24 septembre 768: Mort, funérailles et tombe du roi Pépin le Bref - Texte d'Alain DIERKENS
Les sources écrites conservées sont laconiques sur la mort de Pépin ; les Continuations du livre IV des Chroniques de Frédégaire ou les Annales Mettenses priores - textes écrits, on le sait, dans l'entourage direct de Pépin ou de Charlemagne et donc bien informés sur ce point - rapportent que Pépin, tombé malade à Saintes, avait immédiatement décidé de se rendre à Saint-Denis, en passant par Poitiers et par l'abbaye de Saint-Martin de Tours qu'il combla de largesses. Arrivé à Saint-Denis avec sa femme et ses deux fils, ayant pris conscience de l'imminence de sa mort, il convoqua les grands du regnum Francorum, tant laïcs qu'ecclésiastiques, et leur fit approuver un partage du royaume entre Charles et Carloman(6). Il décéda peu de temps après, le 8 des kalendes d'octobre (24 septembre 768) et, comme il l'avait voulu (ut ipse voluit), il fut enterré à Saint-Denis par ses deux fils : l'enterrement eut lieu cum magno (ou summo) honore (7).
On a, par ailleurs, conservé quatre chartes (dont trois en original) de Pépin données en faveur de Saint-Denis en 768. Trois d'entre elles sont datées de la veille de sa mort (le 9 des kalendes d'octobre) et la quatrième de septembre 768 sans plus de précision ; on y lit les dernières décisions politiques du souverain et, notamment, une précision quant à sa sépulture : donatum in perpetuum pro animae nostrae remedium seu et propter locum sepulturae corporis mei ad eundem sanctum locum esse volumuss (8).
Le 13 janvier 769, dans un acte daté d'Aix-la-Chapelle et, lui aussi, conservé en original, Charlemagne émettait le souhait d'être inhumé à Saint- Denis où reposait son père (...ubi...domnus et genitor noster Pippinus rex requiescere videtur et nos, si Domino placuerit, sepelire - sic pour sepeliri- cupimus) (9). Quelques années plus tard, en 783, il fit, en outre, transférer à Saint-Denis le corps de sa mère Berthe, morte à Choisy, pour l'y ensevelir aux côtés de Pépin (iuxta sepulchrum viri sui gloriosi Pipini régis) (10).
On a, par ailleurs, conservé quatre chartes (dont trois en original) de Pépin données en faveur de Saint-Denis en 768. Trois d'entre elles sont datées de la veille de sa mort (le 9 des kalendes d'octobre) et la quatrième de septembre 768 sans plus de précision ; on y lit les dernières décisions politiques du souverain et, notamment, une précision quant à sa sépulture : donatum in perpetuum pro animae nostrae remedium seu et propter locum sepulturae corporis mei ad eundem sanctum locum esse volumuss (8).
Le 13 janvier 769, dans un acte daté d'Aix-la-Chapelle et, lui aussi, conservé en original, Charlemagne émettait le souhait d'être inhumé à Saint- Denis où reposait son père (...ubi...domnus et genitor noster Pippinus rex requiescere videtur et nos, si Domino placuerit, sepelire - sic pour sepeliri- cupimus) (9). Quelques années plus tard, en 783, il fit, en outre, transférer à Saint-Denis le corps de sa mère Berthe, morte à Choisy, pour l'y ensevelir aux côtés de Pépin (iuxta sepulchrum viri sui gloriosi Pipini régis) (10).
Lire également : PEPIN LE BREF, maire du palais de Neustrie et de Bourgogne (741-751) puis roi unique des Francs (751-768) (grandeschroniquesdefrance.blogspot.com)
De plus amples précisions sur la tombe de Pépin sont fournies par trois textes postérieurs : une lettre de Louis le Pieux à Hilduin, abbé de Saint- Denis (vers 835), un passage du mémoire que l'abbé Suger consacra à son administration de Saint-Denis (1 145-1 149) et une addition du XIIème siècle dans un manuscrit de la Chronique d'Hugues de Fleury (11). Dans la lettre datée des environs de 835 et surtout consacrée à des écrits grecs et latins conservés dans l’armarium de l'abbaye (12), Louis parle de son père Charles, puis de son grand-père Pépin dont il évoque le sacre de 754 (in regem Francorum unc- tus) devant l'autel dédié à saint Denis ; il ajoute que le titulus du conditorium de Pépin apprend avec quelle humilité (13) le roi, à la fin de sa vie, a ordonné d'être enterré ante limina basilicae sanctorum martyrumu (14). Dans le traité de Suger (15), on peut lire qu'en 1137, l'abbé avait commencé ses grands travaux à l'église abbatiale par la façade occidentale, plus précisément par l'entrée (ad priorem valvarum introitum), « en démolissant un appendice (augmentum) construit par Charlemagne pour un motif assez respectable : en effet son père l'empereur (imperator) Pépin s'était fait ensevelir devant l'entrée (extra in introitu valvarum), non pas sur le dos mais la face contre terre (prostratum non supinum), pour expier les péchés de son propre père Charles Martel » (16). Enfin, un manuscrit de Saint-Maur-des-Fossés contenant le texte de la Chronique de Hugues de Fleury ajoute que Pépin fut enterré prostrata facie (17).
Pourquoi Saint-Denis ?
La première question qui se pose est de savoir pourquoi c'est à Saint- Denis que Pépin le Bref a souhaité être enterré. Les réponses possibles, complémentaires, abondent. On connaît les liens étroits entre Pépin et l'abbaye : il y fut éduqué (18) ; l'abbé Fulrad, premier des chapelains royaux, est un des hommes les plus proches de lui, et cela, bien avant le coup d'Etat de 75 1 (19) ; le second sacre royal (celui que le pape Etienne II conféra à Pépin et à ses deux fils, à Saint-Denis, en juillet 754) revêt pour Pépin une extraordinaire importance (20) ; les nombreuses donations de Pépin à Saint-Denis (21) - y compris pour le Trésor de l'abbaye (22) - révèlent un attachement pour Denis explicitement souligné dans les préambules des chartes rédigées à ces occasions, etc. À ces arguments, il faut évidemment ajouter que c'est à Saint- Denis que le père de Pépin, Charles Martel, avait été enterré en 741 (23), que celui-ci avait également témoigné une dévotion marquée pour Denis, Rustique et Eleuthère (24) et qu'en 768, rares étaient ceux qui mettaient en cause sa politique, même religieuse (25). Enfin, je dirai plus loin pourquoi je crois que les travaux que Fulrad fit faire à l'abbatiale de Saint-Denis ont été entrepris dès les années 750 et qu'ils doivent beaucoup à la générosité et à l'appui de Pépin.
