J'ai lu et aimé : L'ère de l'affirmation - De Max-Erwann Gastineau
Après un premier essai remarqué sur les démocraties d’Europe centrale et de l’Est, Max-Erwann Gastineau poursuit avec brio son analyse sur la recomposition politique de l’Occident. Dans son dernier livre (aux éditions du Cerf), L’Ère de l’affirmation, Répondre au défi de la désoccidentalisation, l’essayiste décrit un monde en pleine mutation où l’Occident n’est plus le référent ultime et fait un certain nombre de suggestions pour ne plus se heurter aux mêmes écueils : "Et si la désoccidentalisation du monde était, plus que le nom de nos illusions perdues, une chance pour l’Occident et notamment pour l’Europe ?"
Sur la scène internationale, il est un constat implacable : l'Occident n'est plus le référent ultime, le modèle à imiter.
Si cette désoccidentalisation apparaît, à bien des égards, déconcertante, c'est qu'à l'inverse du monde non occidental, sûr de son identité et de ses intérêts, nous autres Européens ne connaissons plus les raisons qui ont fait notre force dans l'histoire et appréhendons la diversité du monde comme le signe d'une vaste remise en cause de nos principes universels.
Or, dans un monde désoccidentalisé, multipolaire, l'urgence n'est pas à l'uniformisation mais à l'introspection. Elle est, pour les nations européennes, de penser à neuf et avec humilité les conditions de la cohabitation, de s'affirmer pour former ensemble leur propre pôle. Un apprentissage qui passera par un réarmement moral et intellectuel, une confrontation argumentée avec le modèle chinois et les " valeurs nationales " revendiquées par l'ancien tiers-monde.
Un essai détonnant, croisant les références historiques Nord-Sud, mêlant l'analyse des plus influents géostratèges américains aux grands penseurs de l'impossible occidentalisation du monde, tels Montesquieu, Aron et Lévi-Strauss.
Et si la désoccidentalisation du monde était, plus que le nom de nos illusions perdues, une chance pour l'Occident et notamment pour l'Europe ?
Langue : Français
Broché : 212 pages
ISBN-10 : 2204159786
ISBN-13 : 978-2204159784
Poids de l'article : 280 g
Dimensions : 14.2 x 2 x 21.6 cm
«Et si la désoccidentalisation du monde était une chance pour l’Europe?»
LE FIGARO. - Dans un monde en pleine transformation, l’Occident n’est plus perçu comme le modèle à suivre, écrivez-vous. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?Max-Erwann GASTINEAU. - À la suite des effets désastreux des interventions irakienne et libyenne, à la crise économique et financière de 2008 ou aux conséquences sécuritaires de la crise migratoire de 2015, c’est tout le modèle occidental, centré sur les droits et les libertés de l’individu, qui est apparu défaillant, voire contraire à l’intérêt de ses propres peuples. Un ensemble d’indicateurs objectifs parachève ce sombre constat : natalité en berne, divisions culturelles exacerbées, désindustrialisation… Indicateurs qui contrastent avec l’essor économique, culturel et désormais aussi géopolitique des nations non occidentales. Selon un classement du FMI publié en 2018, exprimant le PNB des nations en PPA (parité de pouvoir d’achat), la Chine arrivait en tête devant les États-Unis – alors qu’elle ne représentait que 10 % de l’économie américaine en 1980 –, suivie de l’Inde, du Japon, de l’Allemagne, de la Russie, de l’Indonésie, du Brésil…
Comme le rapporte le grand politologue singapourien Kishore Mahbubani, les dirigeants chinois de l’ère post-Mao et du Sud-Est asiatique ont su bâtir leur propre modèle, ont compris qu’un bon mode de gouvernance, adapté aux besoins et à la personnalité de leur nation, pouvait offrir des résultats et emporter l’adhésion des populations. Je l’ai concrètement vécu en Chine, lorsque je travaillais pour une ONG environnementale située dans la province du Sichuan. Nombre de Chinois que je rencontrais avaient étudié en Occident, voyageaient, regardaient nos films et nos séries. Mais aucun ne me vantait le mode de vie occidental, son régime privilégié. « La démocratie n’est pas faite pour un pays si grand », me disaient-ils, convaincus de leur irréductible singularité et de la réussite qu’elle incarne.
