Milton Friedman
Le monétarisme de l’école de Chicago
« L’anti-Keynes » :
ainsi a-t-on qualifié Milton Friedman, bien que Keynes ait été contesté dès les
années 1930 par l’école autrichienne.
Mais les
coups portés par Friedman seront d’autant plus mortels qu’ils viennent du
sérail de l’Université de Chicago, où la macro-économie keynésienne était
plutôt à la mode dans les années 1940. D’ailleurs Friedman, au moins dans un
premier temps, garde le même cadre d’analyse que celui de la « Théorie
Générale » : équilibre macro-économique, rôle moteur de la demande.
Mais Friedman va relever deux erreurs graves dans la construction de
Keynes : d’une part l’idée que la consommation augmente moins vite que le
revenu, ce qui conduirait à la réduction des débouchés, donc de l’emploi,
d’autre part l’effet positif d’une injection de monnaie sur le volume des
affaires. Avec de nombreuses études statistiques à l’appui, Friedman démontre
que l’expansion monétaire n’entraîne que l’inflation et, pire encore, le
chômage. Dès lors, la politique à suivre est simple : assurer la stabilité
monétaire jusqu’à ce que la monnaie soit « neutre », c'est-à-dire
n’ait aucune influence sur le volume de la production. « Rien n’est moins
important que la monnaie…quand elle est bien gérée ». Cette politique dite
« monétarisme » triomphera à partir de la fin des années 1970 :
l’inflation disparaîtra et le chômage diminuera sans cesse.
Les élèves
de Friedman (Chicago Boys) persuaderont les dirigeants de nombreux pays,
notamment en Amérique Latine et dans la zone Pacifique, d’adopter la rigueur
monétaire comme base d’une saine croissance économique.
Le néo-quantitativisme et la « règle d’or »
Mais
qu’est-ce que « bien gérer » la monnaie ? Ici comme ailleurs
l’offre doit s’ajuster à la demande. Or cette demande obéit à une loi
simple : quand le revenu augmente, les gens « consomment »
proportionnellement plus de monnaie. Explication : l’argent n’est pas plus
tôt entré dans les poches des pauvres qu’il en ressort, tandis que les riches
ont les moyens de différer certains achats dans le temps, de sorte qu’ils
gardent plus de liquidités par devers eux. Voilà qui amène à définir une règle
d’or : la quantité de monnaie créée par le système bancaire doit croître à
un taux régulier, légèrement supérieur au taux de croissance du revenu pour
tenir compte de ce phénomène de « baisse de circulation de la vitesse de
la monnaie ».
Dès lors le
vrai problème devient politique. Les gouvernants se croient investis de la
mission de soutenir la croissance alors que ce sont leurs dépenses et leurs
déficits qui affaiblissent l’activité économique. Ayant besoin de plus
d’argent, ils poussent la banque centrale à émettre plus de monnaie qu’il n’en
faudrait normalement. Il faut donc protéger les banques en constitutionnalisant
la règle d’or : interdiction d’émettre de la monnaie de façon
« discrétionnaire », et obligation d’accroître la masse monétaire de
façon automatique. Ce point opposera un temps Friedman à Hayek, qui pensait que
la barrière constitutionnelle serait enfoncée à la première crise venue.
Le néo-libéralisme et la réduction de l’Etat
Friedman
juge très sévèrement l’économie dirigée. Dans « Capitalisme et
Liberté » il dénonce les menaces que l’Etat Providence fait peser sur les
libertés, alors que le capitalisme respecte le libre choix personnel et les
libertés publiques. Friedman va donc multiplier les propositions pour faire
reculer l’Etat Providence, tout en prêtant attention à ceux qui sont dans le
besoin. La liberté économique est source de progrès social. Par exemple, il
recommande l’usage des « vouchers », bons destinés à donner aux
familles pauvres les moyens d’envoyer leurs enfants dans les écoles de leur
choix, ou d’habiter un logement décent. Son succès politique (avec Reagan) et
médiatique (son émission hebdomadaire « la liberté du choix » sera
vue par des dizaines de millions de téléspectateurs) s’explique par le
caractère très concret de ses recommandations : Friedman est partisan de
l’économie « positive », pour lui la bonne théorie est celle qui
donne les meilleurs résultats.
Pourquoi la liberté économique est-elle une condition indispensable à la liberté politique ?
Pourquoi le système du chèque-éducation profiterait-il avant tout aux pauvres ?
