11 septembre 909 : fondation de l'abbaye de Cluny


La Règle de saint Benoît (première moitié du VIe siècle) encadre tous les monastères d'Occident au cours du premier millénaire. Après la décadence des temps mérovingiens, Benoît, abbé d'Aniane, près de Montpellier, au début du ixe siècle, restaure la vie monastique bénédictine, mais c'est de nouveau l'anarchie à la fin du siècle. La fondation de l'abbaye de Cluny en Mâconnais, en 909, par Guillaume d'Aquitaine remet en valeur les grands principes de la règle bénédictine : élection libre de l'abbé, indépendance à l'égard des princes et des évêques, primauté de la prière et de la liturgie. L'abbaye affirme sa dépendance directe du pape, dont elle valorise ainsi la fonction. Toutes les abbayes fondées ou réformées par Cluny restent sous l'autorité de son abbé. Aux xie et xiie siècles, l'abbaye est devenue la tête d'un ordre qui essaime dans toute l'Europe. À ses plus beaux jours, l'« État clunisien » compte cinquante mille moines. Cluny joue un rôle important dans la civilisation médiévale : épanouissement de l'art roman, reconquista espagnole…

Jean-Urbain COMBY : professeur émérite d'histoire de l'Église à la faculté de théologie de l'université catholique de Lyon.

L’ordre naît à partir de l'abbaye mère, créée en 909 à Cluny (peut-être le 2 ou le 11 septembre), en Mâconnais, sur la Grosne, un petit affluent de la Saône, à une époque où, par réaction contre les déviations et altérations de la vie régulière provoquées par les vicissitudes des décennies antérieures, des réformateurs s'employaient à restaurer le monachisme par un retour aux sources.

Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine, fondateur de l'ordre, est un personnage très puissant, membre de la haute aristocratie. Il agit par piété, selon un usage fréquent dans ce milieu, afin d'obtenir le pardon de ses péchés et de bénéficier pour lui-même et ses descendants de la prière des moines. Il donne donc son domaine (villa) de Cluny, sur lequel, dit-il, sera construit un monastère, dont il confie l’installation à l'abbé Bernon, connu dans la région par l'œuvre de régénération qu'il vient de mener à bien à Gigny et à Baume (non loin de Lons-le-Saunier), et auquel il enjoint d'établir une communauté qui observera la règle de saint Benoît - telle qu'en lait on la pratiquait alors, c'est-à-dire suivant les prescriptions élaborées un siècle plus tôt par Benoît d'Aniane.


Le diplôme rappelle avec vigueur que les laïcs ne devront en aucune façon intervenir dans la vie de l'abbaye. L'abbé sera librement élu par les seuls moines. Personne ne pourra porter atteinte aux biens de l'établissement, érigé sous le vocable des saints Pierre et Paul et placé sous la protection spéciale du Saint-Siège qui en a la propriété éminente. Personne ne pourra révoquer la charte de fondation, qui souligne qu'en cet « asile de prières » on « poursuivra sans cesse le dialogue avec le ciel. » Le chant des offices constitue la contrainte première de ces religieux qui sont d'abord des orants.
Bernon dirige ce couvent encore modeste en appliquant rigoureusement ces obligations. Après lui, le très saint abbé Odon (926-942) diffuse la réforme en plusieurs établissements importants (Fleury, Saint-Julien-de-Tours, Lézal, elc.) eI confère à son abbaye une renommée telle qu'elle commence à être perçue, jusqu'à Rome, comme un modèle exceptionnel. Toutefois, bien qu'il fasse passer sous son autorité quelques maisons déjà en place (Charlieu, Romainmôtier) et bien qu'il en crée quelques nouvelles qu'il contrôle directement (Souvigny), il ne cherche pas à organiser une véritable congrégation dont Cluny serait la tête. Il se contente de maintenir l'union par l'observance de la même règle.
En revanche, l'abbé Mayeul (vers 948-994), issu d'une famille de la haute noblesse provençale, élargit la communauté et lui donne des structures fermes. Soutenu par les plus éminents personnages du siècle, particulièrement par les empereurs Otton le Grand et Otton II, l'impératrice Adélaïde, le roi et la reine du royaume de Bourgogne, par des comtes et des évêques influents, il reçoit d'eux, ou grâce à eux des domaines, les uns tout équipés, sur lesquels s'édifient les monastères, et d'autres assez vastes pour que s'y fixent aussitôt des religieux.

