Derrière les émeutes, la vertigineuse perte du monopole effectif de la violence par l’Etat - Par Bertrand Cavallier
Armes, insurrection et réseaux criminels : Selon les constats des policiers et gendarmes, très peu d’armes ont été sorties pendant les émeutes. Mais que se passerait-il si elles l’étaient un jour ? Réponse de Bertrand Cavallier.
Atlantico : Que sait-on de la nature et du nombre des armes présentes en France ? Qui les détient et où ? Quid des armes de guerre ?
Bertrand Cavallier : Depuis plus d'une décennie, on assiste à une prolifération d'armes dans certaines zones, celles que l'on qualifie de quartiers sensibles. Parmi ces armes, le fusil automatique de type Kalachnikov (calibre 7,62 x 39 mm) est devenu l’arme de référence. Il y a une banalisation de ces armes de guerre et leur utilisation croissante dans des règlements de comptes entre bandes.
Ce phénomène est devenu structurel dans les Bouches-du-Rhône (31 morts en 2021, soixante fusillades en 2022 ayant causé la mort de 29 hommes, et l’année 2023 s’annonce plus meurtrière). Malheureusement, il tend à se propager dans toute les régions caractérisées par l’essor de zones urbaines en difficultés, où se concentrent les trafics de stupéfiants. L’exemple de l’agglomération nantaise, autrefois si préservée, en est un exemple très parlant. La mutation de ces territoires correspond factuellement à une concentration d’immigration extra-européenne.
Les armes en question n’ont que peu été sorties pendant les émeutes ou très peu selon les constats des policiers. Pourquoi ? Que se serait-il passé si elles avaient été déployées ?
Bertrand Cavallier : Il y a eu - fait très nouveau par rapport aux émeutes de 2005 - une utilisation massive de ce qu'on appelle des mortiers d'artifices faisant partie de la 4ème catégorie des feux d’artifice. Ces engins pyrotechniques, utilisés en tir tendu, sont très dangereux et peuvent avoir un effet létal. Sont d’ailleurs à déplorer des dizaines de gendarmes et policiers blessés par ces armes par destination.
Il y a eu également quelques recours à des armes à feu, probablement des fusils de chasse, puisque notamment à Paris mais aussi à Vaulx-en-Velin, et à Lyon (en l’occurence, le tireur était équipé d’un fusil à pompe), des policiers ont été blessés par des projectiles de type plomb. A Nîmes, fait particulièrement grave, un policier ayant essuyé un tir à balle réelle (a priori du 9mm), a dû sa survie à son gilet pare-balles. Cependant, il est vrai que, d'après les rapports et les témoignages des gendarmes et policiers, il n'y a pas eu de présence visible généralisée de ces armes durant les émeutes.
Les raisons à ce recours très marginal des armes à feu mériteraient d’être bien cernées. Sans doute, une première explication tiendrait à une certaine conscience - mais jusqu’à quand ? - du risque à en user en de telles circonstances, notamment du fait du déploiement d’unités d’intervention (GIGN, Raid.)… Mais encore, assez probable, serait l’action « régulatrice » des tenants des trafics en tout genre, et notamment de drogue, lesquels craignant l’intervention d’une puissance publique perçue encore comme pouvant intervenir massivement, et en profiter pour démanteler leurs systèmes économiques.
Les raisons à ce recours très marginal des armes à feu mériteraient d’être bien cernées. Sans doute, une première explication tiendrait à une certaine conscience - mais jusqu’à quand ? - du risque à en user en de telles circonstances, notamment du fait du déploiement d’unités d’intervention (GIGN, Raid.)… Mais encore, assez probable, serait l’action « régulatrice » des tenants des trafics en tout genre, et notamment de drogue, lesquels craignant l’intervention d’une puissance publique perçue encore comme pouvant intervenir massivement, et en profiter pour démanteler leurs systèmes économiques.