Économie
Friedman est
principalement connu pour ses travaux concernant la monnaie : la théorie
quantitative de la monnaie, qui explique les mouvements des prix par la
variation de la masse monétaire et le monétarisme. La théorie quantitative de
la monnaie n'est pas une création ex nihilo de Friedman ; elle tire
ses racines des travaux de l'école de Salamanque, de Jean Bodin, de William
Petty puis d'Irving Fisher, mais c'est Friedman qui est responsable de sa
reformulation moderne. Il la développa en particulier dès 1956 dans un article
intitulé The quantity theory, a restatement. Elle s'exprime par
l'équation M * V = P * Q.
Cette équation de base
de la théorie quantitativiste pose l'équivalence entre la production d'une
économie pendant une période donnée (Q) corrigée par l'évolution des
prix (P), et la quantité de d'argent qui a été échangée dans l'économie
dans la période représentée par la quantité de monnaie en circulation (M)
factorisée par sa vitesse de circulation (V).
Il vérifia
empiriquement ces résultats en 1963 dans son Histoire monétaire des
États-Unis (avec Anna Schwartz) ou dans The Counter-Revolution in
Monetary Theory en 1970. Il observa ainsi dans le premier que, au cours des
18 cycles économiques étudiés, les creux ou les pics de l'activité économique
furent précédés de creux ou de pics de la masse monétaire. Il était
particulièrement critique vis-à-vis la politique menée lors de la Grande
Dépression des années 1930, au sujet de laquelle il écrivit :
« La Fed est largement responsable de [l'ampleur de la
crise de 1929]. Au lieu d'user de son pouvoir pour compenser la crise, elle
réduisit d'un tiers la masse monétaire entre 1929 et 1933… Loin d'être un échec
du système de libre entreprise, la crise a été un échec tragique de l'État. » — Milton Friedman, Two lucky people :
Memoirs
De ces travaux sur
l'équation de la théorie quantitative de la monnaie, il tira l'idée selon
laquelle l'inflation est d'origine monétaire. Il déclara à propos du lien entre
inflation et monnaie :
« L’inflation est toujours et partout un phénomène
monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une
augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production. » — Milton Friedman, The Counter-Revolution in
Monetary Theory
En conséquence, il
défendit une politique monétaire basée sur l'offre de monnaie : il fut le
principal avocat du monétarisme, une école de pensée économique qui, sur la
base de la théorie quantitative de la monnaie, considère que l'inflation doit
être contrôlée par le volume des émissions de monnaie de la banque centrale.
Cette approche monétariste de la conjoncture met l'accent sur l'ajustement
monétaire global à partir de données agrégées d'activité et de prix, dont elle
cherche à tirer une estimation de la demande de monnaie. Il défendait donc une
réduction du rôle du gouvernement dans le domaine économique et l'indépendance
des banquiers centraux. Milton Friedman affirme également que les interventions
discrétionnaires d'une banque centrale ne peuvent qu'ajouter à l'incertitude
sur la demande ; il a donc, tout en admettant qu'on pourrait fermer les
banques centrales, prôné une politique monétaire dont tout le monde pourrait
raisonnablement prévoir les effets, par exemple la hausse régulière d'un
indicateur de masse monétaire jugé représentatif. Pour résumer sa pensée envers
les banques centrales, il déclara :
« La monnaie est une chose trop importante pour la
laisser aux banquiers centraux. » — Milton Friedman
Il défendit également
le retrait du gouvernement du marché des changes et promut les taux de change
flottants. Il écrivit en particulier en 1953 un article, The Case for
Flexible Exchange Rates, qui théorisait des idées qu'il exprimait depuis
plusieurs années. Il y justifie le recours aux changes flottants par
l'ajustement que ce système permet entre les devises des pays inflationnistes
et des pays non inflationnistes.
Ses théories concernant
les anticipations adaptatives furent cependant assez rapidement dépassées par
la théorie des anticipations rationnelles, développée par un autre économiste
de Chicago, Robert E. Lucas. Les économistes de la nouvelle macroéconomie
classique se sont opposés à Friedman en défendant des hypothèses
comportementales sensiblement différentes : Friedman et les monétaristes
classiques supposaient des anticipations adaptatives, i.e. les agents
s'adaptent en fonction de la situation présente et peuvent être trompés par une
politique économique qui sera alors efficace à court terme mais néfaste à long
terme quand les agents se rendront compte de leurs erreurs. Pour les nouveaux
classiques, les anticipations sont rationnelles. Les agents raisonnent en
termes réels et ne peuvent être leurrés par une politique monétaire
expansionniste, qui sera donc inefficace à court terme comme à long terme.