Une inhumation ante limina basilicae
Si le choix de Saint-Denis ne pose donc aucune difficulté particulière, l'endroit précis que Pépin a retenu pour sa tombe mérite l'attention, surtout si l'on sait que la tombe de Charles Martel avait, elle, été placée dans le chœur, près de l'autel, « du côté gauche » (c'est-à-dire au Nord) (26). Si l'on en croit Louis le Pieux qui se réfère au titulus placé sur la tombe de son grand-père, c'est Pépin lui-même qui a souhaité - l'inscription dirait même « a ordonné » (preceperit) - être enterré ante limina basilicae. Un tel emplacement implique une volonté d'humilité, bien sûr ; d'autres exemples, antérieurs à celui-ci, le montrent à suffisance. De manière générale (27), le porche de l'église, le narthex, était considéré comme l'emplacement réservé aux pénitents ou à ceux qui attendaient une purification avant d'avoir le droit d'entrer dans l'église proprement dite. D'un point de vue théologique, comme il existe une correspondance entre l' ici-bas et la topographie de l'au-delà, un enterrement ante limina ou in porticu ecclesiae préfigure l'attente devant les portes du Paradis ; on trouve d'ailleurs des attestations explicites d'assimilation de l'église à la Jérusalem céleste. Par voie de conséquence, un enterrement dans une église est souvent considéré comme une préfiguration de la sainteté et, même si des dérogations sont prévues (28), l'inhumation in ecclesia n'apparaît dès lors comme recommandable que si des signes incontestables ont manifesté la volonté divine.
De nombreuses Vitae montrent ainsi le saint d'abord enterré dans le porche ou le portique d'une église avant qu'un miracle ou qu'une vision ne justifie une élévation des reliques et une translation du corps près de l'autel ; le cas de la Vita de saint Aimé de Remiremont (mort vers 628 ; texte de la fin du VIIème siècle) (29) est d'autant plus intéressant que les termes utilisés sont proches, voire identiques à ceux qui concernent Pépin. À l'approche de sa mort, le saint, s'estimant indigne d'un ensevelissement dans l'église, demande de préparer sa sépulture devant l'entrée de la basilica et rédige lui-même un titulus insistant sur son statut de pénitent; quelques jours après son enterrement là où il l'avait ordonné (loco quo ipse preceperat), une vision enjoint à la communauté de transférer le corps près de l'autel (30). Arnold Angenendt insiste principalement sur cet aspect d'humilité et de pénitence ; il interprète en ce sens les sépultures pontificales attestées - du début du VIème aux environs de 700 - dans le porche ou la sacristie (secretarium) de Saint-Pierre de Rome et voit dans l'influence romaine la raison d'inhumations in porticu d'évêques ou de souverains anglo-saxons du VIIème et du début du VIIIème siècle (31). Il est cependant évident que la sépulture ante limina peut aussi avoir une valeur de protection : le défunt apparaît alors, en quelque sorte, comme le gardien ou comme le portier du sanctuaire (32). Si l'on ajoute qu'un titulus explique les raisons de l'emplacement de la tombe, nécessairement vue par tout visiteur, une tombe ante limina prend valeur de modèle et renforce encore le rôle du souverain comme garant du christianisme et comme incarnation d'une attitude morale exemplaire. On ne peut, à mon sens, dissocier une réelle volonté d'humilité de l'ostentation d'une éthique ou de vertus chrétiennes : l'humilité appelle l'admiration et se rapproche ainsi d'une forme d'orgueil.
Dans le monde franc, Pépin semble avoir été le premier souverain à opter pour ce type de sépulture ; le modèle romain et les exemples anglo-saxons ont pu jouer ici un rôle déterminant (33). Quoi qu'il en soit, on connaît de nombreux exemples de membres de la famille carolingienne à avoir été enterrés dans le porche ou devant le seuil de la porte d'une église, à commencer par Charlemagne lui-même. Le dossier historique et archéologique de la tombe de Charlemagne est dense et difficile (34) ; il comprend surtout un passage de la Vita Karoli d'Eginhard (35), des textes relatifs à l'ouverture de la tombe par Otton III le jour de Pentecôte de l'an mil, le résultat de fouilles archéologiques (dont certaines encore partiellement inédites) menées dans l'église du palais aux XIXe et XXe siècles. Une démonstration d'Helmut Beumann (36), d'autant plus magistrale qu'elle a été faite sans connaître le résultat de recherches archéologiques qui confirment ses hypothèses (37), a établi que la tombe de Charlemagne avait été construite devant l'entrée du Westwerk de l'église, exactement sous l'autel du premier étage et entre les portes (qui s'ouvraient vers l'intérieur) de ce massif occidental. Charlemagne avait été enterré, le jour même de sa mort (28 janvier 814), dans un sarcophage romain, sous un arc doré ; un portrait et une inscription (dont Eginhard et d'autres écrits indépendants nous donnent le texte) (38) complétaient l'ensemble.
On connaît bien aussi le cas d'Angilbert, abbé de Saint-Riquier et gendre de Charlemagne, mort quelques jours après Charlemagne, le 17 février 814. Angilbert, également par humilité, avait ordonné d'être enterré, dans son abbaye, ante fores templi, c'est-à-dire sous l'autel Saint-Sauveur du premier étage du Westwerk. Autour de sa tombe avait été gravée une inscription dont le texte est conservé ; si l'on en croit Hariulf de Saint-Riquier, le lieu de la sépulture avait été choisi à proximité de la porte de façon à ce que personne ne puisse entrer dans l'église sans fouler aux pieds la tombe (39).
Parmi les autres Carolingiens qui auraient souhaité être enterrés ante fores ecclesiae, on relèvera la volonté de Louis le Pieux de se faire inhumer devant le porche de son abbaye d'Inda/Kornelimunster (40) ; il en est probablement (41) de même, en 810, pour Pépin d'Italie, fils de Charlemagne, à Saint-Zénon de Vérone (42) et, en 794, pour Fastrade, femme de Charlemagne, à Saint-Alban de Mayence. Enfin, j'ai dit plus haut que - par la volonté de Charlemagne - la mère de Charles, Berthe, avait été inhumée en 783 à Saint-Denis, à côté de son mari.