En outre, comme à l'abbé Odon, certains lui sont confiés, dans lesquels il introduit les coutumes clunisiennes. Ces installations sont en général importantes par leurs effectifs et leurs biens. Des paysans y exploitent les terres pour le compte des moines. L'abbé de Cluny se considère comme le supérieur immédiat de chacune d'elles. Il les surveille et obtient à cette fin des privilèges du pape. Cependant, territorialement, l'expansion reste limitée aux pays du sud du duché de Bourgogne étendus jusqu'au Bourbonnais et, plus largement, au royaume de Bourgogne qui va du Jura à la Provence. En 994, il gouverne une trentaine de maisons, parmi lesquelles les plus marquantes, outre Charlieu, Romainmôtier et Souvigny, sont Sauxillanges, Payernes, Saint-Saturnin-du-Port, Rompon, Ganagobie et Rosans, peut-être déjà Paray-le-Monial et Saint-Marcel près de Chalon, sans compter quelques abbayes plus autonomes qui acceptent son magistère (comme Saint-Pierre au ciel d'or de Pavie).
Avec son successeur, Odilon de Mercœur, issu d'une famille noble d'Auvergne et élu selon la volonté de Mayeul avant sa mort, une profonde mutation s'accomplit. C'est, en effet, le temps où les structures sociales, nées du système carolingien et fondées sur la force de la haute aristocratie s'effondrent. L'empereur, les rois, mais aussi les ducs et les comtes, n'étant plus assez puissants, sauf dans leurs fiefs, pour tenir les campagnes.
En moins de quarante ans, une autre organisation des pouvoirs s'aménage : la féodalité, dans laquelle le nouvel abbé réussit à couler parfaitement la congrégation. Il y parvient d'autant mieux que la Papauté la soustrait alors à la juridiction des évêques (c'est l'exemption, accordée en 998 et renforcée en 1024), ce qui appuie l'autorité du supérieur général. Il procède parallèlement en intervenant avec d'autres pour propager les mouvements de paix et proposer à la noblesse comme fonction idéale la protection des faibles et des sans défense. Il ouvre ses monastères pour y accueillir les cadets de famille et, par-dessus tout, il apporte aux puissants, en échange de dons matériels, la prière perpétuelle des moines, c'est-à-dire à la fois l'espérance du salut et la mémoire pieusement gardée des lignages. Ainsi, grâce à de très nombreuses donations de domaines de dimensions moyennes ou modestes, les fondations de petites abbayes abritant seulement quelques religieux se multiplient. A la mort d'Odilon en 1049, il a ainsi resserré le réseau primitif. Il l'a développé en Bourgogne et fortement implanté en Auvergne.