Comment répondre au défi de la désoccidentalisation ?
"Et si la désoccidentalisation du monde était, plus que le nom de nos illusions perdues, une chance pour l’Occident et notamment pour l’Europe ?" Une réflexion menée par l'essayiste et chroniqueur politique Max-Erwann Gastineau, qui est aujourd'hui l'invité de Jean-Marie Bordry pour en parler.
"Les élites européennes ont oublié les conditions de la puissance"
Max-Erwann Gastineau : L’Occident est passé d’une situation de domination sans partage, qui aura duré 400 ans, et dont l’hyper-puissance américaine des années 1990 aura représenté le point culminant, à une situation pour le moins ambivalente, menant des puissances nouvelles, des nations non occidentales ou dites "du Sud" à contester tout ce que nous sommes ou prétendons encore être : à la fois les gardiens de l’ordre international et de la morale, l’expression de modèles de stabilité et les titulaires de valeurs enviées, destinées tôt ou tard à révéler leur universalité.
Cette contestation a pris, à l’aune de la guerre en Ukraine, où les pays de l’Ouest sont apparus isolés, un tour géopolitique inédit, actant définitivement ce que la « désoccidentalisation du monde » désigne : la fin de l’hégémonie occidentale. Mais il faut ensuite, comme vous m’y invitez, affiner l’analyse. Le terme « Occident » est commode pour l’Europe. Car il lui permet de s’arrimer aux États-Unis, dont la puissance se relativise mais demeure bien réelle, comme le rappelle l’écart de PIB avec le Vieux continent, qui s’accroît d’année en année (+ 80 % désormais !).
Y a-t-il un risque pour l’Europe d’entrer dans une phase de sous-développement ?
Dans Le rêve américain en danger, publié en 1995, Edward Luttwak soulignait le risque de « tiers-mondisation » de l’Amérique...
Max-Erwann Gastineau : "Les élites européennes ont oublié les conditions de la puissance" (marianne.net)
Max-Erwann Gastineau : Samuel Huntington fut l’un des rares, sinon le seul à nous alerter, dès le début des années 1990, sur le fait que le modèle occidental, loin de s’universaliser, allait se heurter à des pôles de résistance. La Convention de Vienne sur les droits de l’homme, organisée en juin 1993, en fournit d’emblée la preuve. À l’approche de cet événement, les pays asiatiques, groupés derrière la Chine, le Vietnam ou encore Singapour, publièrent la « déclaration de Bangkok », qui invita les États occidentaux à tempérer leurs élans universalistes, afin de tenir compte des identités nationales.
« Les sociétés occidentales ne sont plus des modèles de stabilité »
JDD : En 1993, Huntington parlait déjà de « désoccidentalisation » du monde. Trente ans plus tard, où en sommes-nous ?Max-Erwann Gastineau : Samuel Huntington fut l’un des rares, sinon le seul à nous alerter, dès le début des années 1990, sur le fait que le modèle occidental, loin de s’universaliser, allait se heurter à des pôles de résistance. La Convention de Vienne sur les droits de l’homme, organisée en juin 1993, en fournit d’emblée la preuve. À l’approche de cet événement, les pays asiatiques, groupés derrière la Chine, le Vietnam ou encore Singapour, publièrent la « déclaration de Bangkok », qui invita les États occidentaux à tempérer leurs élans universalistes, afin de tenir compte des identités nationales.
Note de lecture par Jean-Yves Autexier, vice-président de la Fondation Res Publica.
C’est à une riche lecture du tournant du monde que nous convie cet ouvrage. Une bibliographie très nourrie rend compte du nombre et de la qualité des sources auxquelles puise notre jeune auteur. Sous sa plume, les éléments du puzzle s’assemblent : ce qu’on nomme l’occident a cessé de régner sur le monde. Sa puissance, ses valeurs, ont cessé d’hypnotiser les peuples de la planète. De ce constat, à présent mieux admis, l’auteur tire une première leçon : chercher à mesurer comment nous étions devenus, spécialement en Europe, l’espace du progrès et de la démocratie. Une nature avantageuse – et ici un éloge bienvenu de la géographie, trop oubliée aujourd’hui dans la formation des élites -, un élan spirituel dès l’Antiquité, des facteurs sociologiques et politiques : cette domination est le fruit d’un enracinement.
