Oser l'universalisme: Contre le communautarisme. De Nathalie Heinich

Accusé d’être une valeur occidentale justifiant la conquête coloniale, soupçonné de vouloir uniformiser toutes les identités, l’universalisme se porte mal. La sociologue et directrice de recherches au CNRS Nathalie Heinich le défend avec clarté et courage dans son ouvrage Oser l’universalisme (éd. Le Bord de l’Eau). Une réflexion éclairante contre les idéologies décoloniales, néoféministes et intersectionnelles.



Trois innovations idéologiques sont apparues ces derniers temps en France dans les milieux intellectuels, culturels et universitaires : la première est la réduction des revendications politiques à des questions d’« identité » ; la deuxième est la dérive du féminisme vers un courant différentialiste plutôt qu’universaliste et vers des formes d’action radicales ; la troisième est la tentative de supprimer les discours considérés comme indésirables plutôt que de les affronter par le débat. « Identitarisme », « néo-féminisme », « nouvelles censures » (ou « cancel culture »), selon le découpage choisi pour le présent recueil : ces trois tendances importent des idées et des pratiques qui se sont développées dans la dernière génération sur les campus et dans les milieux artistiques nord-américains…

Nathalie Heinich : « Il ne s’agit pas de nier les différences mais de mettre en avant ce qui rassemble »

Par Valérie Toranian

Revue des Deux Mondes – Quelle est votre définition de l’universalisme ?

Nathalie Heinich - 
L’universalisme est une valeur qui concerne l’allocation des droits civiques : elle consiste à affirmer l’universalité des droits dont doivent bénéficier tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance. Ce qui signifie le refus d’asseoir des droits spécifiques sur des différences de sexe, de religion, de couleur de peau, etc. : seule doit être prise en compte l’appartenance de principe à une commune citoyenneté, voire à une commune humanité s’agissant des droits de l’homme. C’est dire que, sous le régime de l’universalisme républicain qui est celui de la France depuis la Révolution, les citoyens n’ont de comptes à rendre qu’au collectif général et abstrait de la nation – la communauté des citoyens – de même que celle-ci ne connaît que des individus, et leurs représentants élus, et non pas des représentants de communautés.

« Il ne s'agit pas de [...] de sous-estimer la force des intérêts individuels mais d’encourager l’aspiration au bien commun. »

Cette option universaliste ne revient donc pas, comme le prétendent parfois ses détracteurs, à nier la réalité des affiliations à des collectifs (qu’ils soient géographiques, religieux, ethniques ou autres), mais à permettre aux citoyens de se référer à la fois, dans le contexte civique, à cette affiliation générale qu’est l’appartenance à une nation et, dans la vie ordinaire, à une pluralité d’affiliations : je dois pouvoir aussi vivre et me présenter comme citoyen français, ou comme chercheur, ou comme vélocipédiste, voire simplement comme être humain, indépendamment de mon sexe. Il ne s’agit pas de nier qu’il existe des différences mais de mettre en avant ce qui rassemble ; ni de renier des convictions religieuses mais de rester discret dans leur affichage lorsqu’elles risquent de séparer le sujet d’une partie de ses concitoyens ; ni de sous-estimer la force des intérêts individuels mais d’encourager l’aspiration au bien commun.

Revue des Deux Mondes – L’universalisme se porte mal. Quels sont ses principaux contempteurs aujourd’hui ? Et de quoi l’accuse-t-on ?

Nathalie Heinich - 
Le paradoxe est que même les tenants de l’identitarisme, du communautarisme, du féminisme différentialiste (et de la cancel culture qui va avec, car c’est en parlant au nom de « communautés » dont ils se proclament les représentants que les nouveaux censeurs prétendent priver ceux qui ne pensent pas comme eux de leur liberté d’expression) se réclament de l’universalisme, mais sous condition : ils voudraient un universalisme « concret », « réel ». Ils ne font en cela que trahir leur incompréhension de ce qu’est l’universalisme, à savoir une valeur à faire advenir et non pas un fait, dont on pourrait démontrer l’existence ou l’inexistence.