Hugues de Semur, un Bourguignon de bonne noblesse qui lui succède peut, au long de son abbatiat qui dure soixante ans, construire sur ces bases une immense congrégation. Animé par un extraordinaire dynamisme, convaincu de ce que Cluny représente le meilleur modèle de la perfection monastique et de la vie chrétienne, intelligemment ambitieux, sachant jouer du prestige de son ordre aussi bien que de ses propres vertus, il agit d'autant plus vigoureusement qu'il entretient des relations privilégiées avec l'ensemble du monde féodal et avec les personnages les plus puissants de l'époque : les papes, et tout spécialement Urbain II - un ancien clunisien qui le comble de privilèges -, les empereurs, le roi de France, le roi de Castille Alphonse VI qui lui fait don d'une quantité considérable d'objets et de pièces d'or saisis aux musulmans.
Semur poursuit inlassablement les fondations, en même temps qu'il continue à faire passer de grandes abbayes avec leurs dépendances sous sa direction, soit parce que leurs dirigeants interviennent eux-mêmes pour être agrégés à la congrégation (Moissac, Saint-Jean-d'Angély, Saint-Martial-de-Limoges, Figeac), soit parce que la Papauté les lui confie pour réforme (Saint-Gilles, Vézelay). A sa mort, en 1109, il est à la tête d'un ordre comptant environ 1 100 maisons, installé grâce à lui, au-delà de la zone primitive, en Poitou et Aquitaine, dans la région parisienne et dans le nord de la France, en Angleterre, en Lombardie et en Espagne.
L'Allemagne, l'Italie centrale et méridionale, les contrées occidentales du royaume capétien sont peu atteintes du fait qu'y ont été antérieurement établies des congrégations organisées, dont certaines, cependant, comme celles d'Hirsau en terre germanique, de Farfa en pays romain et de Sahagun en Castille, sont liées aux clunisiens par une union spirituelle - l'observance d'une règle analogue - sans être soumises au contrôle de l'abbé supérieur.

Ce dernier, élu par les moines de la maison-mère, a sous son autorité directe, outre celle-ci, de très nombreux monastères qualifiés de prieurés - dont les deux-tiers au moins ont des effectifs inférieurs à dix religieux. Il y nomme les prieurs qui les administrent en son nom et qu'il mute comme il l'entend.
Quelques établissements importants, parmi ceux qui ont été intégrés, gardent le statut d'abbaye ; on les appelle abbayes d'obédience. Les profès y élisent l'abbé qui jure fidélité au chef suprême. Celui-ci inspecte et visite régulièrement toutes les maisons. L'ensemble forme une très entreprises religieuses du temps, agissant sur les comportements du groupe seigneurial avec lequel ils ont des relations étroites et au sein duquel ils se recrutent, influant aussi sur tous les habitants des campagnes grâce à leurs implantations en de nombreux villages et grâce aux églises paroissiales qu'ils détiennent et desservent.