Si les émeutiers avaient été dotés d’armes de guerre, la situation aurait été évidemment d’une toute autre complexité, alors même que la récente crise a révélé des limites d’action des forces de l’ordre. En effet, s’agissant de l’engagement des forces de sécurité intérieure, des choix ont dû être faits, pour concentrer les gendarmes et policiers sur des sites, des bâtiments… jugés prioritaires. Ils n’ont donc pas pu intervenir, du moins rapidement, dans certaines zones. Ainsi nombre de commerces ont été pillés et saccagés. Mais également, comme le rapportent des élus, des mairies ont été laissées sans protection, ou défendues par les seuls policiers municipaux. C’est un contexte dont il faut rappeler qu’il a été marqué par des dizaines d’attaques contre des commissariats, des casernes de gendarmerie, et même par une tentative d’infiltration dans un établissement pénitentiaire. Par ailleurs, a été constatée - fait très significatif -, l’émergence de groupes d’auto-défense. Face à des émeutiers armés, dont les capacités d’action seraient ainsi d’une toute autre dimension, des individus pourraient se structurer pour protéger leurs familles et leurs biens.
Votre question soulève donc une préoccupation majeure. En effet, que se passera-t-il si la situation continue à se dégrader dans des zones dites de non droit, marquées par une sécession culturelle de plus en plus rude, au sein desquelles l’usage des armes de guerre se banalise ? Que se passera-t-il alors même qu’une partie de la jeunesse qui y vit est imprégnée d’un syndrome de violence à la « sud-américaine », mais d’autant plus dangereux qu’il est dopé par des ressorts « idéologiques » de plus en plus toniques ? Que se passera-t-il alors que, selon le phénomène d’ « archipélisation » mis en avant par Jérôme Fourquet, ces foyers de déstabilisation sociale et sociétale se multiplient, y compris dans le cœur des territoires, dans des cités comme à Cholet, commune dans laquelle, pourtant, tout avait été fait pour faciliter une bonne intégration, et la préservation de la concorde.
Votre question soulève donc une préoccupation majeure. En effet, que se passera-t-il si la situation continue à se dégrader dans des zones dites de non droit, marquées par une sécession culturelle de plus en plus rude, au sein desquelles l’usage des armes de guerre se banalise ? Que se passera-t-il alors même qu’une partie de la jeunesse qui y vit est imprégnée d’un syndrome de violence à la « sud-américaine », mais d’autant plus dangereux qu’il est dopé par des ressorts « idéologiques » de plus en plus toniques ? Que se passera-t-il alors que, selon le phénomène d’ « archipélisation » mis en avant par Jérôme Fourquet, ces foyers de déstabilisation sociale et sociétale se multiplient, y compris dans le cœur des territoires, dans des cités comme à Cholet, commune dans laquelle, pourtant, tout avait été fait pour faciliter une bonne intégration, et la préservation de la concorde.
Ce serait un scénario extrêmement critique.
Est-ce un scénario qui est envisagé et réfléchi par les autorités ?
Bertrand Cavallier : Sans doute, ce terme « d’autorités » correspond aux personnes qui détiennent le pouvoir d’orienter, d’influencer, de préparer et de décider, à différents niveaux l’avenir de la collectivité, en l’occurence nationale. Ce sont au premier chef, donc les acteurs politiques, mais il faudrait y associer leur environnement technocratique, soit la haute administration. La dernière interview de Georges Bensoussan dans le Figaro[1], en date 4 juillet dernier, est très éclairante sur l’état du déni, et les raisons de celui-ci s’agissant de la réalité explosive de notre pays.
