La majorité a toujours raison... ou presque !
« La
démocratie, c’est deux loups et un agneau votant ce qu’il y aura au dîner. »(1)
Parce que la liberté n’est jamais un acquis, l’auteur de ces quelques pages restées célèbres nous rappelle avec justesse que si les démocraties modernes furent construites afin de promouvoir la liberté des individus citoyens, faut-il encore que ceux-ci ne se replient pas sur la défense de leurs intérêts particuliers et ne s’abstiennent pas de faire vivre cette citoyenneté au sein d’une démocratie à laquelle chacun doit s’efforcer de participer.
La volonté du plus grand
nombre doit-elle être imposée aux minorités ? La décision à la majorité
est-elle une condition essentielle de la démocratie ? La majorité a-t-elle
forcément raison et la minorité tort ? Les décisions prises à la majorité
sont-elles nécessairement légitimes ? Le principe majoritaire n’a-t-il pas
perverti les démocraties occidentales et particulièrement la Vème République ?
Selon le principe libéral fondamentale
selon lequel « chaque
être humain est libre d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations,
à sa situation et à ses capacités » c’est donc la règle d’unanimité qui devrait
s’imposer. Mais celle-ci étant trop rare, Locke en a déduit que seule la
majorité, exprimant le plus grand nombre de consentements, pouvait comprendre une
certaine force morale.
Or nos sociétés démocratiques ont tout misé sur le principe démocratique
qui se doit d’être majoritaire et égal (un homme, une voix). Ces sociétés ont
oublié que ce principe ne pouvait exister que s’il portait en lui-même une dose
de justice (ma liberté individuelle ne tombe pas parce que je suis minoritaire).
Mais un individu n’est pas, par les lois de la nature, l’égal d’un autre, et la
majorité n’est pas intrinsèquement juste. Or, dès lors que le corps social ne
se sent plus reconnu, la force morale du principe majoritaire disparait, et la
ou plutôt les minorités considèrent qu’elles n’ont plus, moralement, à s’y
soumettre.
Quelles sont les solutions envisageables ?
On pourrait réduire, pour des raisons morales, le pouvoir du
peuple (c’est le cas avec la proposition du grand débat où un certain nombre de
sujets seraient moraux : la peine de mort, l’IVG, le mariage pour tous). Mais
est-ce toujours la démocratie ? Faut-il en venir à un pouvoir confié aux
meilleurs, aux plus vertueux ? Cette forme de méritocratie oligarchique,
défendue par Aristote, pose la double difficulté de la définition du meilleur
et de la désignation de celui-ci. Il est aussi à craindre que cette oligarchie
ne finisse en aristocratie héréditaire. Aristote reconnaissait lui-même que,
parfois, les plus nombreux pouvaient néanmoins avoir raison sur cette minorité (ne
serait-ce que par le « bon sens populaire »).
Pour définir la démocratie, j’en
appelle à Chuchill qui lance le 11 novembre 1947
à la Chambre des communes alors que, leader de l'opposition, il reproche au
gouvernement qui s'enfonce dans l'impopularité de chercher à diminuer les droits du Parlement :
« (…) La démocratie n'est pas un lieu où ou obtient
un mandat déterminé sur des promesses, puis où on en fait ce qu'on veut. Nous
estimons qu'il devrait y avoir une relation constante entre les dirigeants et
le peuple. (…) Démocratie, (…)
ne signifie pas "Nous
avons notre majorité, peu importe comment, et nous avons notre bail pour cinq
ans, qu'allons-nous donc en faire ?". Cela n'est pas la démocratie, c'est
seulement du petit baratin partisan, qui ne va pas jusqu'à la masse des
habitants de ce pays. (…)
Personne ne prétend que la
démocratie est parfaite ou omnisciente. En effet, on a pu dire qu'elle était la
pire forme de gouvernement à l'exception de toutes celles qui ont été essayées
au fil du temps ; mais il existe le sentiment, largement
partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon
continue, et que l'opinion publique, exprimée par tous les moyens
constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de
ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres. (...) »(2)
La démocratie reste le meilleur
système (même si la citation de Churchill est plus complexe que ce à quoi elle
est réduite). Mais quelle démocratie ?
En 1819, Benjamin Constant prononce
un discours mémorable : "De la liberté des Anciens comparée à celle des
Modernes". Pour les Anciens, en Grèce comme à Rome, la liberté consistait
à participer à la vie de la cité, en se soumettant à la collectivité. Avec la
Révolution, la liberté est devenue, pour les Modernes, synonyme de liberté
individuelle. Pourtant, dans ce nouveau régime, il ne faudrait pas que
l'individu renonce à son pouvoir. Adepte du libéralisme, Benjamin Constant
prône un système représentatif, mais alerte sur la menace que constituerait la
renonciation politique de l'individu, désormais trop absorbé par ses intérêts
propres : le despotisme. Le
« droit de
la majorité est [alors] le droit du plus fort, il [devient] injuste. »(3).
