Sir Roger Scruton
Les Français
connaissent peu Roger Scruton qui, pourtant, est une des hautes figures de la
vie intellectuelle outre-Manche. Le philosophe britannique est un penseur
majeur du conservatisme, en plein renouveau intellectuel, au Royaume-Uni comme
en France. Il a été de toutes les batailles idéologiques de son époque. Ses
livres, traduits en français sont riches, nourrissants, stimulant comme les
plus captivantes des conversations. Découvrez la finesse et la profondeur d'une
pensée et n’ayez plus peur d’être Conservateur !
Sir Roger Scruton est un philosophe anglais, né
le 27 février 1944 à Buslingthorpe. Il est le fils de John « Jack »
Scruton et de Beryl Claris (née Haynes). Avec ses deux sœurs, Roger grandit à
Marlow et à High Wycombe (Buckinghamshire).
Entre 1954 et 1961, Roger fréquente la Royal
Grammar School de High Wycombe. Il y gagne une bourse de mérite pour poursuivre
ses études à l’Université de Cambridge en sciences naturelles. Il se plonge
alors dans la musique, l’art, la littérature. Franz Kafka, Rainer Maria Rilke
et T. S. Eliot entre autres l’influencent dès son adolescence. Il décide alors de
devenir écrivain. Il entre à l’université en 1962. Il y étudie les sciences
morales (la philosophie) au Jesus College (Cambridge). Son modèle est alors
Jean-Paul Sartre. De Sartre, il apprend que la vie intellectuelle ne doit pas
être confinée à l’université, mais que ses manifestations les plus importantes
résident dans l’art, la littérature et la musique où la société acquiert une
conscience d’elle-même. Roger, dont les études de philosophie à Cambridge sont
marquées par une distance vis-à-vis de la politique, cesse de suivre Sartre
lorsque celui-ci affirme que la finalité de la vie intellectuelle est
l’engagement politique. Il reçoit son Bachelor of Arts en 1965 et son Master of
Arts en 1967.
En 1969, il entre comme chercheur (Research
Fellow) à Peterhouse qu’il quitte en 1971 pour entrer au Birkbeck College à
Londres où il enseigne la philosophie de l’esthétique jusqu’en 1992, d’abord en
qualité de Lecturer (maître de conférences), puis de Reader, puis
de professeur.
Il épouse Danielle Laffitte en 1973 ; le
couple divorce en 1979.
Roger Scruton admirait la façon dont la
philosophie était enseignée à Cambridge, à savoir comme prélude aux sciences
dures, dans la tradition de la philosophie analytique. Il souhaitait néanmoins
réconcilier cette façon d’envisager la philosophie avec un mode de vie
artistique. C’est afin de poursuivre cette quête que Scruton part un an en
France où il enseigne au Collège universitaire de Pau. Il passe ensuite
quelques mois en Italie où il écrit un premier roman qui ne sera jamais publié.
Il revient ensuite en Angleterre et prépare un Doctorat qu'il obtient en 1972
de l’université de Cambridge pour une thèse sur l’esthétique sur laquelle
s’appuie son premier livre, Art and Imagination publié en 1974. Il y démontre
que « ce qui distingue l’intérêt esthétique d’autres intérêts est qu’il
renvoie à l’appréciation d’une chose pour elle-même ». Puis, Scruton publie
plusieurs livres sur l’esthétique, notamment The Aesthetics of Architecture
(1979), The Aesthetic Understanding (1983, avec une nouvelle édition en
1997), The Aesthetics of Music (1997), et Beauty (2010).
En 1974, il devient également un des quatre
membres du comité de direction du Conservative Philosophy Group fondé cette
année-là par le député conservateur Hugh Fraser pour développer les bases
intellectuelles du conservatisme. Il étudie le droit aux Inns of Court entre
1974 et 1976 et est admis au barreau en 1978. Il n’exercera cependant jamais.
Dans The Meaning of Conservatism (1980),
il appelle les conservateurs à se préoccuper non seulement de l’économie mais
aussi et avant tout de questions morales. Scruton est alors diabolisé par ses
collègues de Birkbeck pour ses positions politiques.
Il publie alors The Politics of Culture and
Other Essays (1981), puis une histoire et un dictionnaire de philosophie en
1982, des ouvrages didactiques sur Kant et Spinoza (1983 et 1987), Thinkers
of the New Left en 1985 qui est un recueil d’essais critiques concernant 14
intellectuels éminents, et Sexual Desire : a Moral Philosophy of the Erotic
(en 1986).