Nous étions pourtant, à des niveaux certes moins élevés, en charge de commandements opérationnels, quelques-uns à agir comme lanceurs d’alerte sur une réalité qui sautait aux yeux, s’agissant de facteurs lourds d’affrontements. Ainsi, commandant d’un groupement de gendarmerie mobile, j’adressai, le 15 novembre 1995, une fiche au directeur général de la gendarmerie nationale (et donc à son environnement immédiat) dont je vous livre un extrait : «… premièrement et à titre principal, la maintien de l’ordre en métropole, dans son concept le plus extensif (politique de la ville, sécurisation…) et dans ses mutations profondes : les manifestions se concrétisent de façon croissante par leur dérégulation, l’usage grandissant de la violence physique, la sur-mobilité des adversaires; dans cette perspective, les révoltes des banlieues constituent évidemment le phénomène peut-être le plus préoccupant compte tenu de leur ampleur (géographique, démographique…) et de la complexité du dysfonctionnement social et culturel qu’elles révèlent… ».
En 2006, dans un article co-écrit avec l’universitaire Anne Mandeville paru dans la revue Inflexions de l’armée de terre[2], et alors que je commandais le CNEFG (Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier), nous écrivions : « Le contexte socio-politique peut être caractérisé par une augmentation considérable de la conflictualité interne aux États, dont l'ancienneté des origines et du développement ne doit pas cacher la spécificité des manifestations contemporaines. Ces tensions témoignent du développement d’un processus de fragmentation continu et profond, pudiquement recouvert par le voile de l'expression volontariste de « société multiculturelle »; il s'agit d’une division en groupes qui peuvent se révéler profondément et violemment antagonistes (…). En termes de sécurité et de respect de l’égalité des droits, l’unification si chèrement acquise risque de se déliter en autant de mouvances, fiefs ou autres zones de non-droit. Cette montée en puissance en Europe de la légitimité du communautarisme n’est pas sans lien avec la multiplication des flux transnationaux de toutes sortes, dont l'impact sur l’action de police est fondamental ».
Quels scénarios pourraient mener à une mobilisation coordonnée de ces armes ? Qui pourrait être à la manœuvre ? Criminels ? Cartels ? Pour quels motifs ? Une révolte ? Des revendications politiques ?
Bertrand Cavallier : Il suffit d'une étincelle pour qu'une crise éclate. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à un contexte très complexe qui cumule frustrations et logiques de refus de notre société. Il existe des dynamiques de contre-société. Il faut reprendre les facteurs qui expliquent ce qui s'est passé : une combinaison encore plus complexe et potentiellement plus dure pourrait conduire à des situations plus radicales. La situation actuelle est marquée par des zones de moins en moins contrôlées, où l’on observe la présence de groupes équipés d'armes de guerre, la présence de gangs et de micro-cartels qui pourraient prendre de l'ampleur. Heureusement, ces groupes sont encore limités. De plus, il existe des tensions idéologiques qui pourraient soutenir des modes d'actions armées. Les conditions pré-requises sont réunies.
Les dealers auraient contribué à limiter l’embrasement cette fois, en refusant de fournir des armes notamment. Cela pourrait-il changer à l’avenir ?
Bertrand Cavallier : Il faut se pencher sur cette économie parallèle. Pendant de nombreuses années on a considéré cela, de manière plus ou moins consciente, mais pouvant participer d’un certain cynisme, comme une fatalité qui avait le mérite de stabiliser des banlieues. C'était évidemment un mauvais calcul. Certes, les trafics n'ont aucun intérêt aux troubles. Sauf qu'ils n'ont pas de consistance idéologique. Et de plus, on le voit bien à Marseille, personne n'a pu réguler les actions très violentes qui ont eu lieu ces derniers jours. L'idée selon laquelle les trafiquants peuvent maintenir l’équilibre dans ces quartiers me semble de moins en moins crédible.
