Affaire Benalla: au-delà des passions, des émotions et des arrières-pensées politiques
Il est temps, au lendemain des premières
audition par la Commission des Lois transformée en commission d’enquête de prendre
un peu de recul pour différencier les enjeux en cours.
J’exclus
dès maintenant la question de l’âge du principal acteur des faits (« Aux âmes
bien nés, la valeur n’attend pas le nombre des années ») ou celle
concernant son niveau de diplôme (on n’exige pas de diplôme pour être un élu de
la République).
1.Les
faits rien que les faits : que se passe-t-il le 1er mai 2018 à Paris.
En
marge des manifestations commémoratives de la fête du travail, plusieurs débordements
sont constatés, notamment mené par les blacks blocs. Ces débordements sont craints
place de la Contre-escarpe et rue Mouffetard, quartier touristique et animé de Paris.
L’affaire
débute par une vidéo prise place de la Contre-escarpe à Paris (Vème) où l’on
voit deux hommes, apparemment membres des forces de l’ordre (l’un avec un casque
de la Police Nationale), interpeller physiquement un individu, suspecté de
violences contre les C.R.S. Dans une seconde vidéo diffusée plus tard (mais
chronologiquement tournée quelques secondes avant la première), on peut voir
ces deux mêmes hommes éloigner vigoureusement une femme, rue Mouffetard, de l’individu
nommé plus haut. Une troisième vidéo, vu côté police, nous montre le jeune
couple lancer des projectiles vers les CRS chargés de rétablir l’ordre. Sur cette
dernière vidéo, on voit en premier plan et de dos, les deux hommes, toujours
présumés membres des forces de l’ordre.
A
ce moment de l’histoire, les questions qui doivent se poser sont :
-
L’usage de la force par les deux hommes (que l’on
croit toujours être des policiers) est-il légitime ?
-
Concernant le couple interpellé, quelle est leur
part dans les violences menées à l’encontre des forces de la police nationale ?
2.Les
révélations du journal Le Monde et le déplacement du centre de gravité de l’affaire.
On
apprend que les deux hommes ayant réalisé les interpellations n’appartiennent
pas à la Police Nationale. Il s’agit en fait de M. Alexandre Benalla et M.
Vincent Crase. Ces deux hommes n’appartiennent pas aux forces de Police, mais
sont des proches de l’Elysée invités par la préfecture de Police de Paris en tant
qu’observateur.
Dès
lors l’affaire se déplace et quitte la sphère de la Police Nationale, celle-ci
n’ayant aucun de ses membres mis en cause sur le terrain.
A
cet instant, les questions sont :
-
M. Alexandre Benalla avait-il le droit d’être
présent dans le dispositif ?
o
Si oui, quel service de l’Etat a donné cette
autorisation ? Qui a mis à la disposition de M. Alexandre Benalla un casque
de la Police Nationale ?
o
Si non, comment M. Benalla et M. Crase ont fait
pour s’introduire dans un dispositif de maintien de l’ordre ? Qui sont les
responsables d’une telle carence ? La question sur l’origine du casque « Police
Nationale » reste posée.
-
Le couple, que l’on voit sur les vidéos, passe du
rang d’interpelé suspecté de violences envers détenteurs de la force publique à
victime de violences. Il n’en reste pas moins que le couple doit toujours être
poursuivi pour violences envers les forces de l’ordre.
3.On
apprend ensuite que le palais de l’Elysée, ayant eu connaissance dès le 2 mai
de cette vidéo, a sanctionné M. Alexandre Benalla par quinze jours de mise-à-pied
et d’une rétrogradation à de simples fonctions administratives.
Les
questions complémentaires qui apparaissent :
-
Le cabinet du président de la République, en vertu
de l’article 40 du Code de Procédure pénale, ne devait-il pas saisir le
procureur de la République des faits de violences en bande organisée ?
o
Si oui, pourquoi cela n’a pas été fait ? De
quelle(s) protection(s) a-t-il bénéficié ?
-
Pourquoi Alexandre Benalla n’a-t-il pas été limogé
immédiatement ? D’autant plus que ce limogeage interviendra une fois l’affaire
connue.
4.L’enquête
menée par les journalistes révèle ensuite les avantages dont bénéficiaient M.
