; le conservatisme, lui, oblige et contraint, de même d’ailleurs que la noblesse.

Vous écrivez que «dans une société qui idolâtre l’inclusion, la seule phobie permise est celle dont les conservateurs sont la cible».

Il me semble que les choses sont en train de changer. J’ai été très attaqué au début de ma carrière, quand j’ai explicitement soutenu dans mes travaux une philosophie conservatrice. C’était à cette période - les années qui ont immédiatement suivi 1968 - un crime intellectuel que de défendre la civilisation européenne ou de satiriser les préjugés socialistes et égalitaires de l’époque. Mais le fait qu’on m’accorde un si long entretien dans Le Figaro Magazine est signe que les conservateurs ont enfin reçu la permission de sortir, de temps en temps, de leur cachette et de goûter la vie des gens normaux.

Bien sûr, nous devons prendre des précautions, et ne pas trop déranger la paix sociale. A condition que nous évitions les universités et que nous restions relativement discrets dans les médias, on nous laisse tranquilles. La phobie du conservatisme est d’abord une lubie médiatique, mais la plupart de nos concitoyens en sont heureusement tenus à l’abri, et il leur arrive même de voter, chez nous, pour un parti nommé «conservateur»…

Les partis dits «conservateurs» sont souvent libéraux sur le plan économique. Peut-on réellement défendre le marché et le libre-échange comme principal fondement de la société, et en même temps se dire conservateur?

Dès le début du mouvement conservateur, un conflit a éclaté entre le libre marché et le conservatisme. Il importe que dans chaque société, des biens échappent à une logique mercantile parce qu’ils sont tenus pour sacrés: on ne peut pas vendre, par exemple, l’amour, le corps humain, ou encore certains éléments patrimoniaux comme une ville historique ou un beau paysage.

Margaret Thatcher, lorsqu’elle liquidait l’industrie britannique, était-elle conservatrice?

Je ne crois pas que Margaret Thatcher ait liquidé l’industrie britannique: elle l’a libérée de l’emprise des syndicats, pour la rendre de nouveau compétitive au niveau mondial. Néanmoins, il est vrai que rechercher la compétition à tout prix sans se soucier des demandes sociales des individus peut menacer durablement la paix sociale: il ne me semble pas juste d’améliorer la compétitivité d’une entreprise et de licencier tous ses ouvriers pour recruter une main-d’œuvre immigrée bon marché.

C’est sans doute pour échapper à cet engrenage que les Britanniques ont majoritairement voté le Brexit: ils ont refusé la liberté de circulation absolue des capitaux et des marchandises, érigée par l’Union européenne au rang de religion dont le libre-échangisme est le credo.

A ce modèle de société liquide, le conservateur oppose la permanence de l’enracinement historique, celui qui nous relie à notre histoire, y compris personnelle puisque l’enracinement nous ramène à notre enfance. Il en va finalement du libre marché comme du désir sexuel: il me semble indispensable, mais à condition d’être en permanence contrôlé, et parfois même réfréné.

On voit ici poindre un certain paradoxe. La liberté individuelle exige que l’individu soit libre de circuler et d’échanger ; mais l’individu n’existe pas indépendamment d’un corps social, et les libertés économiques, exaltées comme une nouvelle forme de religion, menacent de plus en plus les liens sociaux et par là l’existence de l’individu. Après tout, c’est encorel’histoire du péché originel: c’est parce qu’il a obtenu la liberté de se déterminer lui-même et de faire des choix que l’homme a connu la chute.

Après le Brexit, y a-t-il eu une évolution de la doctrine du Parti conservateur en Grande-Bretagne?

Après le Brexit, il y a eu certainement une évolution de la doctrine du Parti conservateur, qui est de nouveau perçu comme le parti de la nation et le défenseur de la classe ouvrière, comme le souhaitait il y a cent cinquante ans son fondateur, Disraeli. Les Tories sont conscients de l’urgence de refonder l’idée d’appartenance nationale et l’attachement au royaume et à la Couronne, car nous sommes quatre nations rassemblées en une par la monarchie et par la langue que nous avons en commun.

Nous devons mettre en avant nos atouts pour reconquérir notre place dans le monde et, en particulier, développer nos relations avec les pays anglophones, à commencer par les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, les Indes ou les pays africains du Commonwealth. Enfin, il faut que le gouvernement se préoccupe de l’immigration, à présent que nous avons repris pleinement possession de nos frontières.