C’est en raison de cette incompréhension, relevant du rabattement de l’idéal sur le réel, que les adversaires de l’universalisme critiquent son manque de réalité : il ne serait que « formel », limité à la question des droits mais incapable de conférer concrètement une « véritable » égalité, c’est-à-dire une égalité des conditions. Or ce n’est pas parce qu’une valeur n’est pas entièrement réalisée qu’elle est sans fondement ou qu’elle est récusable en tant que visée – d’autant plus que c’est elle qui peut guider le combat pour l’égalité des droits civiques et contre les discriminations. Cette critique relève donc de ce que j’ai nommé le « sophisme de l’irréalisme ».

« Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être une visée méritant d’être universalisée – et d’ailleurs, si elle était déjà universelle elle n’aurait pas besoin d’être défendue. »

Une deuxième critique consiste à voir dans l’universalisme un point de vue « occidental », et donc passible du reproche de n’être qu’un héritage colonial. Mais là encore une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être une visée méritantd’être universalisée – et d’ailleurs, si elle était déjà universelle elle n’aurait pas besoin d’être défendue. Le fait qu’une valeur soit davantage réalisée dans une culture particulière ne la rend pas moins désirable, et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tant d’habitants de pays non occidentaux rêvent d’une démocratie universaliste, et si l’universalisme est régulièrement invoqué par les mouvements de libération, au nom de la justice. J’ai nommé cette critique « sophisme de l’ethnocentrisme ».

Une troisième critique, proche de la précédente, accuse l’universalisme de n’être qu’un communautarisme des « dominants », qui détourneraient à leur profit la revendication de commune appartenance à l’humanité. Mais cette relativisation de la notion d’universalité repose sur une grille de lecture communautariste, qui croit pouvoir opposer la réalité des affiliations collectives à une valeur s’appliquant à tous. Or le fait qu’une valeur soit portée prioritairement par un groupe n’enlève rien à sa capacité à être adoptée par d’autres. C’est donc là encore un sophisme : le « sophisme de la domination ».

« Au niveau de l’expérience vécue, l’universalisme ne refuse en rien les différences factuelles de culture, de religion, de couleur, etc. : il refuse simplement la revendication consistant à asseoir des droits particuliers sur ces différences. »

Enfin, on reproche aussi parfois à l’universalisme sa prétention à effacer la diversité, la pluralité des cultures, les différences, bref à vouloir rendre tous les hommes « semblables » au motif qu’il les voudrait « égaux » : c’est le « sophisme de l’uniformisation ». Or c’est attribuer à l’universalisme une extension qu’il n’a pas, car il ne prétend pas commander à toutes les dimensions de l’expérience humaine mais seulement à l’allocation des droits. Au niveau de l’expérience vécue, l’universalisme ne refuse en rien les différences factuelles de culture, de religion, de couleur, etc. : il refuse simplement la revendication consistant à asseoir des droits particuliers sur ces différences. C’est pourquoi les insignes religieux doivent être bannis dans les établissements scolaires, non pas pour rendre les enfants semblables mais pour les rendre égaux – ce qui est très différent (et aussi bien sûr pour les rendre libres en les soustrayant à l’imposition de normes religieuses qui altéreraient leur liberté de conscience).

Ainsi, en faisant à l’universalisme le procès de l’irréalisme, de l’ethnocentrisme, de la domination, de l’uniformisation, ses contempteurs ne font que trahir leur confusion quant à sa nature : l’ordre des valeurs n’est pas celui des faits, de même que l’ordre des droits alloués à tout un chacun n’est pas celui des pratiques effectives. [...] > ACCÉDER AU NUMÉRO

Oser l’universalisme - CRITIQUE


« L’identitarisme, le néo-féminisme et les nouvelles censures expriment une conception foncièrement communautariste du monde social, à l’apposé de l’idéal universaliste dont la France demeure encore, grâce aux acquis des Lumières et de la Révolution, un emblème mondial. »

Telle est le postulat de départ de Nathalie Heinich dans ce court ouvrage à la fois dense et pédagogique. Ce postulat n’a bien sûr rien de révolutionnaire (c’est le cas de le dire) tant il est partagé dans la sphère des idées, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole.