Une inhumation face contre terre ?
On l'a vu, Suger de Saint-Denis rapporte que Pépin fut enterré prostratus, face contre terre ; le même terme (prostrata facie) se trouve aussi dans une interpolation d'Hugues de Fleury, addition qui soit vient directement de Suger, soit remonte - directement ou non - à un témoin oculaire de l'ouverture de la tombe en 1137. Il n'y a évidemment aucune raison de mettre en doute le témoignage de Suger sur ce point, même si l'explication qu'il en donne (l'expiation des péchés de Charles Martel) est à la fois invraisemblable et tout à fait anachronique pour le VIIIe siècle. Les Grandes Chroniques de France font, elles aussi, mention de la position du corps face contre terre (adenz), mais elles ajoutent aux renseignements fournis par Suger le fait qu'une croix avait été posée sous la face de Pépin et que la tête se trouvait à l'Orient, renforçant ainsi l'idée de prosternation. Comme ces Chroniques ont été rédigées en 1274 au plus tard et que - on le verra - la translation définitive des restes de Pépin vers le transept eut lieu en 1264, je crois que ces additions de Primat de Saint-Denis reposent sur des observations faites lors de l'ouverture de la tombe en 1264 et qu'elles doivent être prises en considération ; la présence de la croix n'a d'ailleurs pu être remarquée qu'au moment de la dépose du corps (43).
La position du corps face contre terre est rarement attestée (44), tant dans les textes qu'à l'occasion de découvertes archéologiques. Dans les exemples que relève Edouard Salin en 1952, seuls quelques-uns apparaissent sûrs ; leur datation semble plutôt tardive pour des sépultures mérovingiennes (fin VIIe siècle ?) et leur interprétation chrétienne reste difficile à prouver. Par ailleurs, à Esslingen, prieuré de Saint-Denis depuis l'abbatiat de Fulrad, une tombe masculine (?) du milieu ou de la seconde moitié du VIIIe siècle présente cette même position, associée à certains objets au possible caractère chrétien (45).
L’augmentum de Charlemagne
II reste à se demander où exactement fut enterré Pépin (en d'autres termes, où était la porte de l'église en 768) et ce que fut l’augmentum que construisit Charlemagne sur la tombe de son père. Il faut, pour ce faire, aborder la question controversée de l'architecture carolingienne de Saint- Denis et de l'église dite de Fulrad. La difficulté vient essentiellement de ce que les textes, déjà complexes, ont surtout été étudiés avant que des fouilles archéologiques sérieuses ne soient menées dans l'abbatiale par Sumner McKnight Crosby (46), que les premières études prenant en compte les résultats préliminaires de ces fouilles (47) ont paru avant que soit éditée et connue une description de l'abbatiale rédigée en 799 (48), que bien des recherches postérieures à cette édition (1980-1981) n'ont pu tenir compte du rapport définitif des fouilles (49), que ce rapport posthume (1987) (50à) n'a pas encore été véritablement soumis à la critique sauf en ce qui concerne la période mérovingienne (51), où l'on aboutit à des résultats totalement différents de ceux auxquels était arrivé le fouilleur... On ne m'en voudra donc pas de m'en tenir ici aux seuls points directement liés à la tombe de Pépin.
En s'en tenant aux textes qu'il connaissait (c'est-à-dire la totalité du dossier à l'exception de la Descriptio de 799), Léon Levillain a montré (52) de la façon la plus nette que les travaux de réfection de l'église abbatiale de Saint-Denis ont commencé à une date comprise entre 749 et 754 : l'église mérovingienne fut progressivement détruite à partir du chœur, où un autel fut consacré en 754. « Mais l'édifice ne fut achevé que sous Charlemagne : le gros œuvre était assez avancé quand Pépin mourut le 26 septembre 768, puisqu'il demanda à être enterré à l'entrée même de l'église (...) ; la consécration eut lieu le 24 février 775 » (53). Levillain croyait cependant que l'entrée de l'église « se trouvait au Nord, dans la basse-nef» parce que, se basant sur un passage du Libellus de consecratione ecclesiae Sancti Dionysii que Suger rédigea en 1 144 (54), le porche de l'accès aux portes principales, entouré de deux tours, était situé in anteriori parte, ab aquiloni (55); or il convient de traduire « sur la façade, du côté de l'Aquilon » (56), c'est-à-dire la partie de la façade occidentale au nord du contre-chœur.
Les fouilles de S. McK. Crosby en 1948 ont, en effet, révélé que la façade de l'église de Fulrad avait connu plusieurs étapes de construction et qu'en particulier y fut ajouté un chœur occidental, de plan polygonal (dans lequel certains ont d'ailleurs voulu voir, sans aucune preuve, une chapelle funéraire dans laquelle Pépin aurait, en un premier temps, voulu se faire enterrer (57). Au nord de ce chœur partait un couloir qui menait à l'extérieur ; un passage symétrique au Sud devait être réservé aux moines (58). Selon toute apparence, c'est donc aux portes de cet accès que fut enterré Pépin : les fouilles archéologiques, fort difficiles il est vrai, entre la façade de l'église de Fulrad et celle de l'avant-corps consacré en 1140 n'ont pas permis de repérer une tombe qui aurait pu être celui du roi Pépin ou de la reine Berthe (59).
Suger rapporte qu'en construisant son célèbre triple portail, il a démonté un augmentum qu'avait construit Charlemagne et dont on ne sait rien archéologiquement puisque la façade gothique a été vraisemblablement construite sur lui et à son emplacement. Cet augmentum était-il un simple porche recouvrant la tombe auparavant à l'air libre ? Était-il plutôt un espace fermé, identifiable avec le vestibulum dont parlent à plusieurs reprises les Miracula sancti Dionysii carolingiens (60) ? Était-il parfois désigné sous le terme conditorium (61) ? Pour y voir plus clair, il faudrait savoir quand exactement Charlemagne fit bâtir cet augmentum : à la mort de Pépin en 768 ? Au moment où il fit transférer les restes de Berthe en 783 ? A la fin de sa vie, après avoir été couronné empereur ? C'est ici qu'intervient la discussion sur la Descriptio de 799.