En France, avant l’élection présidentielle, le conservatisme a connu une vraie renaissance. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt, mais aussi cet échec?

Tout en politique est temporaire, hormis la sensibilité profonde d’un peuple. Il me semble que les Français sont aussi mécontents de leur classe politique que les Anglais de la leur. Ils sentent la France, pour laquelle tous (à l’exception de certains intellectuels de gauche) ont un profond dévouement, menacée par l’immigration, par le terrorisme et par les syndicats qui prennent le pays en otage, et ils ne savent pas vers qui se tourner pour obtenir un sauvetage. Alors le vote devient essentiellement expérimental et balance sans cesse entre un vote de contestation ou un vote d’espoir.

Vous écrivez que «la culture occidentale est menacée par deux ennemis: le politiquement correct et l’islamisme»…

Le «politiquement correct» est une sorte de censure qui impose l’uniformité des opinions et des comportements, autour des thèmes et des vérités idéologiques établies par la gauche ; et en cela il interdit aux conservateurs de prendre part au débat public. Il est maintenant devenu presque impossible de discuter paisiblement et en toute sincérité de la question de l’immigration, sans courir le risque de passer pour un raciste.

Le mot s’est d’ailleurs vidé de tout contenu précis, mais on ne cesse de l’employer à tout bout de champ. L’islamisme nous menace d’une autre manière évidemment, mais il prospère aussi sur le politiquement correct qu’il utilise comme arme pour nous faire taire. La critique de l’islamisme nous expose à des poursuites pour islamophobie, et certains écrivains ou journalistes français ont même dû subir des menaces. C’est tout juste si l’on peut discuter des liens qu’entretiennent entre eux l’islam et l’islamisme sans être condamné au silence.

Face au choc des civilisations qu’annonçait Huntington, le conservatisme est-il une philosophie d’avenir?

Je ne suis pas convaincu par la thèse de Huntington. Le choc des civilisations ne peut exister que s’il y a au moins deux civilisations en conflit. Mais les islamistes ne sont pas une civilisation ; ils incarnent au contraire la destruction d’une civilisation, l’oubli de l’héritage islamique et l’impossibilité de toute alternative. Nous devons, face à eux, défendre notre civilisation et surtout notre héritage: le gouvernement laïc et la liberté individuelle, pour commencer.

Etre conservateur, c’est d’abord accepter un héritage et considérer comme un devoir urgent de le transmettre. Ce n’est là ni du chauvinisme ni de la xénophobie, c’est même tout le contraire! Ce qui me frappe chez les islamistes, c’est bien souvent leur manque total d’intérêt pour la culture islamique. Les écrits de Hafez, Rumi, Khayyam, la philosophie d’al-Ghazali, d’Averroès et d’Avicenne, Les Epîtres de l’Ikhwan al-Safa, et une centaine d’autres sources de sagesse et de raffinement semblent ne les avoir marqués en rien, justement parce qu’il leur manque la vertu conservatrice, le désir de chercher ce qui leur appartient et de l’aimer, commeme tient à cœur la culture anglaise et ce que j’ai pu apprendre de la culture française.

Selon moi, le conservateur est d’abord celui qui vit résolument dans son époque, tout en sachant prendre du recul - à la manière d’un anthropologue qui voit les choses de l’extérieur. Il a de l’affection pour le passé, mais aussi de la tendresse pour le présent.



Si le conservatisme est une manière particulière d’être, un « tempérament » – qui revendique sa part dans toutes les activités humaines, les arts, la musique, la littérature, la science, la religion et, bien sûr, la politique –, la philosophie politique à laquelle il a donné son nom est issue quant à elle de trois grandes révolutions : la Glorieuse révolution anglaise de 1688, la Révolution américaine achevée en 1783 et la Révolution française de 1789. C’est l’histoire de ce courant de pensée mal aimé et mal connu que le philosophe Roger Scruton, l’un de ses plus éminents représentants, retrace ici avec brio.
L’image d’Épinal du conservateur nostalgique, réactionnaire, dont la pensée, comme toujours en deuil, ne semble tournée que vers le passé se trouve fortement remise en question par Roger Scruton, qui révèle l’étendue et la richesse insoupçonnée de cette tradition intellectuelle.