L’influence du concept de Lebenswelt d’Edmund
Husserl prend alors toute son importance dans le parcours de Scruton qui
assiste dans les années 1980 à sa destruction dans l’Europe de l’Est sous
contrôle soviétique. Il prend alors connaissance des tentatives de certains
intellectuels dissidents (parmi lesquels le disciple de Husserl Jan Patočka) de
restaurer ce Lebenswelt. Il devient vite persuadé que c’est le devoir
des philosophes de sauver les idées à travers lesquelles l’homme perçoit le
monde et s’y adapte. Son expérience à Paris en mai 1968 l’avait convaincu que
la politique révolutionnaire mène inévitablement au nihilisme et à un monde
fragmenté par le doute et le ressentiment.
Roger Scruton a été profondément marqué par la
première phrase des Mémoires de guerre du Général de Gaulle :
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France ».
Cette idée et le Lebenswelt d’Husserl ont façonné le home que
Scruton érige en concept. Il partage l’idée de la France que se faisait le
général de Gaulle, et défend à son tour une certaine idée de l’Angleterre. Loin
d’une définition particulariste de son identité, Roger Scruton se définit
respectivement comme « intellectuel français, Anglais de naissance,
romantique allemand, Virginien fidèle, patriote tchèque, et, comme Sylvia
Plath, peut-être un peu juif aussi (voir le chapitre « How I discovered my
name » dans Gentle Regrets) ».
Entre 1979 et 1989, Scruton soutient activement
les dissidents du bloc de l’Est et notamment de Tchécoslovaquie alors sous
contrôle du parti communiste. Il contribue à créer des liens entre des
universitaires dissidents tchèques et leurs homologues d’Europe de l’Ouest.
Dans le cadre de la Jan Hus Educational Foundation, lui et d’autres
universitaires se rendent à Prague et Brno pour soutenir un réseau
universitaire clandestin créé par le dissident tchèque Julius Tomin ; ils
aident à faire entrer des livres sous le manteau et à organiser des
conférences. Ils parviennent à offrir à des étudiants de suivre à distance un
diplôme de Cambridge en théologie (la faculté de théologie ayant été choisie
parce que c’était la seule à répondre à la demande d’aide). Selon Scruton, les
programmes d’étude étaient structurés, des traductions de livres circulaient sous
forme de samizdat, et les étudiants passaient leurs examens dans des caves sur
des copies infiltrées dans des valises diplomatiques. Roger Scruton est arrêté
et détenu en 1985 à Brno avant d’être expulsé du pays et mis à l’Index des
Personnes Indésirables de Tchécoslovaquie. Pour son travail de soutien aux
dissidents, Scruton reçoit de la ville de Plzeň en 1993 le Prix du Premier Juin, et en
1998, le Président Václav Havel lui remet la Médaille du Mérite (Première
Classe). Peter Hitchens écrit en 2009 son admiration pour Roger Scruton et
d’autres qui ont œuvré dans la lutte contre le communisme. En 1994, Roger
Kimball avait écrit qu'« à la fin des années 1980, Scruton avait travaillé
de manière courageuse et efficace pour aider les mouvements sur place à mettre
fin à la tyrannie communiste en Pologne et en Tchécoslovaquie ». Scruton
est très critique envers certains commentateurs et certaines personnalités du
monde occidental – et en particulier Eric Hobsbawm – qui « ont fait le
choix d’innocenter les anciens régimes communistes de leurs crimes et atrocités ».
En 1982, Roger Scruton devient membre fondateur
de la Salisbury Review, revue défendant le conservatisme traditionnel
par opposition au Thatchérisme (il dirige la revue pendant 18 ans jusqu’en 2001
et siège toujours au comité de rédaction). Cette revue est créée par un groupe
de Parti Tory connu sous le nom de Salisbury Group, avec le soutien de la Peterhouse
Right, cercle de conservateurs associés au Peterhouse College de l’Université
de Cambridge qui compte parmi ses membres Maurice Cowling, David Watkin et le
mathématicien Adrian Mathias. En
2002, il écrit que cette activité éditoriale a mis un terme à sa carrière
universitaire au Royaume-Uni. La revue essayait en effet de fournir une base
intellectuelle au conservatisme, et était très critique vis-à-vis de certaines
des préoccupations majeures de l’époque, à savoir le mouvement pour la paix, la
Campagne pour le Désarmement Nucléaire, l’égalitarisme, le féminisme, l’aide
aux pays du tiers monde, le multiculturalisme et le modernisme. « Enfin,
il était possible d’être conservateur et aussi d’être à gauche de quelque
chose », écrit Scruton, et « cela valait la peine de sacrifier ses
chances de devenir membre de la British Academy, vice-chancelier ou professeur
émérite pour pouvoir dire la vérité ». Il est néanmoins nommé membre de la
British Academy en 2008.