Alexandre Benalla :
o
Le Monde a révélé qu'outre un appartement à
Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Alexandre Benalla avait déclaré être
domicilié dans une dépendance de l’Elysée, située quai Branly dans le très
chic 7e arrondissement de Paris.
o
L'Express
va toutefois plus loin lundi : Alexandre Benalla allait entamer des travaux
pour réunir deux appartements "et en faire un duplex, d'une surface de
près de 200 mètres carrés". Un budget de 180.000 euros de travaux était
ainsi prévu. Ces informations ont été démenties par l'Elysée. Alexandre
Benalla "n'a jamais habité sur le site de l'Alma", a indiqué à l'AFP
une porte-parole de l'Elysée. La présidence confirme l'existence d'une
"demande de logement" qui a été "acceptée dans le courant de l'année
2018"; logement que Alexandre Benalla n'a "jamais
occupé". "En novembre 2017 il a été décidé pour le site de
l'Alma d'une rénovation complète de quatre appartements" qui étaient
"en mauvais état", selon la porte-parole qui "dément" la
réunion de deux appartements ainsi que des chiffres "inexacts".
o
Autre révélation, celle du Point qui a appris
qu'Alexandre Benalla avait "été habilité au titre du secret de la défense
nationale, après enquête menée par la Direction générale de la sécurité
intérieure (DGSI)". Une illustration supplémentaire de l'importance qu'il
avait dans le dispositif présidentiel à l'Elysée, notamment pour assurer la
sécurité d'Emmanuel Macron. Le Point, qui a eu confirmation de cette
habilitation délivrée en juin 2017 par la DGSI elle-même, précise que
"l'enquête a été particulièrement poussée [...] dans la mesure où Alexandre
Benalla est d'ascendance étrangère, avec un père originaire du Maghreb".
o
Alexandre Benalla, réserviste de la gendarmerie
depuis 2009, avait intégré en 2017 à l'âge de 26 ans la "réserve
opérationnelle spécialisée", un club assez fermé qui ne compte qu'une
centaine de membres, avec le grade de lieutenant-colonel. Une promotion
express qui a beaucoup irrité au sein de la gendarmerie, alors qu'il faut
habituellement beaucoup plus de temps et de références pour obtenir ce grade.
o
Le port d'arme délivré au chargé de mission de
l'Elysée, qui avait également été révélé la semaine dernière, a fait l'objet
ces dernières heures d'une passe d'armes entre le ministère de l'Intérieur et
la préfecture de police, avec l'audition lundi à l'Assemblée de leur patron
respectif, Gérard Collomb et Michel Delpuech. Le locataire de la place
Beauvau a assuré avoir refusé une demande de port d'arme d'Alexandre
Benalla car "il ne remplissait pas les conditions requises".
Gérard Collomb dit n'avoir appris que mercredi dernier que le collaborateur de
l'Elysée avait finalement eu cette autorisation de la part du préfet de police,
"sans que [son] cabinet n'en ait été avisé". Le préfet, lui,
"assume" avoir accédé à une demande de l'Elysée, précisant ne pas avoir
reçu de "pression". Et a précisé aux députés que le port d'arme lié
aux fonctions d'une personne ne relève pas de la compétence du ministre de
l'Intérieur mais de "compétences préfectorales".
o
Le Monde
indiquait également qu'Alexandre Benalla disposait d'une voiture de
fonction avec chauffeur, ce qui n'est pas rare pour un membre de la
présidence. D'après BFMTV qui
a diffusé une photo, le véhicule était toutefois équipé de "dispositifs
lumineux en principe réservés à l'usage de la police", "derrière le
pare-brise et à l'intérieur de la calandre".
o
L'opposition de droite à l'Assemblée avait réclamé
des explications samedi sur un badge qui permettait à Alexandre Benalla
d'accéder à l'hémicycle depuis juillet 2017. La présidence de l'Assemblée avait
ensuite indiqué que ce badge avait été attribué au chargé de mission "à la
demande du directeur de cabinet du président de la République". Le
règlement actuel prévoit en effet qu'à un "instant T",
"deux membres du cabinet du président de la République [puissent] être
admis" au palais Bourbon, même si le président François de Rugy (LREM) a
annoncé dans la foulée une réforme à venir dans l'attribution de ces
badges. Reste que les responsables d'opposition se demandent toujours au nom de
quoi un collaborateur de l'Elysée assurant la sécurité du chef de l'Etat
voulait avoir accès à l'Assemblée nationale…
Les questions qui doivent
nous interroger sur notre démocratie :
-
Le président de la République était-il en train de
constituer une police parallèle ?