«Le conservatisme est un acte de modestie devant l'Histoire»

Par Eugénie Bastié

Auteur de Qu'est-ce que le conservatisme ? Jean-Philippe Vincent trace les contours et l'histoire intellectuelle d'une tradition politique qui est aussi un style de vie. «Le conservateur est l'idéologue de l‘anti-idéologie», celui qui préfère la réalité aux chimères de l'utopie.

FIGAROVOX: Le conservatisme a-t-il toujours existé, ou est-ce une réaction à la modernité politique ?

JEAN-PHILIPPE VINCENT:
Il a toujours existé un style de pensée conservateur. Il y a toujours eu des gens qui ont eu l'instinct de la limite et le goût de la prudence. Ce qui n'a pas toujours existé, c'est la formalisation politique du conservatisme, qui se révèle au moment des grandes crises. Par exemple, la crise de la République romaine dans les années 70 avant Jésus-Christ, a donné lieu à une formalisation du conservatisme politique par Cicéron. La fin de l'empire romain et la prise de Rome par Alaric ont donné lieu à une construction philosophico-politique importante sous la forme de l'augustinisme, qui est un conservatisme notamment par son insistance sur le péché originel. S'il y a une conviction commune aux conservateurs, c'est que l'homme est pécheur depuis l'origine.

Être conservateur, écrivez-vous, c'est moins une doctrine qu'un style. Quelles sont les grandes caractéristiques de ce «style» conservateur?

Le conservateur est évidement hostile au principe de la table rase. Mais il n'est pas hostile à la raison, si elle ne s'oppose pas à la coutume. Le style de pensée conservateur, c'est avant tout un acte de modestie devant l'histoire. Le conservateur, contrairement au réactionnaire, est dans le présent, il vit la tradition dans le présentet l'actualise. Son idée est de préserver ce qui compte le mieux possible. Le progressiste vit dans le présent en fonction d'une utopie future. Personne n'est conservateur à 100 %. On peut être conservateur et libéral, conservateur et socialiste.

Le conservateur est-il un idéologue?

C'est un idéologue de l'anti-idéologie.

Vous citez le sociologue conservateur Robert Nisbet, qui fait la distinction entre trois grandes idéologies, le libéralisme, le progressisme socialo-marxiste et le conservatisme. Quelle est la différence fondamentale entre les trois?

Chacune de ces idéologies insiste sur un thème principal: le libéralisme insiste sur la liberté, le progressisme socialo-marxiste insiste sur l'égalité, et parfois l'égalitarisme. Le conservatisme insiste lui sur l'autorité, comme un élément antérieur aux autres et fondateur du lien social. Le conservatisme est la doctrine politique de l'autorité.

Qu'est-ce que l'autorité?

C'est le consentement légitime, le pouvoir des origines. Celui qui en a le mieux parlé est un des tout premiers conservateurs, Cicéron. L'autorité en pratique chez les Romains, c'était le respect naturel pour des personnes s'étant illustré par leurs vertus, qui avaient vocation à se retrouver au Sénat, qui donnait le consentement à la loi.

Quel est le fondement de cette autorité?

Pour le conservateur, l'autorité est d'abord morale, avant d'être institutionnelle. C'est une alchimie qu'on appelle la concordance des ordres. Un mélange de démocratie, d'aristocratie et de monarchie. La notion d'équilibre est très importante pour le conservateur. C'est un système qui est donc fragile.

Le conservateur est-il un démocrate?

Le conservateur aime la démocratie, parce qu'elle repose en définitive sur quelque chose qu'il apprécie: les préjugés, c'est-à-dire le sens commun. Alors que d'autres doctrines politiques insistent sur le rôle d'une raison abstraite, les conservateurs insistent sur le rôle protecteur et sain des préjugés et des coutumes.

Pourquoi le conservateur est-il hostile à l'égalité ?

Il estime qu'en dehors de l'égalité devant la loi qui ne se discute pas, l'égalité peut conduire à menacer la liberté. Il préfère la lutte contre la pauvreté concrète à la lutte forcenée contre les inégalités qui est l'alpha et l'oméga de beaucoup de politiques économiques. Il vaut mieux selon lui se concentrer sur l'absolu que sur le relatif, déterminer un seuil de pauvreté à partir duquel la plupart des gens peuvent progresser.