Toutes les nations ne peuvent en dire autant : c’est le cas des pays « divisés » ou « déchirés » selon le classement d’Huntington. Mais on lit aussi avec curiosité les lignes consacrées au complexe caribéen : ces pays composites, « archipéliques » sans groupe culturel dominant, dont l’histoire est faite par les apports extérieurs. Max-Erwann Gastineau tente ainsi un rapprochement inattendu entre la créolisation chère à Édouard Glissant, et le patriotisme constitutionnel d’Habermas : les deux concepts sont hors-sol, le premier voulant tirer parti d’une histoire venue d’ailleurs et peu partagée, le second essayant d’oublier une histoire traumatique. Pour l’école habermassienne, le contenu substantiel, charnel de l’Etat-nation est alors rejeté, nié, relégué. On connait les retombées de cette vulgate dans la production historique française. Et l’horizon des eurocrates est bien celui-là : dépasser les nations. C’est aussi celui qui irrigue les discours du chancelier Olaf Scholz.
Mais notre auteur n’est pas dupe : le retour des conflits de haute intensité en Europe, la crise du modèle allemand rebattent les cartes, « les peuples européens veulent rester des nations, pas devenir des nationalités ». Bien-sûr, la question des migrations, de la diversité nouvelle des populations, amène à la nation politique, au demos et non à l’ethnos, et cette question n’est pas ignorée dans ce livre. Pour l’auteur, l’Europe doit d’urgence réapprendre à aimer ses nations. Répondre au défi de la désoccidentalisation, pour l’Europe, c’est vouloir exister par elle-même. S’affirmer, comme toute son histoire l’y invite : non plus par la colonisation et la domination, mais en acceptant un monde multipolaire « où l’occident serait obligé de partager le pouvoir avec d’autres puissances ». L’expérience de la découverte d’autres cultures lui est familière depuis 1492, quand elle découvrait qu’elle n’était plus le centre du monde. L’Europe peut donc s’interroger à nouveaux frais sur ce qui fait son identité, une fois débarrassée des scories : à savoir la liberté individuelle et la liberté de conscience, le primat de l’homme sur la nature, l’esprit d’entreprise et d’innovation, le goût du travail… On peut se demander si l’occident est capable d’une telle révolution intérieure. Mais la France ? Jean-Pierre Chevènement invitait à voir son avenir comme un « carrefour de civilisations », capable de connaître les cultures d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine. En filiation avec la pensée du général de Gaulle qui refusait l’emploi du mot « occident ». « Même quand nous sommes sincèrement européens, écrit Gastineau, n’oublions pas que pour les autres nous restons d’abord français. Acceptons-le ! Réapprenons à vivre avec la dimension nationale de notre être (…) Entreprenons la découverte heureuse de notre histoire, une défense plus prosaïque de nos intérêts. Elle nous le sera moins reprochée que la prétention à guider l’humanité. »
Si l’on passe outre les renvois aux textes de René Girard dont l’on peut ne pas suivre les retombées dans l’ordre international, il est à noter que les références à Lévi-Strauss sur la préservation de la diversité du monde, à Huntington, relu correctement et hors des simplismes, ou à Kundera soutiennent le « plaidoyer pour un post occidentalisme » de l’auteur. L’ère de l’affirmation, titre du livre, s’impose car le monde non européen ne nous attend pas et n’a que faire de nos leçons et sanctions. Cette affirmation reposera sur un retour à nos propres sources et sur une curiosité renouvelée de la diversité du monde. C’est la leçon de Montaigne, citée en conclusion : en voyageant, explorant, Montaigne découvre la patrie la plus proche et la plus inaccessible : soi-même. Voilà donc un travail nourri, ouvrant de multiples aperçus sur les réalités d’aujourd’hui, et invitant le lecteur à une réflexion prospective.