En ce qui concerne les gangs et le trafic de drogue, cela pose plusieurs problèmes et a plusieurs conséquences. Une partie de la jeunesse française est très affectée. Qui n’a pas parmi ses proches l’exemple d’un adolescent, d’une adolescente frappée durement par l’addiction ? L’addition de ces drames individuels constitue un péril collectif pour notre nation qui neutralise une partie de sa vitalité. En comparaison de ce qui a été démontré contre la Covid, nous n'avons pas vraiment déclaré la guerre contre le trafic de drogue ! De plus, ces cartels sont en plein développement et disposent de capacités financières considérables, capables de déstabiliser des États. Il est nécessaire d'adopter une approche plus globale pour faire face cette nouvelle menace en pleine mutation.
« Je ne crois pas à l’insurrection, car personne ne dirige ni ne coordonne ce mouvement. Si tel était le cas, la République s’effondrerait car nous n’aurions pas les forces suffisantes pour nous opposer à quelques centaines de milliers d’individus déterminés. » a déclaré le préfet Michel Aubouin. Partagez-vous ce constat ?
Bertrand Cavallier : Ce qui s'est passé procède déjà d’un phénomène insurrectionnel. Si l'on pose la question aux centaines de commerçants, aux personnes qui se sont retrouvées isolées et menacées, dont les biens ont été pillés, aux maires qui ont été confrontés à une situation difficile, etc… ils vous le diront. Par ailleurs, des attaques sont de plus en plus fréquentes contre les policiers, même lors de leurs trajets de travail ou près de leur domicile. C'est un signal d'alerte qui ne peut être pris à la légère.
Il est important de souligner que cette crise ne peut être dissociée des idées évoquées par Michel Onfray, notamment celle d'une guerre civile larvée, donc en gestation. Constat très parlant, il devient extrêmement difficile d'évoquer certains sujets sans craindre des réactions hostiles. Les exemples des obstacles rencontrés et de la tétanisation de certaines élites dans la capacité à assumer le devoir de mémoire de martyrs de la République, tels que Samuel Paty et Arnaud Beltrame, sont des indicateurs objectifs d’une potentielle confrontation d’envergure.
L’histoire est tragique, rappelait Raymond Aron. Et notre histoire est prodigue d’individualités dont les parcours brillants ne les ont pas prédisposés à une grande lucidité. Sans évoquer « la légèreté de l’être » que l’on peut constater chez des sujets de tout niveau, l’observation sociologique des élites par un Marc Bloch, si bien analysée dans « L’étrange défaite » est d’une frappante actualité.
Et en évoquant Marc Bloch, j’ajouterai que parmi les composantes de notre chère nation, l’une d’elles de par les souffrances endurées est d’une plus grande vigilance. Or, elle doit quitter certains territoires. Or, elle s’interroge à moyen terme sur sa présence durable en France.
Sauf à agir vite, fortement et de façon globale, comme je l’ai maintes fois expliqué dans les colonnes de ce média, le scénario d’une insurrection armée de grande ampleur n’est pas à exclure. Nous n'avons plus que quelques années pour redresser la situation. Et tout est encore possible car, au-delà des origines, la majorité de la population attend cela.
Si des émeutiers décidaient d’agir dans une perspective d’insurrection. Que serions-nous capables de faire pour y répondre ? Que nous permet le droit ? Avons-nous les ressources pour répondre ?
Bertrand Cavallier : Les préalables sont la lucidité, la volonté, et la combativité adossée à une densité idéologique, soit une certaine idée de la France, soit les ressources morales, voire spirituelles. A tout niveau.Les régimes juridiques existants ne constituent pas une entrave à l’action de force si elle devait s’imposer. En revanche, ceux qui entravent le redressement encore possible, doivent être évidemment modifiés en conséquence.
Les capacités opérationnelles existent et ont pour partie évolué pour s’adapter au nouveau contexte sécuritaire. Je pense notamment à la gendarmerie (montée en puissance de la gendarmerie mobile et de la réserve, qu’il convient toutefois de plus fidéliser), développement du GIGN, dotations en véhicules d’intervention polyvalents de la gendarmerie (les centaures récemment déployés), professionnalisation des PSIG (pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie)… mais également à la police (développement du RAID, créations des CRS 8….). Les armées peuvent avoir un rôle - tout à fait cadré d’un point de vue légal et qui doit être planifié - dans un tel scénario, mais elles constituent l’ultima ratio.