Parce que la liberté n’est jamais un acquis, l’auteur de ces quelques pages restées célèbres nous rappelle avec justesse que si les démocraties modernes furent construites afin de promouvoir la liberté des individus citoyens, faut-il encore que ceux-ci ne se replient pas sur la défense de leurs intérêts particuliers et ne s’abstiennent pas de faire vivre cette citoyenneté au sein d’une démocratie à laquelle chacun doit s’efforcer de participer.
« [Mesdames], Messieurs, je me propose de vous soumettre quelques
distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les
différences sont restées jusqu'à ce jour inaperçues, ou du moins trop peu
remarquées. L'une est la liberté dont l'exercice était si cher aux peuples
anciens ; l'autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse
aux nations modernes. (…)
Demandez-vous d'abord, [Mesdames], Messieur, ce
que de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis
d'Amérique, entendent par le mot de liberté ?
C'est pour chacun le droit de n'être
soumis qu'aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni
maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de
plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir
son industrie et de l'exercer ; de disposer de sa propriété, d'en abuser
même ; d'aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre
compte de ses motifs ou de ses démarches. C'est pour chacun, le droit de se
réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour
professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour
remplir ses jours et ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations,
à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur
l'administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains
fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que
l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez
maintenant à cette liberté celle des anciens.
Celle-ci consistait à exercer
collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout
entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à
conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à
prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des
magistrats, à les faire comparaître devant tout en peuple, à les mettre en
accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c'était
là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec
cette liberté collective, l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité
de l'ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que
nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les
actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à
l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de
l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion (…).
Puisque nous vivons dans les temps
modernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes ; (…). La
liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La
liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par
conséquent indispensable (…). Ce n'est point la garantie qu'il faut affaiblir,
c'est la jouissance qu'il faut étendre. Ce n'est point à la liberté politique
que je veux renoncer ; c'est la liberté civile que je réclame avec d'autres
formes de liberté politique (…). Que le pouvoir s'y résigne donc ; il nous
faut la liberté, et nous l'aurons ; mais comme la liberté qu'il nous faut
est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre
organisation que celle qui pourrait convenir à la liberté antique (…) ;
dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos
droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la
liberté nous sera précieuse. De là vient, [Mesdames], Messieurs, la nécessité du gouvernement
représentatif. Le système représentatif n'est autre chose qu'une organisation à
l'aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu'elle
ne peut ou ne veut pas faire elle-même (…). De même, les peuples, qui, dans le
but de jouir de la liberté qui leur convient, recourent au système
représentatif, doivent exercer une surveillance active et constante sur leurs
représentants, et se réserver à des époques, qui ne soient pas séparés par de
trop longs intervalles, le droit de les écarter s'ils ont trompé leurs vœux, et
de révoquer les pouvoirs dont ils auraient abusé (…).
Le danger de la liberté moderne,
c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la
poursuite de nos intérêts particuliers nous ne renoncions trop facilement à
notre droit de partage dans le pouvoir politique (…).
Loin donc, [Mesdames], Messieurs,
de renoncer à aucune des deux espèces de libertés dont je vous ai parlé, il
faut, je l'ai démontré, apprendre à les combiner l'une avec l'autre. »(4)
De façon plus large, Benjamin
Constant nous livre la définition du mot Liberté, liberté conditionnée par la
faculté accordée à chacun de peser sur l’administration du Gouvernement et de
conclure que « la liberté individuelle (…),
voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ;
la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux
peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur
liberté individuelle à la liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les
détacher de l’une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravi
l’autre. » (4)
Les décideurs d’aujourd’hui
feraient bien de relire l’ensemble de l’œuvre philosophique des libéraux pour redessiner la démocratie représentative avec une dose de participation directe.
1.Attribué à Benjamin
Franklin; 2.PARLIAMENT BILL HC Deb 11 November 1947 vol 444 cc203-321 -
https://api.parliament.uk/historic-hansard/commons/1947/nov/11/parliament-bill ; 3.Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, Genève, Droz, 1980 [1806], p. 51. ; 4.Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle
des modernes, Fayard/Mille et une
nuits (19 mai 2010) –Extrait – discours
prononcé à l'Athénée royal de Paris en 1819.