Tocqueville pour aujourd'hui... - Par Philippe Bilger et Jacques de Saint Victor
La publication des derniers tomes des œuvres complètes de l’auteur de «De la démocratie en Amérique» consacre une ambitieuse aventure éditoriale commencée en 1948 qui visait à faire connaître un grand esprit longtemps boudé par les élites françaises.
Comment Tocqueville
est peu à peu sorti de l’oubli après-guerre
PAR JACQUES DE SAINT VICTOR
Quand, en 1947, les Éditions Gallimard et le comte de Tocqueville, propriétaire des archives de l’écrivain (avec les archives de la Manche), décident de publier une nouvelle édition des œuvres complètes de l’auteur de De la démocratie en Amérique, force est de reconnaître que ce dernier est quasiment tombé dans l’oubli dans notre pays. L’après-guerre voit à droite le sacre du gaullisme et à gauche le triomphe de la pensée marxiste, et tout universitaire voulant faire carrière se doit alors de se réclamer de l’auteur du Capital, comme il le ferait aujourd’hui des «studies» anglo-saxonnes. Les analyses de Tocqueville sur la démocratie, qui sont alors très populaires outre-Atlantique (l’édition reçut un petit soutien de la Fondation Rockefeller), sont en quelque sorte ignorées, voire rejetées dans l’Hexagone. «Tocqueville passe à l’époque pour un auteur bourgeois», rappelle l’historien et éditeur Ran Halévi, qui coordonne chez Gallimard ces derniers volumes. Sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, l’époque se passionne surtout pour la «question sociale» et se désintéresse des réflexions sur la démocratie. C’est un historien sociologue d’origine allemande, Peter Mayer, professeur à l’université de Reading, qui se voit confier le soin d’éditer Tocqueville. En 1949, l’État français décide cependant de créer une commission nationale présidée par l’historien Pierre Renouvin. Le premier volume voit le jour en 1951 avec De la démocratie en Amérique, puis L’Ancien Régime et la Révolution, des volumes de voyages (en 1957 et 1958), ses passionnants Souvenirs en 1964. Mais, au départ, il s’agit simplement de republier l’édition originale des textes, avec quelques notes, mais sans recourir aux archives et aux manuscrits d’origine. En cela, la démarche ne différait guère de celle de la première édition des œuvres complètes, publiée en 9 volumes, de 1864 à 1867, chez Michel Levy (grand éditeur du mouvement libéral au XIXe siècle). Cette édition, dite «de Madame de Tocqueville», sa veuve, avait été réalisée par l’ami de Tocqueville, Gustave de Beaumont, qui fut aussi son compagnon de voyage en Amérique.
PAR PHILIPPE BILGER
Alexis de Tocqueville, dont le moindre mérite n'était pas d'avoir ignoré les dangers qu'une démocratie pouvait se causer à elle-même si elle se laissait abuser par des "meneurs d'opinion", semble par sa réflexion totalement accordé avec notre monde d'aujourd'hui. Il comparait l'influence de ces "meneurs" à celle de l'ancienne Inquisition, quoique de nature différente mais avec des résultats similaires, et les dénonçait avec cette admirable formule: "Vous resterez parmi les hommes mais vous perdrez vos droits à l'humanité" (Le Figaro).
Quand j'ai lu cette profonde pensée, je n'ai cessé de la méditer, percevant que derrière son apparente simplicité elle ouvrait des perspectives aussi bien sur le plan politique que judiciaire par exemple.