Mais ce qui fera la différence, ce sera la robustesse du maillage territorial, avec ses brigades immergées dans la population, soit la capacité d’agir très vite en tout lieu, en lien étroit avec l’ensemble des acteurs. Dans un contexte de grand désordre, ce sera dans un cadre déconcentré, au niveau maximum des départements, soit pour la gendarmerie le niveau des groupements, et des points d’appuis tactiques que constituent les compagnies de gendarmerie départementales, que la manoeuvre sera conduite. Là, plus que jamais, ce seront les chefs qui feront la différence.
Mais restons optimistes. C’est ce même maillage territorial, au-delà de sa composante sécuritaire, car comprenant l’ensemble des composantes de la société civile - élus, magistrats, professeurs, éducateurs, chefs d’entreprises, membres d’association…-, qui peut encore permettre d’éviter un scénario tragique. Les forces vives sont là. Le local, la proximité sont déterminés pour cela. Des maires récemment éprouvés comme celui de L’Hay-les-Roses, Vincent Jeanbrun, en témoignent. Encore faudrait-il que le niveau politique central ose, enfin, prendre les mesures fortes et structurelles que le bon sens premier appelle.
Armes, insurrection et réseaux criminels : derrière les émeutes, la vertigineuse perte du monopole effectif de la violence par l’Etat | Atlantico.fr
Bertrand Cavallier : Sans doute, ce terme « d’autorités » correspond aux personnes qui détiennent le pouvoir d’orienter, d’influencer, de préparer et de décider, à différents niveaux l’avenir de la collectivité, en l’occurence nationale. Ce sont au premier chef, donc les acteurs politiques, mais il faudrait y associer leur environnement technocratique, soit la haute administration. La dernière interview de Georges Bensoussan dans le Figaro[1], en date 4 juillet dernier, est très éclairante sur l’état du déni, et les raisons de celui-ci s’agissant de la réalité explosive de notre pays.
Nous étions pourtant, à des niveaux certes moins élevés, en charge de commandements opérationnels, quelques-uns à agir comme lanceurs d’alerte sur une réalité qui sautait aux yeux, s’agissant de facteurs lourds d’affrontements. Ainsi, commandant d’un groupement de gendarmerie mobile, j’adressai, le 15 novembre 1995, une fiche au directeur général de la gendarmerie nationale (et donc à son environnement immédiat) dont je vous livre un extrait : «… premièrement et à titre principal, la maintien de l’ordre en métropole, dans son concept le plus extensif (politique de la ville, sécurisation…) et dans ses mutations profondes : les manifestions se concrétisent de façon croissante par leur dérégulation, l’usage grandissant de la violence physique, la sur-mobilité des adversaires; dans cette perspective, les révoltes des banlieues constituent évidemment le phénomène peut-être le plus préoccupant compte tenu de leur ampleur (géographique, démographique…) et de la complexité du dysfonctionnement social et culturel qu’elles révèlent… ».
En 2006, dans un article co-écrit avec l’universitaire Anne Mandeville paru dans la revue Inflexions de l’armée de terre[2], et alors que je commandais le CNEFG (Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier), nous écrivions : « Le contexte socio-politique peut être caractérisé par une augmentation considérable de la conflictualité interne aux États, dont l'ancienneté des origines et du développement ne doit pas cacher la spécificité des manifestations contemporaines. Ces tensions témoignent du développement d’un processus de fragmentation continu et profond, pudiquement recouvert par le voile de l'expression volontariste de « société multiculturelle »; il s'agit d’une division en groupes qui peuvent se révéler profondément et violemment antagonistes (…). En termes de sécurité et de respect de l’égalité des droits, l’unification si chèrement acquise risque de se déliter en autant de mouvances, fiefs ou autres zones de non-droit. Cette montée en puissance en Europe de la légitimité du communautarisme n’est pas sans lien avec la multiplication des flux transnationaux de toutes sortes, dont l'impact sur l’action de police est fondamental ».