Friedman a aussi mené
des travaux sur la fonction de consommation, qu'il considérait comme ses
meilleurs travaux scientifiques. Alors que le keynésianisme dominait, il remit
en cause la forme adoptée pour la fonction de consommation et en souligna les
imperfections. À la place, il formula en particulier l'hypothèse de revenu
permanent, qui postule que les choix de consommation sont guidés non par les
revenus actuels mais par les anticipations que les consommateurs ont de leurs
revenus. Ces anticipations étant plus stables, elles ont tendance à lisser la
consommation, même quand le revenu disponible baisse ou augmente. Ces travaux
furent particulièrement remarqués car ils remettaient en cause la validité des politiques
conjoncturelles de relance de la demande et le multiplicateur keynésien.
Il a également
contribué à la remise en cause de la Courbe de Phillips et mit au point avec Edmund
S. Phelps le concept de taux de chômage naturel. Ces travaux furent publiés en
1968 dans Inflation et systèmes monétaires. Ils s'opposent au taux de
chômage sans accélération de l'inflation des keynésiens. Il considère en
essence qu'il existe un taux de chômage naturel, lié aux imperfections du
marché du travail comme l'intervention étatique qui bouleverse la libre
fixation des salaires. Etant de nature structurelle, ce taux de chômage ne peut
être réduit par des politiques conjoncturelles et l'injection de liquidités
débouche fatalement sur l'inflation selon Friedman.
Dans son ouvrage Essays
in Positive Economics, il a présenté le cadre épistémologique de ses
futures recherches et, plus globalement, de l'école de Chicago :
l'économie comme science doit être détachée des questions sur ce qui devrait
être et se concentrer sur ce qui est, indépendamment de jugements moraux. Il
préconise donc l'économie positive à la place de l'économie normative. De même,
une politique économique doit être jugée non sur ses intentions mais sur ses
résultats. Il déclara ainsi en 1975 :
« L'une des plus grandes erreurs possibles est de juger
une politique ou des programmes sur leurs intentions et non sur leurs résultats » — Milton Friedman, Entretien avec Richard
Heffner
Statistiques
Pendant la Seconde
Guerre mondiale, Milton Friedman travaille sur des sujets de statistiques,
travaux qui, selon The New Palgrave, font encore référence aujourd'hui.
En particulier, il travailla sur les arrangements et les problèmes de rang en
théorie des ensembles. Il posa également les prémices de l'échantillonnage
séquentiel (Test de Friedman) et développa enfin les méthodes non paramétriques
pour l'analyse de la variance.
Promoteur
du libéralisme
Milton Friedman est
généralement considéré comme un grand défenseur du libéralisme ; il se
définissait comme « un Républicain avec un grand R
et un libertarien avec un petit l ». Il s'engagea fortement
dans le débat public en organisant en particulier des conférences nombreuses ou
en participant à des émissions télévisées au cours desquelles il présenta ses
convictions en faveur d'une économie libre et du capitalisme. Dans un entretien
télévisé en 1979, il déclara par exemple :
« L'histoire est sans appel : il n'y a à ce jour
aucun moyen [..] pour améliorer la situation de l'homme de la rue qui arrive à
la cheville des activités productives libérées par un système de libre
entreprise » — Milton Friedman, Entretien avec Phil Donahue
Il place le début de
son engagement dans le débat public en faveur du libéralisme en 1947, lorsqu'il
participe en avril à la réunion fondatrice de la Société du Mont-Pèlerin,
réunie à l'initiative de Friedrich Hayek. Friedman fut de 1970 à 1972 le
président de cette association internationale des intellectuels libéraux.
Son ouvrage le plus
important fut probablement Capitalisme et liberté, édité en 1962 aux États-Unis.
C'est principalement le résultat de conférences données en juin 1956 au Wabash
College à l'invitation du William Volker Fund, disparu depuis. Il fut
traduit dans 18 langues. S'adressant à un vaste public et non aux seuls
économistes, il y défend le capitalisme comme unique moyen de construire une
société libre. Il se place sur le terrain de la justification philosophique
mais également pratique d'une économie libérale. Le livre est considéré par la National
Review comme le dixième ouvrage de Non fiction le plus important du XXe siècle.