Aujourd'hui, l'argument de la liberté cher aux conservateurs se retourne contre eux: prenons l'exemple du burkini, où l'on a invoqué la liberté individuelle de s'habiller comme bon lui semble…

Le conservateur est favorable à la coutume. Tout ce qui peut se régler par la coutume est préférable à ce qui peut se régler par la loi. Ça n'est pas la coutume de France de se baigner en burkini, par conséquent il lui est défavorable. Il n'y a pas de liberté individuelle sans liberté institutionnelle.

À la suite de l'américain Russel Jacoby qui conspuait “Cette droite qui vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre”, de nombreux intellectuels, dont le plus connu en France est sans doute Jean-Claude Michéa, ont dénoncé l'illusion d'un conservatisme-libéral, et souligné l'incompatibilité entre un capitalisme fondé sur l'illimitation des désirs et les fondements de la morale conservatrice. Que pensez-vous de cette critique?

Je comprends cette critique et la partage en partie. Mon seul reproche est qu'elle s'adresse bien davantage au libéralisme capitaliste qu'au conservatisme. Les conservateurs sont généralement partisans d'une certaine ascèse, et n'adhèrent pas au slogan du jouir sans limites. Je cite Soljenitsyne comme l'une des grandes figures du conservatisme. Pour lui, la solution consistait en une capacité volontaire d'autolimiter ses désirs. Chez certains libéraux et certains capitalistes, l'idée s'est répandue selon laquelle le marché de lui-même pouvait créer des résultats optimaux pourvu qu'il soit libre. Ce que les conservateurs ont bien montré, c'est que le marché sans l'éthique et sans les institutions, n'allait nulle part. Dans le conservatisme, il y a deux mains invisibles: celle d'Adam Smith, et celle de la confiance. Aujourd'hui, la main invisible d'Adam Smith fonctionne, mais à vide, car la confiance, qui se fonde sur la tradition, un certain nombre de valeurs communes, une autorité mutuellement reconnue, n'existe pas.

Le conservateur peut être capitaliste, ce n'est pas une obligation, mais ce n'est pas non plus une contradiction. Il est conscient de deux choses: la clé du développement n'est pas endogène au capitalisme. Ce qui fait qu'un pays réussit, ce n'est pas le bon fonctionnement de son marché, mais de ses institutions. C'est ce que disait Daniel Bell dans Les contradictions culturelles du capitalisme: si il n'y a pas d'éthique, il n'y a pas de succès économique. Pour le conservateur l'économie est une servante, dans le sens où Saint Thomas d'Aquin parle de la philosophie comme servante de la théologie. Ce qui vient en premier pour lui, c'est la culture, et la religion. De cette culture ou de cette religion découle une politique qui a un bras, c'est l'économie.

De nombreux commentateurs évoquent un «conservatisme» qui serait consubstantiel à toutes les religions. Y a-t-il un lien spécifique entre conservatisme et religion?

Les conservateurs attachent de l'importance à la religion, car à leurs yeux, il faut un élément de régulation sociale exogène à la société. Pour qu'une société fonctionne, il est préférable de concevoir un lieu - qu'on croie ou pas- extérieur, transcendant qui constitue un ultime recours ou une limite au pouvoir. C'est l'idée selon laquelle l'immanence est infiniment plus dangereuse que la transcendance.

Toutes les religions sont-elles également conservatrices, et prônent-elles la même forme de conservatisme?

Deux religions ont des affinités électives fortes avec le conservatisme: le christianisme et le judaïsme, car la Tradition y tient un rôle central. Pour les chrétiens, les deux sources de la Révélation sont les écritures et la tradition. Pour les Juifs, c'est un peu la même chose, la Torah écrite et orale. La différence dans le cadre de l'islam, c'est que la tradition est close, elle ne s'invente pas au jour le jour. Le dernier dogme de l'Église est celui de l'Assomption, proclamé par Pie XII en 1950: on consacre une tradition comme un élément de la foi révélé. Dans le cadre de l'islam, la sunna est bouclée depuis le XIIème siècle. Il peut y avoir des interprétations, mais il n'y a pas de tradition actualisée vivante.

Comment expliquez-vous qu'en France, aucun parti ne se réclame officiellement du conservatisme?