Ce texte étonnant, conservé dans un manuscrit carolingien de Reiche- nau (premier quart du IXe siècle ?), est une brève description (inspirée de celle que Grégoire de Tours a donnée de Saint-Martin à la fin du VIe siècle) de la basilica sancti Dionysii, établie la trente et unième année du règne de Charlemagne, donc en 799 ; on y donne surtout des dimensions ainsi qu'une énumération du nombre de colonnes, de luminaires, de fenêtres et de portes. A la fin de la description, sont cités Dagobert, Pépin le Bref, Charlemagne et Carloman.
En ce qui concerne l’augmentum, un premier problème vient des dimensions qui y sont fournies pour la basilica : 245 pieds de long, 103 pieds de large ; si l'on accepte la valeur habituelle du pied carolingien (environ 33 cm), on obtiendrait un édifice d'environ 80m sur 34. Or les fouilles ont établi que l'église carolingienne en elle-même devait avoir environ 63 m de long. Il n'y a dès lors que deux solutions : ou l'on accepte le pied de 33 cm et il faut supposer que, devant l'église de Fulrad, s'étendait un vaste portique comprenant éventuellement l’augmentum ; ou l'on part du rapport longueur/ largeur (245/103, soit 2,38) et de la longueur bien attestée archéologiquement pour le transept (28m hors d' œuvre), on déduit une longueur, dans ce cas, du pied à environ 27 cm (62) et on restitue la longueur de la basilica à quelque 66m, porche compris.
In fine, je l'ai dit, la Descriptio fait intervenir quatre souverains. La phrase est grammaticalement boîteuse (63) et permet deux interprétations totalement différentes. Pour Bernard Bischoff, Dagoberti régis et Pippino régi doivent se comprendre comme deux génitifs dépendant de de argento, ces deux derniers mots ne désignant plus uniquement les deux portes mais faisant aussi allusion aux largesses financières de Dagobert et de Pépin ; dès lors, la mention de Charlemagne et Carloman donne un terminus post quem pour la construction de l'église, commencée après la mort de Pépin (post mortem suam) sur ordre de celui-ci (« Pippin auf dessen Befehl seine Sohne, der Herr Karl und Karlmann, nach seinem Tode dièse Kirche errichteten ») (64). Bref, la construction de l'église de Fulrad devrait, toute entière, être datée d'entre 768/769 et 775 (65). Pour Alain Stoclet au contraire, le membre de phrase entre Dagoberti régis et Carlomannus doit se comprendre comme un titulus dédicatoire, placé au-dessus des portes d'argent qui venaient d'être décrites ; il traduit donc « Pour le roi Dagobert de bonne mémoire qui construisit ce monastère et pour Pépin, roi des Francs, qui (érigea) cette église, ses fils Charles, roi et seigneur, et Carloman firent (cette inscription) après sa mort et à sa demande » (66). Dans cette hypothèse, que j'estime plus convaincante que celle de B. Bischoff, le titulus aurait été gravé en 768/769 (et, peut-être, remanié après la mort de Carloman en 771) et implique que l'essentiel des travaux avait été fait sous le règne de Pépin.
Enfin, on a remarqué que la Descriptio ne faisait aucune allusion à l’augmentum ; certains ont trouvé ce silence surprenant et ont voulu l'expliquer par une réalisation postérieure à 799. Dans ce sens, ils trouvent une confirmation dans quelques vers d'une inscription carolingienne de Saint- Denis, dont ils font un titulus placé dans l’augmentum : Charlemagne y est dit optimus augustus Caesar, ce qui impliquerait une rédaction après Noël 800 (67). Je ne vois pas pourquoi cette inscription devrait être contemporaine de la construction ; l'argument me semble faible et peut être négligé (68).
Après examen attentif des hypothèses dont je viens d'esquisser les grandes lignes, je crois que la tombe de Pépin a été placée à l'ouest de l'église de Fulrad, devant l'entrée située au nord du contre-chœur. Voulus et conçus par Fulrad et Pépin dès les années 750, les travaux avaient déjà fortement progressé (69) : Charlemagne et Carloman ont donc pu, sans difficulté, respecter la volonté expresse de leur père. L’ augmentum a dû être construit peu après 768/769 (70) ; la construction de l'église était achevée en 775 ; un titulus placé alors devant la porte principale (et donc, non loin de l’augmentum) devait rappeler la part prépondérante prise dans le développement de Saint- Denis par le roi Dagobert et par Pépin le Bref. Cet augmentum, dont l'aspect est impossible à déterminer avec certitude mais qui était probablement un vestibule fermé greffé devant l'entrée proprement dite, contenait la tombe de Pépin et, depuis 783, celle de Berthe ; il devait être orné de statues ou de portraits (effigies, imagines) (71) et comporter au moins une inscription funéraire qui rappelait la volonté d'humilitas de Pépin. Cette inscription devait être différente de celle reprise dans la Descriptio (72) ; peut-être contenait-elle les mots sub hoc conditorio (è3) .
La tombe de Pépin après Suger
Suger a ouvert la tombe de Pépin, dont, selon toute apparence, il connaissait l'emplacement exact et la nature. On a parfois supposé qu'il avait recueilli les restes du roi et qu'il les avait replacés ailleurs, soit dans le narthex, soit près du chœur. Si l'on accepte la valeur des renseignements donnés sur la position du corps de Pépin dans les Grandes Chroniques de France (1274) (74) , il faut en déduire que Suger a laissé la tombe intacte (75) ; elle semble être restée visible dans les premières travées de la nef, devant l'autel dédié à saint Hippolyte (76), jusqu'au transfert de 1264.
En 1264, en effet, par la volonté du roi Louis IX, les corps de Pépin et de Berthe furent placés dans le bras Sud du transept, non loin de ceux de Clovis II et de Charles Martel (77) ; les gisants réalisés à cette occasion sont conservés (78). Les procès-verbaux d'ouverture des tombes royales en 1793 ne font aucune allusion à des restes qui pourraient être identifiés à ceux des parents de Charlemagne (79).