En 1990, Roger Scruton part travailler pendant
un an pour la Jan Hus Educational Foundation en Tchécoslovaquie, puis enseigne
la philosophie à mi-temps de 1992 à 1995 à l’Université de Boston, tout en
continuant d’habiter au Royaume-Uni. Il revient définitivement, s’installe à la
campagne et se découvre une passion pour la chasse à courre. C’est dans ce
cadre qu’il rencontre Sophie Jeffreys, historienne de l’architecture, qu’il
épouse en 1996. Ils ont deux enfants, et vivent actuellement dans une ferme du
Wiltshire (ouest de l’Angleterre). Entre 2001 et 2009, Scruton tient une
rubrique sur le vin au journal New Statesman, écrit des articles pour la
revue World of fine wine et contribue à l’ouvrage Questions of
Taste : The Philosophy of Wine (2007) par un chapitre intitulé
« The Philosophy of Wine ». Son ouvrage I Drink Therefore I am: A
Philosopher’s Guide to Wine (2009) reprend certains articles publiés dans The
New Stateman.
Roger Scruton a occupé plusieurs postes
universitaires dans les années 2000 : entre 2005 et 2009, il est chercheur
à l'Institute for the Psychological Sciences à Arlington en Virginie aux
États-Unis. Depuis 2009, il est professeur invité à l’American Enterprise
Institute de Washington D. C. où il effectue des travaux de recherche sur
l’impact culturel de la neuroscience. En janvier 2010, il est sollicité comme
professeur invité (non-rémunéré) à l’Université d'Oxford afin d’enseigner
l’esthétique à des étudiants de 3e cycle. En 2011, il accepte
aussi un poste à quart-temps de professeur invité en philosophie morale à l’Université
de St Andrews en Écosse. Il est également chercheur (non-rémunéré) à l’Université
de Buckingham. En 2010, c’est lui qui prononce à St Andrews la série de
conférences Gifford Lectures sur le sujet suivant : « The Face of
God » (« Le Visage de Dieu »). En 2000, Anthony Grayling,
philosophe et professeur à Birkbeck, décrit Scruton comme « un merveilleux
professeur de philosophie. Ses ouvrages didactiques écrits pour les étudiants
et le grand public sont clairs, honnêtes et précis. C’est en partie grâce à la
présence de Roger Scruton que le département de philosophie de Birkbeck est un
des meilleurs du pays ».
En juillet 2008, un colloque international de
deux jours se tient sur l’esthétique de Scruton à l’Université de Durham.
L’objet de ce colloque qui attire des participants du monde entier est
d’analyser et d’évaluer l’impact de Scruton dans le domaine de l’esthétique. À
la suite de cet événement, en juin 2012 est publié un recueil d’études sur la
portée de l’esthétique de Scruton. Dans le cadre d’un débat organisé en mars
2009 par Intelligence Squared à la Royal Geographical Society de Londres,
Scruton (avec l’historien David Starkey) soumet la proposition suivante à
discussion : « La Grande-Bretagne est devenue indifférente à la
beauté » en tenant côte à côte une représentation de la Naissance de
Vénus de Botticelli et une photo du mannequin anglais Kate Moss pour
montrer que la perception de la beauté en Grande-Bretagne est retombée
« au niveau de nos appétits et de nos instincts les plus primaires ».
Quelques mois plus tard, en novembre 2009,
Scruton écrit et présente pour la chaîne de télévision britannique BBC Two un
documentaire intitulé Why Beauty Matters (« Pourquoi la beauté
compte ») où il défend que la beauté devrait recouvrer la place qu’elle a
toujours eue dans l’art, l’architecture et la musique. Dans un article paru
dans The American Spectator juste après la diffusion de ce documentaire,
Scruton dit avoir reçu dès le lendemain une avalanche de courriels qui, à une
seule exception près, le remerciaient.