Quels scénarios pourraient mener à une mobilisation coordonnée de ces armes ? Qui pourrait être à la manœuvre ? Criminels ? Cartels ? Pour quels motifs ? Une révolte ? Des revendications politiques ?
Bertrand Cavallier : Il suffit d'une étincelle pour qu'une crise éclate. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à un contexte très complexe qui cumule frustrations et logiques de refus de notre société. Il existe des dynamiques de contre-société. Il faut reprendre les facteurs qui expliquent ce qui s'est passé : une combinaison encore plus complexe et potentiellement plus dure pourrait conduire à des situations plus radicales. La situation actuelle est marquée par des zones de moins en moins contrôlées, où l’on observe la présence de groupes équipés d'armes de guerre, la présence de gangs et de micro-cartels qui pourraient prendre de l'ampleur. Heureusement, ces groupes sont encore limités. De plus, il existe des tensions idéologiques qui pourraient soutenir des modes d'actions armées. Les conditions pré-requises sont réunies.
Les dealers auraient contribué à limiter l’embrasement cette fois, en refusant de fournir des armes notamment. Cela pourrait-il changer à l’avenir ?
Bertrand Cavallier : Il faut se pencher sur cette économie parallèle. Pendant de nombreuses années on a considéré cela, de manière plus ou moins consciente, mais pouvant participer d’un certain cynisme, comme une fatalité qui avait le mérite de stabiliser des banlieues. C'était évidemment un mauvais calcul. Certes, les trafics n'ont aucun intérêt aux troubles. Sauf qu'ils n'ont pas de consistance idéologique. Et de plus, on le voit bien à Marseille, personne n'a pu réguler les actions très violentes qui ont eu lieu ces derniers jours. L'idée selon laquelle les trafiquants peuvent maintenir l’équilibre dans ces quartiers me semble de moins en moins crédible.
En ce qui concerne les gangs et le trafic de drogue, cela pose plusieurs problèmes et a plusieurs conséquences. Une partie de la jeunesse française est très affectée. Qui n’a pas parmi ses proches l’exemple d’un adolescent, d’une adolescente frappée durement par l’addiction ? L’addition de ces drames individuels constitue un péril collectif pour notre nation qui neutralise une partie de sa vitalité. En comparaison de ce qui a été démontré contre la Covid, nous n'avons pas vraiment déclaré la guerre contre le trafic de drogue ! De plus, ces cartels sont en plein développement et disposent de capacités financières considérables, capables de déstabiliser des États. Il est nécessaire d'adopter une approche plus globale pour faire face cette nouvelle menace en pleine mutation.
« Je ne crois pas à l’insurrection, car personne ne dirige ni ne coordonne ce mouvement. Si tel était le cas, la République s’effondrerait car nous n’aurions pas les forces suffisantes pour nous opposer à quelques centaines de milliers d’individus déterminés. » a déclaré le préfet Michel Aubouin. Partagez-vous ce constat ?
Bertrand Cavallier : Ce qui s'est passé procède déjà d’un phénomène insurrectionnel. Si l'on pose la question aux centaines de commerçants, aux personnes qui se sont retrouvées isolées et menacées, dont les biens ont été pillés, aux maires qui ont été confrontés à une situation difficile, etc… ils vous le diront. Par ailleurs, des attaques sont de plus en plus fréquentes contre les policiers, même lors de leurs trajets de travail ou près de leur domicile. C'est un signal d'alerte qui ne peut être pris à la légère.