Au terme de ce rapide survol du beau dossier historico-archéologique de la tombe de Pépin le Bref à Saint-Denis, il faut bien avouer que de nombreuses questions restent non résolues, en particulier celles qui touchent à l'architecture de l'abbatiale (façade, entrée, augmentum). Des recherches ultérieures, basées tant sur une nouvelle lecture critique des rapports de fouilles de S. McK. Crosby que sur un examen sur place des vestiges mis au jour lors de ces fouilles, permettront probablement d'établir une bonne reconstitution de l'abbatiale carolingienne. Il n'en reste pas moins que, dans l'état actuel des choses, la tombe de Pépin est particulièrement intéressante dans l'optique des liens entre souverains et Saint-Denis (c'est-à-dire aussi de la dévotion royale à Denis) (80) ; elle pourrait également permettre une meilleure compréhension de la tombe d'autres Carolingiens, comme celle de Charlemagne. Mais, à mon sens, l'intérêt majeur d'une étude de la sépulture de Pépin est de faire apparaître un exemple précoce (le plus ancien pour un roi des Francs) (81) d'enterrement ante limina. Il y a là un parti d'humilité dont on pourrait, peut-être, trouver de lointaines sources dans la tradition familiale pippinide (82), mais qui doit plus probablement être mis en rapport avec le sacre qui confère au souverain carolingien une obligation (qui n'existait pas pour les rois mérovingiens) d'offrir un modèle chrétien au peuple soumis à son pouvoir. On aurait donc là une marque supplémentaire d'un phénomène bien connu : celui de la cléricalisation des cadres dirigeants et de la place croissante de la morale chrétienne dans la vie des gouvernants du regnum Francorum. Je l'ai déjà souligné, l'humilité de Pépin (humiliatio personnelle / exaltatio de la fonction royale) présente un caractère ostentatoire, puisqu'elle est explicitement soulignée par une inscription placée à côté de la tombe et que l'emplacement même de la sépulture implique une prise de conscience chez toute personne qui pénètre dans l'abbatiale de Saint-Denis ; elle n'en est pas moins réelle (83), comme le révèlent l'absence de tout mobilier funéraire (à l'exception de la croix placée sous le visage de Pépin, qui l'embrasse donc jusqu'à la fin des Temps) et, surtout, la position du corps, prosterné vers l'Est en une longue proskynèse dans l'attente du Juge du Dernier jour (84). Dans cette optique, la démarche religieuse qui a présidé aux funérailles de Pépin (85) n'est pas fondamentalement différente de celle qui a conduit, en 747, le frère de Pépin, Carloman, à renoncer à sa charge de maire du palais pour entrer dans les ordres à Rome avant de devenir moine au Mont-Cassin (86).
Alain Dierkens, Séminaire d'Histoire du Moyen Âge, Faculté de philosophie et lettres. Université libre de Bruxelles, C.P. 175/01, 50, avenue Franklin D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles.
Dierkens Alain. La mort, les funérailles et la tombe du roi Pépin le Bref (768). In: Médiévales, n°31, 1996. La mort des grands. Hommage à Jean Devisse. pp. 37-51;
La première question qui se pose est de savoir pourquoi c'est à Saint- Denis que Pépin le Bref a souhaité être enterré. Les réponses possibles, complémentaires, abondent. On connaît les liens étroits entre Pépin et l'abbaye : il y fut éduqué (18) ; l'abbé Fulrad, premier des chapelains royaux, est un des hommes les plus proches de lui, et cela, bien avant le coup d'Etat de 75 1 (19) ; le second sacre royal (celui que le pape Etienne II conféra à Pépin et à ses deux fils, à Saint-Denis, en juillet 754) revêt pour Pépin une extraordinaire importance (20) ; les nombreuses donations de Pépin à Saint-Denis (21) - y compris pour le Trésor de l'abbaye (22) - révèlent un attachement pour Denis explicitement souligné dans les préambules des chartes rédigées à ces occasions, etc. À ces arguments, il faut évidemment ajouter que c'est à Saint- Denis que le père de Pépin, Charles Martel, avait été enterré en 741 (23), que celui-ci avait également témoigné une dévotion marquée pour Denis, Rustique et Eleuthère (24) et qu'en 768, rares étaient ceux qui mettaient en cause sa politique, même religieuse (25). Enfin, je dirai plus loin pourquoi je crois que les travaux que Fulrad fit faire à l'abbatiale de Saint-Denis ont été entrepris dès les années 750 et qu'ils doivent beaucoup à la générosité et à l'appui de Pépin.
Une inhumation ante limina basilicae
Si le choix de Saint-Denis ne pose donc aucune difficulté particulière, l'endroit précis que Pépin a retenu pour sa tombe mérite l'attention, surtout si l'on sait que la tombe de Charles Martel avait, elle, été placée dans le chœur, près de l'autel, « du côté gauche » (c'est-à-dire au Nord) (26). Si l'on en croit Louis le Pieux qui se réfère au titulus placé sur la tombe de son grand-père, c'est Pépin lui-même qui a souhaité - l'inscription dirait même « a ordonné » (preceperit) - être enterré ante limina basilicae. Un tel emplacement implique une volonté d'humilité, bien sûr ; d'autres exemples, antérieurs à celui-ci, le montrent à suffisance. De manière générale (27), le porche de l'église, le narthex, était considéré comme l'emplacement réservé aux pénitents ou à ceux qui attendaient une purification avant d'avoir le droit d'entrer dans l'église proprement dite. D'un point de vue théologique, comme il existe une correspondance entre l' ici-bas et la topographie de l'au-delà, un enterrement ante limina ou in porticu ecclesiae préfigure l'attente devant les portes du Paradis ; on trouve d'ailleurs des attestations explicites d'assimilation de l'église à la Jérusalem céleste. Par voie de conséquence, un enterrement dans une église est souvent considéré comme une préfiguration de la sainteté et, même si des dérogations sont prévues (28), l'inhumation in ecclesia n'apparaît dès lors comme recommandable que si des signes incontestables ont manifesté la volonté divine.
