Didier Maus : Mais pourquoi l’équilibre atteintes aux libertés / efficacité sanitaire est-il si fragile en France ?


Atlantico.fr : La proportionnalité entre atteintes aux libertés individuelles et efficacité sanitaire est-elle respectée en France depuis le début la pandémie ? L'annonce de mercredi soir marque-t-elle un nouveau tournant ?

Didier Maus : Les termes du débat juridique sont bien connus. Les décisions, qu’elles soient législatives ou règlementaires, doivent trouver un point d’équilibre entre la protection de la santé publique collective, objectif de valeur constitutionnelle, et les libertés fondamentales, elles aussi inscrites dans la Constitution, qu’il s’agisse des libertés individuelles (en particulier de la liberté d’aller et venir) ou la liberté du commerce et de l’industrie. Tous les juges des pays démocratiques, en France comme ailleurs, comme également les juges européens, considèrent que les restrictions aux libertés doivent être proportionnées aux autres exigences constitutionnelles. De ce point de vue encadrer ou limiter les libertés individuelles au nom de la lutte contre une pandémie s’inscrit dans un contexte juridique parfaitement classique. Si l’on remplace « lutte contre la pandémie » par « lutte contre le terrorisme » les termes du débat demeurent.

La principale difficulté, parfaitement connue de tous, est de savoir où faire passer le curseur entre des exigences contradictoires : peut-on prendre le risque de laisser la pandémie se développer et de provoquer de nombreux décès au nom d’une préservation absolue des Droits de l’homme traditionnels ? Chaque pays doit, en fonction de son histoire et de sa culture constitutionnelle, trouver sa propre réponse. On voit bien que les décideurs politiques apportent – et apporteront toujours – des réponses différentes. Les discours prononcés par M. Macron depuis le 15 mars et les mesures retenues, souvent très fortes, n’auraient jamais vu le jour aux États-Unis, même sans M. Trump.

Le point d’équilibre relève d’abord de l’appréciation du Président de la République et du Gouvernement, sous le contrôle politique du Parlement. Il importe constamment de rappeler que l’article 20 de la Constitution dispose : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Le rôle des tribunaux, qu’il s’agisse du Conseil constitutionnel pour les lois ou du Conseil d’Etat et des tribunaux administratifs pour les décisions administratives, est de veiller à ce que la proportionnalité entre les deux termes de l’équation soit respectée. Il est parfois difficile de comprendre pourquoi un juge est mieux à même que les autorités politiques et administratives pour déterminer les contraintes indispensables, mais la possibilité d’une discussion ouverte et contradictoire, et le cas échant, d’une annulation constituent des éléments incontournables de l’État de droit et de la démocratie.

Le couvre-feu annoncé le 14 octobre dans des agglomérations regroupant environ un tiers des Françaises et des Français constitue une restriction géographiquement limitée et à l’évidence moins coercitive qu’un confinement. La question de savoir si la fixation du début du couvre-feu à 21h est justifiée ou s’il serait plus logique de fixer 23h, voire 24h, relève d’une appréciation concrète, sans doute fondée sur le constat qu’une augmentation du risque de contamination existe à partir de ce moment là. Il est très probable que les juges auront à en débattre, mais sur quels éléments pourront-ils se fonder pour éventuellement constater une « erreur manifeste d’appréciation » de la part du gouvernement ou des préfets?