Le documentaire Why Beauty Matters se termine
sur le mot home (la maison, le foyer, l’environnement immédiat) qui
introduit non seulement l’esthétique mais aussi plus largement la culture dans
l’aménagement de son habitat naturel. Dans ses ouvrages sur la culture (The
Politics of Culture and Other Essays, 1981 ; An Intelligent Person's
Guide to Modern Culture, 1998, nouvelle éd. 2000 ; Culture Counts :
Faith and Feeling in a World Besieged, 2007), Scruton défend et actualise
une tradition anglaise. À la suite de Matthew Arnold, cette pensée associe une
conception classique de la culture comme éducation à la beauté à une conception
romantique de la culture comme esprit d’un peuple. Scruton emprunte également à
l’anthropologie pour mettre en évidence le rôle de la religion, entendue comme
sens du sacré et comme religiosité, dans la formation et la transmission d’une
culture, et le rôle de la culture et de la religion dans la préservation du
vivre-ensemble, en réaction à la définition abstraite de la religion et
universaliste de la culture apportée par les philosophes des Lumières. Les Notes
Towards the Definition of Culture mais surtout les Four Quartets de T.
S. Eliot influencent de manière décisive la pensée de Roger Scruton sur la
culture.
S'il appartient à une tradition anglaise de
pensée de la culture, Roger Scruton n'en cherche pas moins à l'actualiser, la
rendre intelligible pour ses contemporains. Tous ses travaux semblent converger
vers une direction : la formulation d’une réaction au monde moderne qui
tente d’en établir le sens (making sense). Comme Sartre, Scruton montre
que le sens se révèle dans les apparences, et explore les invitations à être,
agir, sentir qui nous sont envoyées par les apparences du monde. Sa philosophie
s’emploie à montrer comment le sens réside dans la science, comment il apparaît
dans l’art, la culture, la philosophie. Il y a des modes d’apparence qui
échappent néanmoins aux esprits éduqués, tels que la musique.
La musique a occupé une place centrale dans la
pensée de Scruton qui a consacré deux ouvrages philosophiques sur la question (The
Aesthetics of Music en 1997 et Understanding Music en 2009) et
composé des pièces pour piano, des chansons et des opéras. Il a en effet écrit
trois livrets d’opéra, dont deux qu'il a mis en musique. Le premier, un opéra
de chambre en un acte et qui a pour titre The Minister, a fait l’objet
de plusieurs représentations. Le second, un opéra en deux actes appelé Violet
a été porté à la scène deux fois à la Guildhall School of Music and Drama de
Londres en décembre 2005. Il est basé sur la vie de la claveciniste britannique
Violet Gordon-Woodhouse.
Scruton est devenu conservateur lors des
émeutes étudiantes de mai 1968 en France. Celui-ci se souvient : « Je me rendais compte soudain
que j’étais de l’autre côté. Ce que je voyais, c’était une foule incontrôlable
de voyous complaisants de la classe moyenne. Quand je demandais à mes amis ce
qu’ils voulaient, ce qu’ils essayaient d’obtenir, tout ce que je recevais comme
réponse était un charabia ridicule, délibérément obscur et alambiqué, typique
du marxisme. J’en étais dégoûté, et en suis venu à penser qu’il devait y avoir
un moyen de revenir à la défense de la civilisation occidentale contre ces
assauts. C’est à ce moment que je suis devenu conservateur. Je savais que je
voulais conserver les choses plutôt que de les détruire ».
À cette époque, il lit des textes de Sartre (La
Critique de la raison dialectique et Situations) qui n’exercent pas
sur lui l’attraction des écrits de jeunesse ; de Michel Foucault (Les
Mots et les choses) ; et de successeurs de Karl Marx et de Sigmund
Freud tels que Louis Althusser, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Jacques Lacan.
Il se rend compte alors que la ferveur avec laquelle les manifestants
détruisent les structures en place n’a d’égale que l’imprécision de leurs
intentions : qu’est-il proposé en effet pour remplacer ce monde à
détruire ? Telle est la question que se pose Scruton qui n’a cessé depuis
de suivre avec passion l’évolution de la vie intellectuelle française.