De nombreuses Vitae montrent ainsi le saint d'abord enterré dans le porche ou le portique d'une église avant qu'un miracle ou qu'une vision ne justifie une élévation des reliques et une translation du corps près de l'autel ; le cas de la Vita de saint Aimé de Remiremont (mort vers 628 ; texte de la fin du VIIème siècle) (29) est d'autant plus intéressant que les termes utilisés sont proches, voire identiques à ceux qui concernent Pépin. À l'approche de sa mort, le saint, s'estimant indigne d'un ensevelissement dans l'église, demande de préparer sa sépulture devant l'entrée de la basilica et rédige lui-même un titulus insistant sur son statut de pénitent; quelques jours après son enterrement là où il l'avait ordonné (loco quo ipse preceperat), une vision enjoint à la communauté de transférer le corps près de l'autel (30). Arnold Angenendt insiste principalement sur cet aspect d'humilité et de pénitence ; il interprète en ce sens les sépultures pontificales attestées - du début du VIème aux environs de 700 - dans le porche ou la sacristie (secretarium) de Saint-Pierre de Rome et voit dans l'influence romaine la raison d'inhumations in porticu d'évêques ou de souverains anglo-saxons du VIIème et du début du VIIIème siècle (31). Il est cependant évident que la sépulture ante limina peut aussi avoir une valeur de protection : le défunt apparaît alors, en quelque sorte, comme le gardien ou comme le portier du sanctuaire (32). Si l'on ajoute qu'un titulus explique les raisons de l'emplacement de la tombe, nécessairement vue par tout visiteur, une tombe ante limina prend valeur de modèle et renforce encore le rôle du souverain comme garant du christianisme et comme incarnation d'une attitude morale exemplaire. On ne peut, à mon sens, dissocier une réelle volonté d'humilité de l'ostentation d'une éthique ou de vertus chrétiennes : l'humilité appelle l'admiration et se rapproche ainsi d'une forme d'orgueil.
Dans le monde franc, Pépin semble avoir été le premier souverain à opter pour ce type de sépulture ; le modèle romain et les exemples anglo-saxons ont pu jouer ici un rôle déterminant (33). Quoi qu'il en soit, on connaît de nombreux exemples de membres de la famille carolingienne à avoir été enterrés dans le porche ou devant le seuil de la porte d'une église, à commencer par Charlemagne lui-même. Le dossier historique et archéologique de la tombe de Charlemagne est dense et difficile (34) ; il comprend surtout un passage de la Vita Karoli d'Eginhard (35), des textes relatifs à l'ouverture de la tombe par Otton III le jour de Pentecôte de l'an mil, le résultat de fouilles archéologiques (dont certaines encore partiellement inédites) menées dans l'église du palais aux XIXe et XXe siècles. Une démonstration d'Helmut Beumann (36), d'autant plus magistrale qu'elle a été faite sans connaître le résultat de recherches archéologiques qui confirment ses hypothèses (37), a établi que la tombe de Charlemagne avait été construite devant l'entrée du Westwerk de l'église, exactement sous l'autel du premier étage et entre les portes (qui s'ouvraient vers l'intérieur) de ce massif occidental. Charlemagne avait été enterré, le jour même de sa mort (28 janvier 814), dans un sarcophage romain, sous un arc doré ; un portrait et une inscription (dont Eginhard et d'autres écrits indépendants nous donnent le texte) (38) complétaient l'ensemble.
On connaît bien aussi le cas d'Angilbert, abbé de Saint-Riquier et gendre de Charlemagne, mort quelques jours après Charlemagne, le 17 février 814. Angilbert, également par humilité, avait ordonné d'être enterré, dans son abbaye, ante fores templi, c'est-à-dire sous l'autel Saint-Sauveur du premier étage du Westwerk. Autour de sa tombe avait été gravée une inscription dont le texte est conservé ; si l'on en croit Hariulf de Saint-Riquier, le lieu de la sépulture avait été choisi à proximité de la porte de façon à ce que personne ne puisse entrer dans l'église sans fouler aux pieds la tombe (39).
Parmi les autres Carolingiens qui auraient souhaité être enterrés ante fores ecclesiae, on relèvera la volonté de Louis le Pieux de se faire inhumer devant le porche de son abbaye d'Inda/Kornelimunster (40) ; il en est probablement (41) de même, en 810, pour Pépin d'Italie, fils de Charlemagne, à Saint-Zénon de Vérone (42) et, en 794, pour Fastrade, femme de Charlemagne, à Saint-Alban de Mayence. Enfin, j'ai dit plus haut que - par la volonté de Charlemagne - la mère de Charles, Berthe, avait été inhumée en 783 à Saint-Denis, à côté de son mari.
Une inhumation face contre terre ?
On l'a vu, Suger de Saint-Denis rapporte que Pépin fut enterré prostratus, face contre terre ; le même terme (prostrata facie) se trouve aussi dans une interpolation d'Hugues de Fleury, addition qui soit vient directement de Suger, soit remonte - directement ou non - à un témoin oculaire de l'ouverture de la tombe en 1137. Il n'y a évidemment aucune raison de mettre en doute le témoignage de Suger sur ce point, même si l'explication qu'il en donne (l'expiation des péchés de Charles Martel) est à la fois invraisemblable et tout à fait anachronique pour le VIIIe siècle. Les Grandes Chroniques de France font, elles aussi, mention de la position du corps face contre terre (adenz), mais elles ajoutent aux renseignements fournis par Suger le fait qu'une croix avait été posée sous la face de Pépin et que la tête se trouvait à l'Orient, renforçant ainsi l'idée de prosternation. Comme ces Chroniques ont été rédigées en 1274 au plus tard et que - on le verra - la translation définitive des restes de Pépin vers le transept eut lieu en 1264, je crois que ces additions de Primat de Saint-Denis reposent sur des observations faites lors de l'ouverture de la tombe en 1264 et qu'elles doivent être prises en considération ; la présence de la croix n'a d'ailleurs pu être remarquée qu'au moment de la dépose du corps (43).
La position du corps face contre terre est rarement attestée (44), tant dans les textes qu'à l'occasion de découvertes archéologiques. Dans les exemples que relève Edouard Salin en 1952, seuls quelques-uns apparaissent sûrs ; leur datation semble plutôt tardive pour des sépultures mérovingiennes (fin VIIe siècle ?) et leur interprétation chrétienne reste difficile à prouver. Par ailleurs, à Esslingen, prieuré de Saint-Denis depuis l'abbatiat de Fulrad, une tombe masculine (?) du milieu ou de la seconde moitié du VIIIe siècle présente cette même position, associée à certains objets au possible caractère chrétien (45).
