Les leçons de raisonnement de la crise sanitaire - De Samuel Fitoussi (note de l'Institut Sapiens)
Samuel Fitoussi publie une note passionnante pour l'Institut Sapiens, dans laquelle il recense les mécanismes psychologiques, les biais mais aussi les sophismes qui, selon lui, ont poussé le gouvernement à un autoritarisme excessif pendant la crise sanitaire.
La pandémie enfin derrière nous, le moment est venu de revenir de façon dépassionnée sur les deux années de restrictions vécues par la population française pour en tirer les leçons et en proposer une critique originale. Dans ce court essai, j’invoque une trentaine de travaux scientifiques, dans les domaines de la psychologie cognitive ou des sciences sociales pour décrire une série de biais, d’erreurs systématiques de raisonnement ou d’idées reçues qui ont pu fausser la rationalité des décisions, favoriser la mise en place de restrictions excessives et faciliter l’acceptation de ces mesures par la population. Si chaque biais que je recenserai a pu jouer, je ne prétends pas qu’ils ont tous joué ; il faut les comprendre comme une série d’hypothèses permettant de jeter une nouvelle lumière sur ce que nous avons vécu. À travers l’angle des biais, l’objectif est surtout d’identifier les erreurs de raisonnement que nous avons collectivement commises.
Les leçons de raisonnement de la crise sanitaire - Sapiens (institutsapiens.fr)
Les leçons de raisonnement de la crise sanitaire - Sapiens (institutsapiens.fr)
«Crise sanitaire: ces 25 erreurs de raisonnement qui ont conduit à trop restreindre les libertés»
Samuel FITOUSSI. - La France - comme la plupart des pays occidentaux - n'a jamais réellement fait le bilan de sa gestion de cette pandémie. En mars 2020, lorsque l'épidémie a déferlé, le gouvernement a confiné, sans doute comme l'urgence et l'incertitude le commandaient. Mais pendant les deux années qui ont suivi, nous ne sommes jamais sortis de la logique de l'urgence.
En vertu de la nature prétendument exceptionnelle de la situation, la fin s'est mise à justifier tous les moyens, les mesures n'ont jamais été accompagnées d'un vrai débat sur leur proportionnalité (ceux qui pinaillaient retardaient des mesures susceptibles de « sauver des vies »), et les arbitrages moraux jamais explicités.
Pourtant, toute restriction sanitaire faisait des gagnants (soignants, personnes à risque, patients mieux pris en charge) et des perdants (des dizaines de millions de Français, dont des enfants) : il n'existait pas de solution, uniquement des arbitrages dont on devait débattre, et dont on a sans doute trop peu débattu. D'ailleurs, chaque arbitrage étant une façon de répartir les fardeaux sur l'ensemble de la société, les concepts d'égoïsme et d'altruisme – pourtant utilisés à sens unique tout le long de la pandémie – dépendaient beaucoup du référentiel dans lequel on se plaçait. Si l'on pouvait considérer que l'adolescent rechignant à porter son masque était égoïste, on pouvait aussi considérer que l'adulte souhaitant le lui imposer pour réduire son propre risque de contamination l'était aussi.
Nous percevons le passé sous le prisme d'un « récit » qui permet de donner une cohérence à un enchaînement d'évènements pourtant indépendants.
Pour le passe sanitaire, le récit d'une contrainte philosophiquement justifiable (la liberté n'étant pas celle de trop nuire) a rapidement effacé la réalité de ses modalités d'application. À la nature concrète du passe, on a substitué le concept du passe.
En France ce sont les collectifs qui militaient contre le masque à l'école primaire qui avaient mauvaise presse tandis qu'au Royaume-Uni, ce sont ceux qui souhaitaient l'imposer qui étaient considérés comme des marginaux.
Ce n'est peut-être pas parce que 66% des Français soutenaient le passe vaccinal qu'il a été rendu obligatoire, mais au contraire parce que le gouvernement souhaitait le rendre obligatoire que les Français l'ont soutenu.
Si l'irresponsabilité des Français n'est pas inscrite dans leur patrimoine génétique, il est possible que la croyance qu'elle l'est mène à une infantilisation. La croyance que les Français sont idiots rend les Français idiots.
L'on a eu tendance à traduire « ceux qui refusent le moindre sacrifice personnel sont égoïstes » par « tous les sacrifices exigés sont légitimes ».
Face à des questions complexes, nous avons tendance à substituer à l'attribut « cible » (le critère pertinent – le ratio bénéfice/coût, par exemple) un attribut « associé » (un critère moins pertinent mais plus facile à identifier - le bénéfice escompté à l'exclusion de tout autre variable, par exemple).
L'injonction à « écouter la science » revenait souvent à déguiser des arbitrages moraux subjectifs en vérités scientifiques.
Certains scientifiques ont parfois semblé adopter une démarche politique, exagérant certains risques et taisant certaines vérités pour pousser à l'arbitrage qu'ils jugeaient subjectivement optimal.