Sur le plan spirituel, ils diffusent le culte des saints qui leur sont chers. Ils aident au succès des pèlerinages pour l’accomplissement desquels leurs maisons sont des relais. Ainsi, celles qui jalonnent le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils soutiennent l'action militaire des rois de Castille pour la reconquête des territoires occupés par les musulmans et s'emploient à faciliter la participation à ces expéditions de seigneurs bourguignons. De même, ils favorisent les pèlerinages en Terre Sainte, pour lequel, au siècle suivant, ils contribuent matériellement à l'équipement des croisés.
Attribuant une grande importance aux prières pour les défunts, ils développent dans Ia société les cultes en faveur et en souvenir des morts (la fête du 2 novembre). Sur le plan moral, ils privilégient, outre les vertus proprement monastiques vaste familia - c'est le terme usité répartie en de multiples installations et gouvernée par un unique pouvoir. Il faut cependant nuancer ce propos du fait que l'immensité de la congrégation oblige à laisser agir, comme des pôles d'attraction, des monastères localement puissants et influents. Il s'agit des cinq « filles de Cluny » : les prieurés de Souvigny, Sauxillanges, La Charité-sur-Loire, Saint-Martin-des-Champs, près de Paris, Lewes en Angleterre ; et, en parallèle, des abbayes d'obédience plus dynamiques ainsi que quelques autres prieurés importants (Abbeville, Carennac, Bermondsey en Angleterre, Pontida en Lombardie, Carrion en Castille, etc.).
Présents presque partout grâce à leurs établissements ou par le rayonnement qu'ils exercent sur d'autres, les clunisiens marquent de leur empreinte certaines des (chasteté), l'amour de la paix et la charité (assistance aux pauvres). Ils coopèrent enfin très fortement à la réussite de l'art roman, même s'ils n'en sont pas les créateurs - ou s'ils ne le sont pas davantage que d'autres.
L'abbatiale de Cluny III, dont l'édification est lancée en 1088 par l'abbé Hugues pour le plus exaltant triomphe de l'ordre, apparaît comme une réalisation exemplaire. Longue de 190 mètres, avec un chœur très profond, deux transepts, une nef de 11 travées à doubles collatéraux, précédée d'un vaste narthex, elle fut la plus grande église de la Chrétienté jusqu'à la construction de Saint-Pierre-de-Rome. D'autres sanctuaires méritent tout autant d'être admirés : Moissac, La Charité-sur-Loire, Charlieu, Payerne, Mozac, Ganagobie, par exemple : beaucoup d'autres, en revanche, ont disparu - victimes des vicissitudes de l'histoire.
Lorsque, vers 1130, s'achève la construction de cette extraordinaire église, l'ordre de Cluny sort juste d'une très grave crise qui l'a frappé sous l'abbatiat de Pons de Melgueil, qui a abdiqué en 1122 au moment le plus rude de l'épreuve. De celle-ci, l'historien ne perçoit pas très clairement les causes. Il est évident que les difficultés financières consécutives aux dépenses excessives engagées par Hugues, ont pesé plus encore sur les débats, parfois très vifs, opposant les moines à des évêques qui acceptent mal l'exemption et veulent reprendre en mains les paroisses que dirigent les religieux - revendication tout à fait justifiée, que va d'ailleurs soutenir la Papauté.
S'ajoutent aussi peut-être les maladresses de Pons et un différend, mal aisé à saisir, qui le confronte au pape. Toujours est-il que les clunisiens se divisent. Ce conflit interne étant d'autant plus aigu qu'à la même époque le renouveau monastique, représenté d'abord par les cisterciens (dont la première fondation, celle de Cîteaux, date de 1098), incite quelques-uns d'entre eux à réagir contre certains accommodements pris avec la règle et que les tenants de la réforme dénoncent leur laxisme. Pons, démissionnaire, puis frappé de sanctions ecclésiastiques, est remplacé par Pierre le Vénérable, homme cultivé, pondéré et réaliste.
Celui-ci réussit, par sa sagesse et grâce à son autorité morale, à rétablir la paix. Se refusant à une conversion au mouvement rénovateur, il opte pour une revigorisation de la vie monastique par le rétablissement de l'observance ancienne selon la tradition venue de Mayeul et de Odilon. Il se fait estimer par les évêques. Il entretient des rapports cordiaux avec les papes. Il gouverne bien. Il gère avec prudence les domaines abbatiaux et règle, au moins provisoirement, les problèmes budgétaires. Il redonne ainsi à la congrégation une réelle vigueur, et participe au maintien de son respect jusqu'à sa mort (1156) et même au-delà.

Il ne parvient pas, toutefois, à lui faire retrouver le dynamisme du siècle précédent. La situation générale demeure fragile. L'expansion se ralentit très considérablement. Cela ne signifie pas, certes, qu'il y ait un véritable dérèglement spirituel et moral, les manquements, qui concernent avant tout des pratiques de la vie quotidienne (alimentation, vêtements), n'étant pas graves.
Pourtant, dès la fin du XIIème siècle, on constate un certain affadissement, un engourdissement, une sclérose de plus en plus marquée. Dans leurs abbayes et dans leurs prieurés - où, souvent, ils ne sont guère que quatre ou cinq -, les moines s'occupent, plusieurs heures par jour et par nuit, à chanter l'office. En dehors de cette occupation primordiale, ils œuvrent fort peu, se contentant d'entretenir comme ils le peuvent leurs monastères. Ce qu'ils feront, nonobstant quelques tentatives de restauration sans lendemain, en ne cessant de se replier sur eux-mêmes et de s'affaiblir, jusqu'à ce que la Révolution supprime définitivement leur ordre.

HISTORIA SPECIAL N°19 – MARCEL PACAUT, Docteur ès lettres, agrégé d'histoire, professeur émérite à l'université Lyon II, est spécialiste de l'histoire ecclésiastique et religieuse du Moyen Age, particulièrement de l'histoire de la papauté et du monachisme.


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