L’intérêt du travail de Nathalie Heinich dans cet opuscule réside dans le plaidoyer qu’elle mène – avec un certain brio argumentatif – en défense de l’universalisme républicain, c’est-à-dire d’une certaine conception de la citoyenneté centrée sur l’individu en tant que membre de la collectivité nationale et non en tant que membre de sa communauté d’appartenance (sociale, sexuelle, ethnique…)

Le raz de marée idéologique venu des États-Unis qui s’illustre dans le champ universitaire par la montée en puissance des thèses décoloniales et autres « studies » doit être contré sous peine de voir définitivement s’effacer notre héritage intellectuel moderne. Pour ce faire, il ne suffit pas de se moquer des communautaristes, il faut les prendre au sérieux et réfuter leurs arguments.
Défendre l’universalisme

Irréalisme, ethnocentrisme, domination, uniformisation. Voilà les quatre reproches majeurs formulés contre l’universalisme républicain :

En effet, proclamant une égalité abstraite, il ne serait que purement formel, c’est-à-dire sans effet sur la réalité sociale concrète (irréalisme). Issu d’une vision proprement occidentale, il serait également la partie émergée de l’iceberg ethnocentrique européen (ethnocentrisme), c’est-à-dire le langage de pseudo « vérité » des dominants (domination). Enfin, l’universalisme serait une façon de refuser la pluralité des cultures en promouvant une homogénéité anthropologique fantasmée (uniformisation).

Ces quatre reproches anti-universalisme qui fourmillent dans les colloques intersectionnels et néo-identitaires décoloniaux sont réfutables. Nathalie Heinich y voit même quatre sophismes :

Sophisme de l’irréalisme : l’universalisme n’est pas un fait, mais une valeur (celle de l’universalité des droits du citoyen) et une valeur ne saurait être invalidée par le simple constat de son non-accomplissement, au contraire ! Cette critique confond le niveau descriptif des faits et le niveau normatif des valeurs.

Sophisme de l’ethnocentrisme : l’universalisme est un produit de l’Occident ? « Oui, et alors ? Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être considérée comme une visée méritant d’être universalisée – et d’ailleurs, si elle était déjà universelle, elle n’aurait pas besoin d’être défendue », note la sociologue.

Sophisme de la domination : L’universel ne serait que le « droit du plus fort ». Cette relativisation ne peut s’entendre que du point de vue communautariste. « Là encore, le fait qu’une valeur soit portée prioritairement par un groupe, dominant ou non (niveau descriptif), n’enlève rien de sa capacité à être adoptée par d’autres (niveau normatif) ».

Sophisme de l’uniformisation : Ce reproche détourne le sens de l’universalisme, lequel n’est pas une redéfinition du cadre de toute expérience humaine (en quoi il serait totalitaire), mais une volonté d’égalité dans le strict champ d’allocation des droits. « Non seulement il ne nie pas, mais il ne refuse pas – bien au contraire – les différences factuelles de culture, de religions, de couleurs, etc. : ce qu’il refuse, c’est la revendication consistant à asseoir des droits spécifiques sur ces différences. »
Vivre (vraiment) ensemble

Alors que la faculté de « vivre ensemble » s’éloigne d’autant plus que la notion tend à devenir un mantra répété par un personnel politique et médiatique aux abois, Nathalie Heinich propose de penser véritablement les moyens de ce vivre ensemble, qui n’est autre que la communauté des citoyens de la République française.

Et l’auteur d’expliciter : « C’est l’option universaliste : il ne s’agit pas de nier la réalité des affiliations locales (je suis bien d’une région, d’un milieu, d’un sexe, etc.), mais de leur adjoindre la possibilité d’opter lorsque c’est souhaitable pour une affiliation plus générale (je dois pouvoir aussi me vivre et me présenter comme citoyen français, ou comme chercheur, voire simplement comme être humain, indépendamment de mon sexe) ; il ne s’agit pas de nier qu’il existe des différences, mais de mettre en avant ce qui rassemble ; il ne s’agit pas de renier ses convictions (notamment religieuses), mais de rester discret dans leur affichage lorsqu’elles risquent de nous couper d’une partie de nos concitoyens (…) il ne s’agit pas de nier la force des intérêts individuels, mais de respecter et d’encourager l’aspiration au bien commun. »

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