21 janvier 1793 : Tremblez maintenant que sa tête est tombée ! Un fantôme pèse sur la jeune république.
21 janvier 1793, 10h22
Témoin imaginaire
« Est-ce bien le même individu,
couronné et sacré à Reims, monté sur une estrade, environné de tous les
grands, tous à ses genoux, salué de mille acclamations, presque adoré comme un
Dieu, dont le regard, la voix et le geste étaient autant.de commandements,
rassasié de respects, d'honneurs et de jouissances, enfin séparé, pour
ainsi dire, de l'espèce humaine ? Est-ce bien le même homme que je
vois bousculé par quatre valets de bourreau, déshabillé de force,
dont le tambour étouffe la voix, garrotté à une planche, se débattant
encore, et recevant si mal le coup de la guillotine qu'il n'eut pas le
col mais l'occiput et la mâchoire horriblement coupés ? Quelques-uns je
crie : « Vive la Nation, Vive la République ! Vive la Liberté ! ».
Son sang coule. Les cris de joie de frappent les airs et mon oreille. Ils
se répètent le long des quais. Je vois les écoliers des Quatre-Nations
qui élèvent leurs chapeaux en l'air. Son sang coule, c'est à qui y
trempera le bout de son doigt, une plume, un morceau de papiers. L’un le goûte
et dit : « Il est bougrement salé ! » D’autres se barbouillent
mutuellement le visage. Un bourreau, sur le bord de l’échafaud, vend et distribue
de petits paquets de ses cheveux. On achète le cordon qui les retenait. Soudain,
un brestois semble-t-il, monte sur l’estrade, se frotte les bras avec le sang, asperge
le public par trois fois et lance : « Républicains, le sang d’un roi
porte bonheur ! » Chacun emporte un petit fragment de ses vêtements
ou un vestige sanglant de cette scène tragique. Tout le peuple se
tient sous le bras, riant et causant familièrement, comme lorsqu'on
revient d'une fête. Les spectacles sont ouverts comme de coutume ; les
cabarets, du côté de la place ensanglantée, vident leurs brocs comme à
l'ordinaire ; on crie, les gâteaux et les petits pâtés autour du corps
décapité. Le corps et la tête de Louis sont mis dans le panier d’osier et
conduit au cimetière de la Madeleine, comme un autre criminel.
Je croise des législateurs
qui ont voté la mort. Ils paraissent effrayés de ce qu’ils ont fait. Ils se
regardent avec étonnement. Ils éprouvent une sorte de crainte, peut-être du
repentir pour certains. Bien sûr, si je me positionne en juge, Louis a mérité
la mort. Mais l’intérêt national parle ici plus haut que les forfaits. L’exécution
est impolitique et dangereuse.
Tous ceux qui ont voulu
préserver Louis XVI du supplice suprême sont menacés. Ils ont fait tomber la
tête d’un roi, plus rien ne les empêche de faire tomber sur la même
place celle d’un simple citoyen. J’ai peur de cette foule haineuse, délirante, exaltée.
Voilà les hommes ! ils sont mus, entraînés à leur insu ; ils cèdent aux
passions d'autrui, ils n'osent avoir leur avis, et il y en a bien peu
qui sachent garder leur caractère, lorsque tout menace, frémit et
s'ébranle autour d'eux.
Tremblez maintenant que sa tête est
tombée ! Un fantôme pèse sur la jeune république.
Texte fortement inspiré de Louis-Sébastien
Mercier.