C'est un français, Chateaubriand, qui a inventé en 1818 le terme «conservateur» avec le journal du même nom, dont la devise était «le roi, la charte et les honnêtes gens». Mais aujourd'hui le terme est devenu péjoratif. Cette honte vient notamment de l'expérience de Vichy, qui a déshonoré le conservatisme. Le régime de Vichy n'était absolument pas conservateur: c'était une dictature d'inspiration traditionnaliste et matinée d'Action française. Mais la rhétorique de Vichy a récupéré certains thèmes conservateurs (famille, travail, patrie, communautés, bien commun) et certains auteurs conservateurs (Le Play, Renan, de Maistre). Ce fut un véritable détournement de pensée! Mais le résultat fut que certaines valeurs conservatrices furent durablement discréditées. Et certains auteurs conservateurs aussi. D'où un malentendu persistant sur la nature du conservatisme et sa difficulté à se faire entendre.

Mais déjà, au XIXème siècle, le conservatisme s'était réfugié dans un certain nombre de classes sociales: la magistrature, l'église, l'armée. Or ces trois corps se sont déshonorés au moment de l'affaire Dreyfus, même si ils se sont ensuite rattrapés pendant la première guerre mondiale. Ces deux chocs, l'affaire Dreyfus et le régime de Vichy ont largement contribué à imprimer dans l'inconscient collectif français l'idée selon laquelle le conservatisme serait infamant.

Une notion propre aux conservateurs est très hostile à toute la tradition jacobine et centralisatrice, c'est celle de «subsidiarité». Que signifie-t-elle?

Le conservateur estime que c'est dans le cadre des communautés naturelles- famille, village, entreprise, syndicat, corporation- que se réalise une grande partie du Bien commun et que se fait l'apprentissage de la liberté. La subsidiarité, c'est-à-dire la délégation du pouvoir à l'échelle la plus appropriée plaît au conservateur, car il estime que plus la communauté est réduite, moins celle-ci aura tendance à partir en guerre. Or, si il y a une valeur que le conservateur tient à défendre, c'est la paix.

Pourquoi?

Quand on est en guerre, le pouvoir central grossit et s'accapare tous les autres pouvoirs. Il n'y a qu'à voir la France qui a commencé sa centralisation administrative avec la guerre de Trente ans. La guerre favorise la croissance du pouvoir, et les conservateurs n'aiment pas cela. La jouissance tranquille des biens autant spirituels que matériels, ne fonctionne bien qu'en temps de paix. Ils se sont opposés tout au long du XIXème siècle à la colonisation et à l'universalisme impérialistes. J'ai été frappé en allant au Panthéon en remarquant qu'il n'y avait aucun conservateur. Pourquoi? Parce que ce sont les gens de l'expérience locale. Être enterré c'est forcément être enterré chez soi, près des leurs. De Gaulle a récusé totalement l'idée par avance de se faire enterrer dans ce temple universel et désincarné, il préférait Colombey.

«Le conservatisme est un acte de modestie devant l'Histoire» (lefigaro.fr)

Qu'est-ce que le conservatisme ?

Le conservatisme n'a pas la vie facile. Il est confondu avec tout ce qu'il n’est pas : immobilisme, réaction, traditionalisme, voire contre-révolution. Sans compter l’influence trompeuse qu’a pu exercer le néo-conservatisme américain. Alors, en quoi consiste le conservatisme et garde-t-il une actualité ?

Pour y répondre, l’auteur esquisse une histoire intellectuelle de la pensée conservatrice, de Cicéron à nos jours. Il souligne les lignes de force (autorité, liberté, bien commun, confiance) qui structurent la pensée conservatrice et lui donnent son authenticité et sa permanence. Politiquement, et cela ressort des travaux des penseurs conservateurs modernes (Strauss, Oakeshott, Kolnai, MacIntyre) le conservatisme est la doctrine politique de l’autorité et l’idéologie du courant anti-idéologique.

Il est, d’une certaine façon, le complément naturel du libéralisme.

Mais le conservatisme ne se résume pas à une doctrine. Il suffit de lire Jane Austen, Chateaubriand, Balzac ou Evelyn Waugh pour comprendre que le conservatisme est aussi un style de pensée, une façon d’appréhender la vie dans toutes ces dimensions : littérature, religion et vie morale, histoire, économie, vie en société.

Doctrine et style, le conservatisme a-t-il un avenir ? Peut-il encore exercer une influence décisive sur la vie politique ? L’auteur estime que oui. S’appuyant sur les travaux de neuf grands penseurs conservateurs du xxe et du xxie siècles, il esquisse cet avenir. Il dépendra crucialement de la capacité à faire vivre une nouvelle alliance du libéralisme et du conservatisme. Et ce conservatisme libéral pourrait constituer une idée neuve en Europe et en France.

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