Cet ouvrage fut suivi
d'un autre ouvrage majeur, Free to Choose, traduit en français par La
liberté du choix et écrit avec sa femme Rose en 1980. Ce livre exercera une
grande influence (Cf. infra), comme la série éponyme de 10 émissions télévisées
qui furent diffusés à partir de janvier 1980 sur la chaîne PBS et sur
lesquelles était basé le livre. Ces émissions développaient les idées de Milton
Friedman sur un certain nombre de sujets et les popularisèrent auprès du grand
public. Cinq émissions remaniées suivirent en 1990.
En 1996, il établit
avec Rose la Fondation Milton & Rose Friedman pour défendre le libre
choix de l'éducation pour les parents (Schooling choice). En
particulier, la fondation promeut l'utilisation du chèque éducation.
À travers cet
engagement dans le débat public, il joua une part importante dans la
réactivation des idées libérales, dans un contexte où les économies
keynésiennes triomphaient.
« Dans une période où le marxisme et l'interventionnisme
étatique dominaient les esprits, Friedman a joué, à contre-courant, un rôle
absolument irremplaçable » — Pascal Salin, ancien président de la Société du
Mont-Pèlerin
Critique libertarienne
Même si Milton Friedman
partage les mêmes idées que les libertariens (voir par exemple sa critique du salaire
minimum ou de la guerre contre la drogue), il ne peut être rattaché à l'Ecole
autrichienne d'économie, en raison de son point de vue inflationniste et
étatiste sur les questions monétaires, opposé à l'étalon-or ou aux monnaies
privées.
Les libertariens (par
exemple Martin Masse) et les économistes autrichiens (par exemple Antal E.
Fekete) reprochent aux monétaristes d'être, de fait, de collusion avec les
keynésiens :
« À première vue, le monétarisme se présente comme une
théorie qui critique l'action étatique — les banques centrales étant des
monopoles sur la création et la gestion de la monnaie établis par les
gouvernements — et qui défend le libre marché. Paradoxalement, cette
explication fait toutefois de Friedman un allié de Keynes sur le plan de la
politique monétaire, le deuxième volet des plans de relance. Quoique leurs évaluations
des dangers de l'inflation divergent considérablement, keynésiens et
monétaristes s'entendent en effet sur un point crucial : la banque
centrale doit, selon le jargon financier, « injecter
des liquidités » dans l'économie en période de crise. C'est-à-dire
qu'elle doit créer artificiellement de la monnaie de façon à soutenir
l'activité économique, à protéger les banques de la faillite et à éviter qu'un
réajustement temporaire se transforme en récession ou en dépression prolongée.
[…] On ne peut pas, comme le préconise Friedman, régler le problème en ayant
recours à ce qui l'a causé en premier lieu. » — Martin Masse
Il semble que pour
Friedman l'emploi généralisé depuis le XXe siècle de monnaies
purement fiduciaires et l'emprise de l’État sur la société rende impossible le
retour à l'étalon-or et la mise en œuvre de politiques non-inflationnistes.
Fixer un taux d'augmentation de la quantité de monnaie de 3 à 5% par année
plutôt que de laisser ce pouvoir discrétionnaire aux bureaucrates semble donc
pour lui un moindre mal.
De la même façon,
Friedman préconise l'allocation universelle comme un moindre mal comparée à toutes
les aides sociales actuelles de l'Etat-providence. C'est cette recherche du
"moindre mal" que critiquent les libertariens, car ils voient cela
comme une concession trop importante aux idées collectivistes, d'autant plus
que les antilibéraux n'hésitent pas à se prévaloir de ces propositions au
prétexte que "même des libéraux comme Friedman les approuvent".
D'autres points de
désaccord avec les libertariens peuvent être les suivants ; pour Friedman
et pour l'École de Chicago :
- l’État
a toute légitimité pour assurer les fonctions régaliennes ;
- l'État
a toute légitimité pour assurer la production des biens publics ;
- l'État
a toute légitimité pour contrôler les externalités négatives (telles que la pollution).
Source: Wikibéral
Source: Wikibéral
Capitalisme et liberté
Et si l'on retournait aux sources de l'économie classique pour trouver des réponses à la situation économique actuelle ? Paru pour la première fois en 1962, Capitalisme et liberté est l'un des ouvrages clés de la pensée économique. Milton Friedman, père du courant monétariste et fondateur de l'école de Chicago, y défend la liberté économique comme condition nécessaire à toute liberté politique et développe sa propre vision du libéralisme. Son analyse profonde, présentée sans jargon et accessible à tous, est encore et toujours d'actualité.