The Meaning of Conservatism (1980) — qui était
selon lui « une défense assez hégélienne des valeurs Tory face à leur
trahison par les tenants du marché-libre » — est le livre qui, selon lui,
a gâché sa carrière universitaire. Il écrit dans Gentle Regrets (2005)
qu’il a trouvé plusieurs des arguments formulés par Edmund Burke dans ses Réflexions
sur la Révolution de France (1790) convaincants. Même si Burke écrivait sur
la révolution et non pas sur le socialisme, Scruton est persuadé que, les
promesses utopiques du socialisme, selon ses propres mots, reposent sur une
vision abstraite de l’esprit qui n’a que peu de rapports avec la manière de
penser de la plupart des gens. Burke l’a aussi convaincu du fait que l’histoire
ne suit pas une direction, qu’il n’y a pas de progrès moral ou spirituel ;
que les hommes pensent collectivement et n’ont de but commun qu’en temps de
crise ou de guerre, et que la tentative d’organiser la société de cette manière
nécessite de trouver un ennemi réel ou imaginaire. D’où, écrit Scruton, le ton
strident de la littérature socialiste. Il continue de montrer, à la suite de
Burke, que la société est maintenue dans son intégrité par l’autorité et l’état
de droit dans le sens du droit à l’obéissance, et non par des droits imaginés
des citoyens. L’obéissance, écrit-il, est « la vertu première des êtres
politiques, la disposition qui fait qu’il est possible de les gouverner, et
sans laquelle les sociétés se désintégreraient dans ‘la poussière et la poudre
de l’individualité’ ». La liberté véritable, montre Scruton, n’entre pas
en conflit avec l’obéissance, mais en est le versant complémentaire. Il a aussi
été convaincu par les arguments de Burke concernant le contrat social, un
contrat social qui devrait être élargi pour prendre en compte les morts et ceux
à naître. Oublier cela, écrit-il – se débarrasser des coutumes et des
institutions –, c’est « placer les membres vivants d’une société en
position de domination dictatoriale sur ceux qui les ont précédés et qui leur
succéderont ».
Scruton montre que les croyances qui
apparaissent comme des exemples de préjugé peuvent être utiles et
importantes : « nos croyances les plus nécessaires peuvent être à la
fois injustifiées et injustifiables, de notre point de vue, et la tentative de
les justifier ne pourrait que mener à leur perte ». Un préjugé en faveur
de la pudeur chez les femmes et de la galanterie chez les hommes, pourrait
stabiliser les relations sexuelles et améliorer l’éducation des enfants, même
si ces effets ne fournissent pas une justification a priori du préjugé. Il
serait aisé alors de montrer que le préjugé est irrationnel, mais qu’on
perdrait à l’abandonner.
Dans Arguments for Conservatism (2006),
il définit les domaines dans lesquels une pensée philosophique est nécessaire
pour que le conservatisme soit intellectuellement convaincant. Il montre que
les êtres humains sont des créatures dotées d’affections limitées et locales.
L’attachement au territoire est la racine de toutes les formes de gouvernement
où le droit et la liberté règnent en maîtres ; toute expansion de la
juridiction au-delà des frontières de l’État-nation mènent à une perte de
responsabilité. Il s’oppose à l’élévation de la « nation » au-dessus
de ses habitants, ceci constituant une menace plutôt qu’une protection de la
citoyenneté et de la paix. Il montre que « le conservatisme et la
conservation » sont deux volets d’une même politique, celle de la gestion
des ressources, ce qui comprend le capital social inscrit dans les lois, les
coutumes et les institutions, et le capital matériel présent dans
l’environnement. Prenant appui sur ses études de droit entreprises lorsqu’il
travaillait à Birkbeck College (il fut admis au barreau en 1978), il montre
encore que les lois ne devraient pas être utilisées comme un instrument au
service d’intérêts particuliers. Ceux qui attendent les réformes avec
impatience — par exemple dans les domaines de l’euthanasie ou de l’avortement —
auront du mal à accepter ce qui est « l’évidence même pour les
autres : que les lois existent précisément pour freiner leurs
ambitions ».
Il définit le postmodernisme comme
l’affirmation qu’il n’y a plus aucun fondement à la vérité, à l’objectivité et
au sens, et que les conflits d’opinion ne sont rien de plus que des luttes pour
le pouvoir. Il montre également que, alors que l’Occident est tenu de juger les
autres cultures selon leurs propres critères, la culture occidentale est jugée
de façon antagoniste comme ethnocentrique et raciste. Il écrit : « le
même raisonnement qui est mis au service de la destruction de l’idée de vérité
objective et de valeur absolue impose le politiquement correct comme contrainte
absolue, et le relativisme culturel comme vérité objective ».