-
M. Benalla dispose-t-il d’informations lui
permettant de faire pression sur le président de la République ou son entourage
proche ?
-
Le président est-il victime d’une machination et si
oui quels en sont les auteurs ?
5.Suites aux auditions du 23 juillet 2018 par la Commission d’enquête parlementaire, deux hauts responsables de la sécurité intérieure, l’un politique M. Collomb, ministre de l’Intérieur, l’autre administratif M. Delpuech, préfet de police, se sont renvoyés la patate chaude.
- Est-il normal que le ministre de l’Intérieur, premier flic de France, ne connaissent pas le collaborateur chargé par le président de la République, de la sécurité de l’Elysée ?
- Est-il normal que le préfet de police, chef du maintien de l’ordre et de la sécurité de la capitale, ignore les personnes prenant place dans un dispositif de maintien de l’ordre ?
Seul, le directeur de l'ordre public, M. Alain Gibelin, a offert des réponses claires et précises. Je crains qu'il ne finisse comme le Général Soubelet.
LIRE EGALEMENT
23 JUILLET 2018 : On connaît l’aversion revendiquée d’Emmanuel Macron pour le «vieux monde» politique et pour les partis traditionnels. Trop de strates inutiles et d’élus usés jusqu’à la corde qui, selon le président élu en mai 2017, empêchent d’installer des ponts entre la droite et la gauche et surtout d’agir vite.
On se souvient aussi de la campagne
présidentielle victorieuse qui a porté à l’Elysée l’ancien conseiller puis
ministre de François Hollande. Une campagne menée par un clan obsédé par le
secret, composé de très jeunes gens résolus à «disrupter» la République pour
transformer la France. Côté pile, une poignée d’énarques, de technocrates et de
jeunes pousses politiques – souvent rodés aux côtés de Dominique Strauss-Kahn –
dévoués à la personne du candidat. Côté face, un commando d’hommes de main
résolus à propulser l’homme Macron, et son épouse, Brigitte, sur le devant de
la scène tout en le protégeant de tout dérapage possible, notamment médiatique.
La « disruption macronienne », on l’a souvent écrit, fut un coup de force, un
putsch politique mené à la hussarde.
C’est cette face cachée de
l’ascension éclair vers le pouvoir du président français qui, soudain, se
retrouve en pleine lumière avec la polémique autour de son garde du corps et
ex-homme de confiance Alexandre Benalla. Parce qu’il doit beaucoup à cet entourage-commando
qui lui ouvrit les portes de l’Elysée, parce qu’il n’a aucune confiance dans
les journalistes et parce qu’il veut pousser au plus vite les réformes sur tous
les fronts, Emmanuel Macron a laissé une partie de ses proches s’arroger trop
de puissance trop vite. Quitte à fermer les yeux sur certains de leurs
comportements ou sur de possibles conflits d’intérêts financiers pourtant
évoqués dans la presse…
Cette fidélité-là est celle du
combattant. Mais elle fait courir deux grands risques dans un pays toujours en
effervescence politique comme la France, où l’opposition de droite et de gauche
reste en embuscade. Le premier risque est de donner l’impression d’un pouvoir
confisqué, autiste, au-dessus des lois et tenté de faire rimer casseurs avec
contestation sociale. Un refrain entonné notamment par La France insoumise et
son leader de la gauche radicale, Jean-Luc Mélenchon.
Le second risque est d’accréditer la
thèse d’un président quadragénaire amoureux de sa propre puissance, incapable
de donner sa confiance et de rassembler en dehors d’un premier cercle
d’affidés.
Dans les deux cas, la face cachée de
cette disruption française interroge. Le mot «barbouze», qui fit florès sous le
général de Gaulle, synonyme de coups bas et de manipulations en tout genre
dictés par l’Elysée, est même réapparu. Un an après le début du quinquennat, la
« génération Macron » se retrouve soudain happée par une réalité éternelle de la
vie politique: la tentation de l’abus de pouvoir.