Mathieu Bock-Côté: «Le despotisme éclairé sans les lumières»

Lorsqu’on évoque l’État de droit, on fait généralement référence à la défense des libertés publiques dans le cadre d’une démocratie libérale. Mais cette définition est périmée, désuète. Le concept d’État de droit nous parle aujourd’hui de tout autre chose.


La volonté affichée par Gérald Darmanin de s’affranchir, au moins partiellement, de la tutelle de la Cour européenne des droits de l'homme a ramené au cœur du débat public la question de « l’État de droit ». Ils sont nombreux à le croire en péril parce que le ministre entend se soustraire à la règle européenne voulant qu’on ne saurait en aucun cas renvoyer dans leur pays des étrangers jugés indésirables s’il est possible qu’ils y connaissent le moindre danger. Le droit opposable des étrangers de par le monde à s’installer en France transcenderait toute autre considération, même celles relevant de la sécurité nationale.

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Le commun des mortels jugera que le simple bon sens entre en contradiction avec ce dogme. Et c’est pourquoi c’est à la définition de l’État de droit généralement admise dans le débat public qu’il nous faut nous arrêter pour comprendre ce qui est en jeu. Lorsqu’on évoque l’État de droit, on fait généralement référence à la défense des libertés publiques dans le cadre d’une démocratie libérale évitant de soumettre les citoyens au règne de l’arbitraire. Mais cette définition est périmée, désuète. Elle ne correspond plus au contenu réel auquel réfère « l’État de droit ». Ce concept nous parle aujourd’hui de tout autre chose.
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La civilisation des droits de l'homme

Ce dernier, en fait, représente le point culminant institutionnel de ce qu’on appellera la civilisation des droits de l'homme. Elle repose sur une révélation, presque religieuse : l’homme serait porteur de droits imprescriptibles. Mais cette affirmation va au-delà de ce qu’on pourrait appeler le patrimoine philosophique de la modernité que tous acceptent spontanément. Car les droits de l'homme ainsi pensés sont censés fonder un nouvel ordre global, transcendant les souverainetés nationales, désormais associées à la préhistoire de la démocratie. La moindre revendication individuelle ou minoritaire, dans ce contexte, peut potentiellement devenir un droit de l’homme.

Ces droits sont progressivement consacrés dans des textes internationaux, fondant une légitimité supranationale considérée par ceux qui la défendent comme un progrès objectif dans l’histoire humaine. C’est le concept des « engagements internationaux de la France » qu’on rencontre ici. Que ces engagements n’aient jamais été validés, ou à peu près jamais, par la souveraineté populaire, importe peu : elle aussi doit être contenue dans un périmètre de plus en plus étroit, d’autant qu’on en est venu à la confondre avec la tyrannie de la majorité, ce qui explique la défiance à l’endroit du référendum. La délibération publique doit désormais s’opérer dans les paramètres fixés par le « droit ». La vie démocratique ne saurait en déborder. L’idée qu’on puisse modifier politiquement le droit n’est même plus considérée. Elle relèverait du populisme.

Dès lors, l’évolution des sociétés est confiée à ce qu’on appelle les « cours suprêmes », qui se dérobent à la logique de la souveraineté nationale, même quand elles s’inscrivent institutionnellement dans les paramètres de l'État-nation. Les cours suprêmes, et les juges qui les composent, se voient reconnus une fonction très particulière : ils doivent interpréter le droit. Ils le font de manière généralement très créative, en se permettant de faire, indirectement, ou défaire, directement les lois, selon la signification qu’ils prêtent aux droits de l'homme, dont l’empire ne cesse de s’étendre, et qui justifient, à terme, la soumission des sociétés aux méthodes de réingénierie sociale.
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La lutte contre les discriminations, «l'horizon indépassable de notre temps»

Cette dernière se mène généralement au nom de la « lutte contre les discriminations », devenue l’horizon indépassable de notre temps, et qui culmine dans la volonté affichée de neutraliser autant que possible la distinction entre celui qui est citoyen et celui qui ne l’est pas. La communauté politique est vidée de sa substance identitaire et la nation ne survit plus qu’à la manière d’une structure procédurale résiduelle, dont on tient compte parce qu’elle est là, avantagée qu’elle serait par la loi de l’inertie historique, mais qui n’aurait en elle-même plus aucune légitimité.

Il n’est pas abusif, dans ce contexte, de parler du gouvernement des juges. Mais ces derniers n’aiment pas qu’on nomme leur pouvoir – ils ne sont, de leur point de vue, que la voix du droit. Ils ne sont que les interprètes rigoureux du sens de l’histoire, et des intérêts de l’humanité. C’est ce qu’ils appellent « État de droit », et c’est ce régime qui, aujourd’hui, se présente en Occident comme la seule traduction possible de l’idéal démocratique. Il repose pourtant, quoi qu’on en dise, sur un transfert de souveraineté opéré au fil des décennies, qui a dépossédé politiquement le peuple et ses élus, au profit des différentes minorités et des juges. À l’échelle de l’histoire, on y retrouvera la figure du despotisme éclairé, auquel manquent toutefois, les lumières justifiant sa prétention à la supériorité.