Selon Jonathan Dollimore, l’ouvrage de Scruton
intitulé Sexual Desire (1986) est basé sur une éthique sexuelle
conservatrice qui repose sur la proposition hégélienne selon laquelle « la
finalité de chaque être rationnel est la construction de soi », ce qui
sous-entend une reconnaissance de l’autre comme foi en soi. Scruton montre que
la perversion tire son origine dans « l’acte sexuel qui évite ou abolit
l’autre » qu’il voit comme narcissique et égoïste. En
1989, Scruton avait écrit dans un essai intitulé Moralité sexuelle et
consensus libéral (1989) que l’homosexualité était une perversion pour
cette raison : parce que le corps du partenaire homosexuel appartient à la
même catégorie que le sien. Dans le Guardian en 2010, Scruton revient
sur cette position qu’il ne défend plus. Selon Mark Dooley, le but de Scruton
est de montrer la dimension sacrée du désir sexuel. Sexual Desire a été
décrit par le philosophe américain Alan Soble comme étant « de loin la
justification philosophique la plus intéressante et informée du désir sexuel
produite par la philosophie analytique ».
En 2012, Roger Scruton publie un livre sur
l’environnement, Green Philosophy, qui montre que la protection de
l’environnement ne doit pas être l’apanage de certains partis politiques. Il
crée alors le concept d’oikophilia, l’amour du foyer, du home. Il
rappelle à cette occasion que le conservatisme consiste avant tout à conserver,
et ce en gardant à l’esprit le contrat d’Edmund Burke entre les vivants et les
morts et ceux qui sont à naître.
À la suite d’Emmanuel Kant, Scruton affirme que
l’être humain a une dimension spirituelle, un fond, un cœur (core) sacré qui se
manifeste lorsqu’il réfléchit sur lui-même. Il montre que nous vivons une ère
de sécularisation sans précédent dans l’histoire du monde. Il dit que des
écrivains et les artistes tels Rainer Maria Rilke, T. S. Eliot, Edward Hopper
et Arnold Schönberg « ont consacré beaucoup d’énergie à essayer de
retrouver l’expérience du sacré — mais comme forme de conscience privée plutôt
que publique ».
Il définit le totalitarisme comme absence de
toute contrainte placée sur l’autorité centrale, où tous les aspects de la vie
seraient du ressort du gouvernement. Scruton montre que les défenseurs du
totalitarisme se nourrissent du ressentiment, et une fois qu’ils se sont
emparés du pouvoir, ils commencent à abolir les institutions – les lois, la
propriété et la religion – qui créent des autorités. Scruton écrit que
« pour ces hommes remplis de ressentiment, ce sont ces institutions qui
sont responsables de l’inégalité, et donc de leur humiliation et de leur
échec ». Il montre que les révolutions ne sont pas conduites d’en bas par
la population, mais d’en haut, au nom de la population, par une élite ambitieuse. Scruton
suggère que si l’usage de la Novlangue est important dans les sociétés
totalitaires, c’est parce que le pouvoir du langage de décrire la réalité est
remplacé par un langage dont le but est d’éviter la confrontation avec la
réalité. Il s’accorde avec Alain Besançon sur le fait que la société
totalitaire envisagée par George Orwell dans 1984 ne peut être comprise
qu’en termes théologiques comme une société fondée sur une négation
transcendantale. Avec T. S. Eliot, il estime qu’une originalité véritable n’est
possible qu’au sein d’une tradition, et que c’est précisément dans un contexte
moderne – un contexte de fragmentation, d’hérésie et d’athéisme – que le projet
conservateur acquiert tout son sens.
En 2012, Roger Scruton publie Our Church
où il défend le rôle de l’Église anglicane en Angleterre dans la préservation
de la culture, de l’architecture, de l’environnement et du vivre-ensemble. La
même année, il publie The Face of God qui est un développement des
Gifford Lectures qu'il a prononcées à l'Université de St Andrews en 2010. De
nouveau, en 2014, il publie un autre ouvrage sur la religion, The Soul of
the World qui est issu des Stanton Lectures qu'il a données en 2011 à la
faculté de théologie de l'Université de Cambridge. Un colloque international
est organisé du 11 au 13 avril 2014 à l'Université McGill de Montréal sur le
thème "Roger Scruton. Thinking the Sacred. Philosophy of Religion,
Aesthetics, Culture."
