6 septembre 1892 : Comment le scandale du canal de Panama a fait trembler la République française

Le scandale éclate le 6 septembre 1892 quand la Libre Parole, d’Edouard Drumond, dénonce la ruine de 85 000 petits épargnants, la corruption parlementaire et le rôle de Herz et de Reinach. Ces révélations provoquent une intense émotion dans l’opinion publique. Une centaine de députés, les « chéquards », sont compromis, y compris Clemenceau, dont la carrière connaîtra une éclipse de dix ans.

En 1878, Lesseps, qui bénéficie d’une énorme célébrité depuis la création de Suez, réussit à faire admettre l’idée du percement du canal de Panama. L’entreprise est menée avec une incroyable légèreté. En dépit du relief, des éboulements, de la fièvre jaune qui décime les travailleurs, Lesseps s’obstine dans la création d’un canal à niveau, sans écluses, Il dissimule l’ampleur des dépenses qui atteindront plus du double de ce qui était prévu. Lesseps fait appel aux petits épargnants et accorde sa confiance à des aventuriers de la finance comme Cornelius Herz ou le baron de Reinach. Ceux-ci n’hésitent pas à acheter plusieurs journaux comme le Figaro, le Gaulois, le Moniteuruniversel, qui vantent les mérites de l’entreprise, tandis que s’enflent les frais de publicité et d’administration. En 1887, la compagnie a déjà englouti 1 400 millions et n’a déblayé que 37 millions de m3 sur les 70 millions prévus. Pour éviter une catastrophe, Lesseps se résigne à un canal à écluse et doit demander le vote d’un emprunt à lots. Obtenu le 9 juin 1888, par des moyens de corruption, le vote ne peut empêcher la mise en liquidation de la compagnie, le 4 février 1889.


AFFAIRE DE PANAMÁ 

Le plus grand scandale financier et politique de la IIIe République fut provoqué par la liquidation judiciaire de la Compagnie universelle du canal interocéanique en février 1889. Ferdinand de Lesseps, qui jouissait d'une popularité immense à la suite du percement du canal de Suez, était à la tête de l'entreprise de Panamá. Contre l'avis des techniciens, il prétendit pouvoir mener à bien les travaux considérables que le climat et le relief rendaient particulièrement aléatoires. Pour financer les travaux, Lesseps s'adressa aux petits épargnants. Conseillée par des aventuriers de la finance, une vaste campagne de presse largement subventionnée permit de recueillir et de dépenser des sommes considérables. Cachant au public les difficultés grandissantes de l'entreprise, la Compagnie engloutit, de 1880 à 1888, un milliard quatre cents millions de francs de l'époque. Renonçant au percement d'un canal à niveau, Ferdinand de Lesseps fit appel à Gustave Eiffel pour construire un canal à écluses. En 1885, il voulut lancer un emprunt sous forme d'obligations à lots pour lequel une loi était nécessaire. Celle-ci fut votée en 1888, malgré un rapport défavorable fourni en 1886 par l'ingénieur Rousseau. Baïhaut, Rouvier, Clemenceau et beaucoup d'autres furent accusés d'avoir profité de l'aventure, tandis qu'une campagne d'opinion menée par les partisans de Boulanger empoisonnait l'affaire. La Compagnie fut mise en liquidation : 85 000 souscripteurs, petits épargnants pour la plupart, étaient ruinés. Malgré les plaintes, le scandale n'éclata qu'en septembre 1892, lorsque Édouard Drumont fit paraître une série d'articles intitulés « Micros » dans la revue antisémite La Libre Parole, sous le titre « Les Dessous de Panamá ». Le financier Jacques de Reinach, mis en cause, tenta de contraindre le gouvernement à étouffer l'affaire en livrant à La Libre Parole une liste de personnalités politiques ayant profité des largesses de Lesseps, contre l'assurance que son nom ne serait pas mentionné. Mais il était trop tard. Le ministre de la Justice décida d'intenter des poursuites correctionnelles contre les administrateurs et les intermédiaires. Reinach fut retrouvé mort, Cornélius Herz et Léopold Aaron, dit Arton, s'étaient enfuis à l'étranger. Une commission d'enquête de la Chambre des députés tenta plus ou moins d'apporter un peu d'ordre dans l'énorme bruit que soulevaient les « révélations » sur les « chéquards », c'est-à-dire les hommes politiques qui se seraient laissé corrompre par des chèques. De nombreuses chutes de ministères émaillèrent la crise. La condamnation des administrateurs intervint en 1893. Des hommes politiques impliqués, un seul reconnut sa culpabilité, ce qui lui valut d'être le seul condamné (Baïhaut, ancien ministre des Travaux publics). Ferdinand de Lesseps, alors âgé de quatre-vingt-huit ans, n'avait pas comparu devant le tribunal ; la sentence condamnant son fils fut cassée pour vice de forme la même année, sans renvoi en raison de la prescription. Mais l'affaire de Panamá eut une répercussion énorme. Aux élections de septembre 1893, nombre d'hommes politiques furent écartés, parmi lesquels Clemenceau, tandis qu'une partie de l'opinion perdait confiance dans le régime parlementaire et devenait attentive à la dénonciation du régime au moment où éclatait l'affaire Dreyfus. Enfin, l'épargne française se détourna des grandes entreprises industrielles pour préférer les petites valeurs à revenus fixes et les emprunts d'État. Le scandale financier doublait le scandale politique. L'antisémitisme allait y trouver des prétextes, et une forme d'antirépublicanisme des justifications.


Comment le scandale du canal de Panama a fait trembler la République française

Par Nicolas Montard

C’était l’un des défis du dix-neuvième siècle : accélérer les traversées maritimes. En 1869, l’ingénieur français Ferdinand de Lesseps s’était déjà fait connaître pour avoir mené le projet du percement du Canal de Suez. Celui-ci, le long de l’Egypte, permet depuis de relier la Méditerranée et Océan Indien, via la Mer Rouge, et évite ainsi le long détour par le Cap de Bonne Espérance, au sud du continent africain. La même problématique se pose alors sur le continent américain.

Comment faire pour éviter de faire le tour du continent par le Cap Horn au sud ? Le principe d’un canal dans l’isthme de Panama est posé… et c’est évidemment Ferdinand de Lesseps qui présidera aux travaux.

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Des travaux dispendieux

En 1880, l’alors septuagénaire fonde donc une société, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, avec un capital de 300 millions de francs pour ses travaux. C’est trop peu et les six émissions d’actions pour renflouer les caisses n’y changent rien. Le percement du canal américain est une affaire plus compliquée qu’il n’y paraît : il y a les contraintes géographiques, des épidémies sur le chantier… Lesseps a décidément fait preuve de légèreté.

Rapidement, la Compagnie se retrouve à court d’argent. Mais pas d’idées. Laquelle est de fonctionner avec des emprunts à lots, un système « qui appâte les souscripteurs par des lots tirés périodiquement sur les obligations émises », décrit Jean Garrigues dans Les Scandales de la République (Editions Chronos). Un système à base de bonus alors interdit en France, déverrouillé opportunément par une loi en 1888.

Sauf qu’il est déjà bien trop tard. La compagnie a déjà dépensé un millard et demi de francs, plus personne ne veut suivre. En 1889, la compagnie est liquidée, 85 000 souscripteurs, de petits épargnants, voient leur placement s’envoler… Plusieurs d’entre-eux se suicident : l’un en se jetant sur les roues d’un train, l’autre par le gaz…

Comment le scandale du canal de Panama a fait trembler la République française il y a 130 ans - Edition du soir Ouest-France - 04/08/2023
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