L’augmentum de Charlemagne
II reste à se demander où exactement fut enterré Pépin (en d'autres termes, où était la porte de l'église en 768) et ce que fut l’augmentum que construisit Charlemagne sur la tombe de son père. Il faut, pour ce faire, aborder la question controversée de l'architecture carolingienne de Saint- Denis et de l'église dite de Fulrad. La difficulté vient essentiellement de ce que les textes, déjà complexes, ont surtout été étudiés avant que des fouilles archéologiques sérieuses ne soient menées dans l'abbatiale par Sumner McKnight Crosby (46), que les premières études prenant en compte les résultats préliminaires de ces fouilles (47) ont paru avant que soit éditée et connue une description de l'abbatiale rédigée en 799 (48), que bien des recherches postérieures à cette édition (1980-1981) n'ont pu tenir compte du rapport définitif des fouilles (49), que ce rapport posthume (1987) (50à) n'a pas encore été véritablement soumis à la critique sauf en ce qui concerne la période mérovingienne (51), où l'on aboutit à des résultats totalement différents de ceux auxquels était arrivé le fouilleur... On ne m'en voudra donc pas de m'en tenir ici aux seuls points directement liés à la tombe de Pépin.
En s'en tenant aux textes qu'il connaissait (c'est-à-dire la totalité du dossier à l'exception de la Descriptio de 799), Léon Levillain a montré (52) de la façon la plus nette que les travaux de réfection de l'église abbatiale de Saint-Denis ont commencé à une date comprise entre 749 et 754 : l'église mérovingienne fut progressivement détruite à partir du chœur, où un autel fut consacré en 754. « Mais l'édifice ne fut achevé que sous Charlemagne : le gros œuvre était assez avancé quand Pépin mourut le 26 septembre 768, puisqu'il demanda à être enterré à l'entrée même de l'église (...) ; la consécration eut lieu le 24 février 775 » (53). Levillain croyait cependant que l'entrée de l'église « se trouvait au Nord, dans la basse-nef» parce que, se basant sur un passage du Libellus de consecratione ecclesiae Sancti Dionysii que Suger rédigea en 1 144 (54), le porche de l'accès aux portes principales, entouré de deux tours, était situé in anteriori parte, ab aquiloni (55); or il convient de traduire « sur la façade, du côté de l'Aquilon » (56), c'est-à-dire la partie de la façade occidentale au nord du contre-chœur.
Les fouilles de S. McK. Crosby en 1948 ont, en effet, révélé que la façade de l'église de Fulrad avait connu plusieurs étapes de construction et qu'en particulier y fut ajouté un chœur occidental, de plan polygonal (dans lequel certains ont d'ailleurs voulu voir, sans aucune preuve, une chapelle funéraire dans laquelle Pépin aurait, en un premier temps, voulu se faire enterrer (57). Au nord de ce chœur partait un couloir qui menait à l'extérieur ; un passage symétrique au Sud devait être réservé aux moines (58). Selon toute apparence, c'est donc aux portes de cet accès que fut enterré Pépin : les fouilles archéologiques, fort difficiles il est vrai, entre la façade de l'église de Fulrad et celle de l'avant-corps consacré en 1140 n'ont pas permis de repérer une tombe qui aurait pu être celui du roi Pépin ou de la reine Berthe (59).
Suger rapporte qu'en construisant son célèbre triple portail, il a démonté un augmentum qu'avait construit Charlemagne et dont on ne sait rien archéologiquement puisque la façade gothique a été vraisemblablement construite sur lui et à son emplacement. Cet augmentum était-il un simple porche recouvrant la tombe auparavant à l'air libre ? Était-il plutôt un espace fermé, identifiable avec le vestibulum dont parlent à plusieurs reprises les Miracula sancti Dionysii carolingiens (60) ? Était-il parfois désigné sous le terme conditorium (61) ? Pour y voir plus clair, il faudrait savoir quand exactement Charlemagne fit bâtir cet augmentum : à la mort de Pépin en 768 ? Au moment où il fit transférer les restes de Berthe en 783 ? A la fin de sa vie, après avoir été couronné empereur ? C'est ici qu'intervient la discussion sur la Descriptio de 799.
Ce texte étonnant, conservé dans un manuscrit carolingien de Reiche- nau (premier quart du IXe siècle ?), est une brève description (inspirée de celle que Grégoire de Tours a donnée de Saint-Martin à la fin du VIe siècle) de la basilica sancti Dionysii, établie la trente et unième année du règne de Charlemagne, donc en 799 ; on y donne surtout des dimensions ainsi qu'une énumération du nombre de colonnes, de luminaires, de fenêtres et de portes. A la fin de la description, sont cités Dagobert, Pépin le Bref, Charlemagne et Carloman.
En ce qui concerne l’augmentum, un premier problème vient des dimensions qui y sont fournies pour la basilica : 245 pieds de long, 103 pieds de large ; si l'on accepte la valeur habituelle du pied carolingien (environ 33 cm), on obtiendrait un édifice d'environ 80m sur 34. Or les fouilles ont établi que l'église carolingienne en elle-même devait avoir environ 63 m de long. Il n'y a dès lors que deux solutions : ou l'on accepte le pied de 33 cm et il faut supposer que, devant l'église de Fulrad, s'étendait un vaste portique comprenant éventuellement l’augmentum ; ou l'on part du rapport longueur/ largeur (245/103, soit 2,38) et de la longueur bien attestée archéologiquement pour le transept (28m hors d' œuvre), on déduit une longueur, dans ce cas, du pied à environ 27 cm (62) et on restitue la longueur de la basilica à quelque 66m, porche compris.
In fine, je l'ai dit, la Descriptio fait intervenir quatre souverains. La phrase est grammaticalement boîteuse (63) et permet deux interprétations totalement différentes. Pour Bernard Bischoff, Dagoberti régis et Pippino régi doivent se comprendre comme deux génitifs dépendant de de argento, ces deux derniers mots ne désignant plus uniquement les deux portes mais faisant aussi allusion aux largesses financières de Dagobert et de Pépin ; dès lors, la mention de Charlemagne et Carloman donne un terminus post quem pour la construction de l'église, commencée après la mort de Pépin (post mortem suam) sur ordre de celui-ci (« Pippin auf dessen Befehl seine Sohne, der Herr Karl und Karlmann, nach seinem Tode dièse Kirche errichteten ») (64). Bref, la construction de l'église de Fulrad devrait, toute entière, être datée d'entre 768/769 et 775 (65). Pour Alain Stoclet au contraire, le membre de phrase entre Dagoberti régis et Carlomannus doit se comprendre comme un titulus dédicatoire, placé au-dessus des portes d'argent qui venaient d'être décrites ; il traduit donc « Pour le roi Dagobert de bonne mémoire qui construisit ce monastère et pour Pépin, roi des Francs, qui (érigea) cette église, ses fils Charles, roi et seigneur, et Carloman firent (cette inscription) après sa mort et à sa demande » (66). Dans cette hypothèse, que j'estime plus convaincante que celle de B. Bischoff, le titulus aurait été gravé en 768/769 (et, peut-être, remanié après la mort de Carloman en 771) et implique que l'essentiel des travaux avait été fait sous le règne de Pépin.