Ouvrages traduits en français
CONSERVATISME (2018)
Si le conservatisme est une manière particulière d'être, un « tempérament » - qui revendique sa part dans toutes les activités humaines, les arts, la musique, la littérature, la science, la religion et, bien sûr, la politique -, la philosophie politique à laquelle il a donné son nom est issue quant à elle de trois grandes révolutions : la Glorieuse révolution anglaise de 1688, la Révolution américaine achevée en 1783 et la Révolution française de 1789. C'est l'histoire de ce courant de pensée mal aimé et mal connu que le philosophe Roger Scruton, l'un de ses plus éminents représentants, retrace ici avec brio.
L'image d'Épinal du conservateur nostalgique, réactionnaire, dont la pensée, comme toujours en deuil, ne semble tournée que vers le passé se trouve fortement remise en question par Roger Scruton, qui révèle l'étendue et la richesse insoupçonnée de cette tradition intellectuelle.
L'image d'Épinal du conservateur nostalgique, réactionnaire, dont la pensée, comme toujours en deuil, ne semble tournée que vers le passé se trouve fortement remise en question par Roger Scruton, qui révèle l'étendue et la richesse insoupçonnée de cette tradition intellectuelle.
DE L'URGENCE D'ÊTRE CONSERVATEUR (2016)
"En France, qu'il vienne d'ici ou d'ailleurs, le conservatisme a mauvaise presse : quand pour certains tout commence à la Révolution française, que la liberté ne se conçoit que comme table rase et que le Progrès et le progressisme jouent le rôle de religion moderne, on comprend qu'être conservateur y soit difficile. D'autant plus que depuis longtemps, le progressisme est majoritaire dans les milieux intellectuels. Cependant, l'un des plus grands philosophes anglais contemporains a su offrir un puissant fondement intellectuel au conservatisme. Avec De l'urgence d'être conservateur, son livre le plus abouti, Roger Scruton dévoile le fil conducteur de sa pensée : l'importance de la tradition comme forme de connaissance, l'amour de la transmission, l'éloge d'une société civile autonome comme garante de la responsabilité et de la vertu, et le rôle central de la nation comme source de loyauté et objet d'affection. Partant de la politique, Scruton aboutit à la métaphysique et à l'esthétique, pour appeler à la préservation du sacré et de la beauté, seuls capables de donner du sens à l'existence humaine dans un monde désenchanté. Et c'est sans doute là qu'il est le plus original, parvenant à relier une philosophie de la polis à une réflexion sur les grandes questions de la condition humaine." Laetitia Strauch-Bonart.
L'ERREUR ET L'ORGUEIL (2019)
Le philosophe anglais Roger Scruton passe en revue les thèmes et ouvrages des principaux penseurs qui ont influencé la gauche occidentale des cinquante dernières années : E. P. Thompson, Michel Foucault, Ronald Dworkin, R. D. Laing, Jurgen Habermas, Gyorgy Lukacs, Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida, Slavoj Zizek, Ralph Milliband, Eric Hobsbawm et Alain Badiou.
Qu’est-ce que la gauche pour ces intellectuels ? Par quels détours le combat historique de la gauche pour l’égalité a-t-il pu délaisser la classe ouvrière pour les minorités ? Quelles responsabilités pour les intellectuels de gauche dans les désordres, déséquilibres et fragmentations de la société contemporaine ? Peut-il y avoir une base pour la résistance à l'agenda de gauche sans foi religieuse ?
Après les évaluations critiques de chacune des œuvres des penseurs choisis, le livre propose une section biographique et bibliographique qui résume leurs carrières et écrits les plus importants.
Qu’est-ce que la gauche pour ces intellectuels ? Par quels détours le combat historique de la gauche pour l’égalité a-t-il pu délaisser la classe ouvrière pour les minorités ? Quelles responsabilités pour les intellectuels de gauche dans les désordres, déséquilibres et fragmentations de la société contemporaine ? Peut-il y avoir une base pour la résistance à l'agenda de gauche sans foi religieuse ?
Après les évaluations critiques de chacune des œuvres des penseurs choisis, le livre propose une section biographique et bibliographique qui résume leurs carrières et écrits les plus importants.