Il est important de souligner que cette crise ne peut être dissociée des idées évoquées par Michel Onfray, notamment celle d'une guerre civile larvée, donc en gestation. Constat très parlant, il devient extrêmement difficile d'évoquer certains sujets sans craindre des réactions hostiles. Les exemples des obstacles rencontrés et de la tétanisation de certaines élites dans la capacité à assumer le devoir de mémoire de martyrs de la République, tels que Samuel Paty et Arnaud Beltrame, sont des indicateurs objectifs d’une potentielle confrontation d’envergure.
L’histoire est tragique, rappelait Raymond Aron. Et notre histoire est prodigue d’individualités dont les parcours brillants ne les ont pas prédisposés à une grande lucidité. Sans évoquer « la légèreté de l’être » que l’on peut constater chez des sujets de tout niveau, l’observation sociologique des élites par un Marc Bloch, si bien analysée dans « L’étrange défaite » est d’une frappante actualité.
Et en évoquant Marc Bloch, j’ajouterai que parmi les composantes de notre chère nation, l’une d’elles de par les souffrances endurées est d’une plus grande vigilance. Or, elle doit quitter certains territoires. Or, elle s’interroge à moyen terme sur sa présence durable en France.
Sauf à agir vite, fortement et de façon globale, comme je l’ai maintes fois expliqué dans les colonnes de ce média, le scénario d’une insurrection armée de grande ampleur n’est pas à exclure. Nous n'avons plus que quelques années pour redresser la situation. Et tout est encore possible car, au-delà des origines, la majorité de la population attend cela.
Si des émeutiers décidaient d’agir dans une perspective d’insurrection. Que serions-nous capables de faire pour y répondre ? Que nous permet le droit ? Avons-nous les ressources pour répondre ?
Bertrand Cavallier : Les préalables sont la lucidité, la volonté, et la combativité adossée à une densité idéologique, soit une certaine idée de la France, soit les ressources morales, voire spirituelles. A tout niveau.Les régimes juridiques existants ne constituent pas une entrave à l’action de force si elle devait s’imposer. En revanche, ceux qui entravent le redressement encore possible, doivent être évidemment modifiés en conséquence.
Les capacités opérationnelles existent et ont pour partie évolué pour s’adapter au nouveau contexte sécuritaire. Je pense notamment à la gendarmerie (montée en puissance de la gendarmerie mobile et de la réserve, qu’il convient toutefois de plus fidéliser), développement du GIGN, dotations en véhicules d’intervention polyvalents de la gendarmerie (les centaures récemment déployés), professionnalisation des PSIG (pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie)… mais également à la police (développement du RAID, créations des CRS 8….). Les armées peuvent avoir un rôle - tout à fait cadré d’un point de vue légal et qui doit être planifié - dans un tel scénario, mais elles constituent l’ultima ratio.
Mais ce qui fera la différence, ce sera la robustesse du maillage territorial, avec ses brigades immergées dans la population, soit la capacité d’agir très vite en tout lieu, en lien étroit avec l’ensemble des acteurs. Dans un contexte de grand désordre, ce sera dans un cadre déconcentré, au niveau maximum des départements, soit pour la gendarmerie le niveau des groupements, et des points d’appuis tactiques que constituent les compagnies de gendarmerie départementales, que la manoeuvre sera conduite. Là, plus que jamais, ce seront les chefs qui feront la différence.
Mais restons optimistes. C’est ce même maillage territorial, au-delà de sa composante sécuritaire, car comprenant l’ensemble des composantes de la société civile - élus, magistrats, professeurs, éducateurs, chefs d’entreprises, membres d’association…-, qui peut encore permettre d’éviter un scénario tragique. Les forces vives sont là. Le local, la proximité sont déterminés pour cela. Des maires récemment éprouvés comme celui de L’Hay-les-Roses, Vincent Jeanbrun, en témoignent. Encore faudrait-il que le niveau politique central ose, enfin, prendre les mesures fortes et structurelles que le bon sens premier appelle.
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