Enfin, on a remarqué que la Descriptio ne faisait aucune allusion à l’augmentum ; certains ont trouvé ce silence surprenant et ont voulu l'expliquer par une réalisation postérieure à 799. Dans ce sens, ils trouvent une confirmation dans quelques vers d'une inscription carolingienne de Saint- Denis, dont ils font un titulus placé dans l’augmentum : Charlemagne y est dit optimus augustus Caesar, ce qui impliquerait une rédaction après Noël 800 (67). Je ne vois pas pourquoi cette inscription devrait être contemporaine de la construction ; l'argument me semble faible et peut être négligé (68).
Après examen attentif des hypothèses dont je viens d'esquisser les grandes lignes, je crois que la tombe de Pépin a été placée à l'ouest de l'église de Fulrad, devant l'entrée située au nord du contre-chœur. Voulus et conçus par Fulrad et Pépin dès les années 750, les travaux avaient déjà fortement progressé (69) : Charlemagne et Carloman ont donc pu, sans difficulté, respecter la volonté expresse de leur père. L’ augmentum a dû être construit peu après 768/769 (70) ; la construction de l'église était achevée en 775 ; un titulus placé alors devant la porte principale (et donc, non loin de l’augmentum) devait rappeler la part prépondérante prise dans le développement de Saint- Denis par le roi Dagobert et par Pépin le Bref. Cet augmentum, dont l'aspect est impossible à déterminer avec certitude mais qui était probablement un vestibule fermé greffé devant l'entrée proprement dite, contenait la tombe de Pépin et, depuis 783, celle de Berthe ; il devait être orné de statues ou de portraits (effigies, imagines) (71) et comporter au moins une inscription funéraire qui rappelait la volonté d'humilitas de Pépin. Cette inscription devait être différente de celle reprise dans la Descriptio (72) ; peut-être contenait-elle les mots sub hoc conditorio (è3) .
La tombe de Pépin après Suger
Suger a ouvert la tombe de Pépin, dont, selon toute apparence, il connaissait l'emplacement exact et la nature. On a parfois supposé qu'il avait recueilli les restes du roi et qu'il les avait replacés ailleurs, soit dans le narthex, soit près du chœur. Si l'on accepte la valeur des renseignements donnés sur la position du corps de Pépin dans les Grandes Chroniques de France (1274) (74) , il faut en déduire que Suger a laissé la tombe intacte (75) ; elle semble être restée visible dans les premières travées de la nef, devant l'autel dédié à saint Hippolyte (76), jusqu'au transfert de 1264.
En 1264, en effet, par la volonté du roi Louis IX, les corps de Pépin et de Berthe furent placés dans le bras Sud du transept, non loin de ceux de Clovis II et de Charles Martel (77) ; les gisants réalisés à cette occasion sont conservés (78). Les procès-verbaux d'ouverture des tombes royales en 1793 ne font aucune allusion à des restes qui pourraient être identifiés à ceux des parents de Charlemagne (79).
Au terme de ce rapide survol du beau dossier historico-archéologique de la tombe de Pépin le Bref à Saint-Denis, il faut bien avouer que de nombreuses questions restent non résolues, en particulier celles qui touchent à l'architecture de l'abbatiale (façade, entrée, augmentum). Des recherches ultérieures, basées tant sur une nouvelle lecture critique des rapports de fouilles de S. McK. Crosby que sur un examen sur place des vestiges mis au jour lors de ces fouilles, permettront probablement d'établir une bonne reconstitution de l'abbatiale carolingienne. Il n'en reste pas moins que, dans l'état actuel des choses, la tombe de Pépin est particulièrement intéressante dans l'optique des liens entre souverains et Saint-Denis (c'est-à-dire aussi de la dévotion royale à Denis) (80) ; elle pourrait également permettre une meilleure compréhension de la tombe d'autres Carolingiens, comme celle de Charlemagne. Mais, à mon sens, l'intérêt majeur d'une étude de la sépulture de Pépin est de faire apparaître un exemple précoce (le plus ancien pour un roi des Francs) (81) d'enterrement ante limina. Il y a là un parti d'humilité dont on pourrait, peut-être, trouver de lointaines sources dans la tradition familiale pippinide (82), mais qui doit plus probablement être mis en rapport avec le sacre qui confère au souverain carolingien une obligation (qui n'existait pas pour les rois mérovingiens) d'offrir un modèle chrétien au peuple soumis à son pouvoir. On aurait donc là une marque supplémentaire d'un phénomène bien connu : celui de la cléricalisation des cadres dirigeants et de la place croissante de la morale chrétienne dans la vie des gouvernants du regnum Francorum. Je l'ai déjà souligné, l'humilité de Pépin (humiliatio personnelle / exaltatio de la fonction royale) présente un caractère ostentatoire, puisqu'elle est explicitement soulignée par une inscription placée à côté de la tombe et que l'emplacement même de la sépulture implique une prise de conscience chez toute personne qui pénètre dans l'abbatiale de Saint-Denis ; elle n'en est pas moins réelle (83), comme le révèlent l'absence de tout mobilier funéraire (à l'exception de la croix placée sous le visage de Pépin, qui l'embrasse donc jusqu'à la fin des Temps) et, surtout, la position du corps, prosterné vers l'Est en une longue proskynèse dans l'attente du Juge du Dernier jour (84). Dans cette optique, la démarche religieuse qui a présidé aux funérailles de Pépin (85) n'est pas fondamentalement différente de celle qui a conduit, en 747, le frère de Pépin, Carloman, à renoncer à sa charge de maire du palais pour entrer dans les ordres à Rome avant de devenir moine au Mont-Cassin (86).
Alain Dierkens, Séminaire d'Histoire du Moyen Âge, Faculté de philosophie et lettres. Université libre de Bruxelles, C.P. 175/01, 50, avenue Franklin D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles.
Dierkens Alain. La mort, les funérailles et la tombe du roi Pépin le Bref (768). In: Médiévales, n°31, 1996. La mort des grands. Hommage à Jean Devisse. pp. 37-51;