Renaud Girard: «Les défis croissants de la marine française»
En dehors de l’apocalypse nucléaire, on ne peut plus exclure le retour d’une guerre de haute intensité classique, type guerre des Malouines. La marine doit s’y préparer.
En 2022, l’amiral Vandier fit de la commémoration de la bataille navale de Chesapeake (5 septembre 1781) la Journée de la marine. Ce jour-là, les marins français, sous le commandement de l’amiral de Grasse, firent en effet preuve d’une adaptation à la surprise, d’une coordination, d’une rapidité, d’un sens tactique, d’une combativité remarquables. Stratégique fut la conséquence de cette victoire face à la marine britannique : elle rendit irréversible l’indépendance des États-Unis d’Amérique.
Au XIXe siècle, la marine française joua un rôle important dans l’épopée coloniale mais, au XXe siècle, au-delà de quelques faits d’armes, sa contribution fut négligeable dans les victoires alliées de 1918 et 1945. Il faudra attendre la Ve République pour qu’elle retrouve un rôle stratégique, en devenant la composante clé de la force indépendante de dissuasion nucléaire de la France conçue par le général de Gaulle.
Renaud Girard sur le Figaro
La marine réussit à garder l’essentiel de ses savoir-faire durant la période des coupes budgétaires sombres des deux décennies géopolitiquement naïves (1990-2010). Bien traitée par la nouvelle loi de programmation militaire (2024-2030), elle est appelée, en coordination avec les marines alliées, à relever trois grands défis contemporains : assurer l’action de l’État en mer et protéger l’espace maritime français (le deuxième du monde avec ses dix millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive) face à la multiplication des comportements voyous ; maintenir la liberté de navigation dans les détroits internationaux ; préparer les hommes et le matériel pour un éventuel conflit à haute intensité.Actuellement à bord de la frégate de surveillance Ventôse, chassant les go fast bourrés de cocaïne en mer des Caraïbes, je mesure la croissance exponentielle du trafic de drogue en provenance d’Amérique latine, pour une livraison finale, via les Antilles, dans les ports européens. En 2023, la marine, qui agit également en permanence dans le golfe de Guinée, a saisi un total de 33 tonnes de drogue.
L’arrivée prochaine de neuf patrouilleurs modernes, construits dans les arsenaux de la côte atlantique, sera cruciale pour empêcher, notamment en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie, le pillage des ressources halieutiques françaises par des flottilles asiatiques pratiquant une pêche lointaine, agressive, sans licence, détruisant les écosystèmes.
Si devaient se durcir les politiques européennes face aux migrations illégales à travers la Méditerranée, la marine serait le premier instrument français pour contrer les trafiquants d’êtres humains, ces nouveaux Barbaresques.
La liberté et la sécurité des mers, qui allaient de soi depuis la Seconde Guerre mondiale, sont partout remises en question. CMA CGM a annoncé ne plus emprunter le canal de Suez, car les marines occidentales ne sont pas en mesure de garantir la sécurité des navires marchands. La base navale française d’Abou Dhabi et le point d’appui djiboutien deviennent cruciaux pour l’effort français de sécurisation de la mer Rouge et du golfe d’Aden, alors qu’une centaine de drones et de missiles houthistes ont déjà été abattus par les trois grandes marines occidentales. Face à la multiplication des menaces en mer, la marine doit relever le défi de la dronisation, dans les airs mais aussi sous la mer (les « gliders »).
Il est aussi indispensable que nos frégates et SNA (sous-marins nucléaires d’attaque) patrouillent en mer de Chine, pour montrer que la France, comme les États-Unis, n’accepte pas l’accaparement par la Chine communiste d’eaux que la convention de Montego Bay considère comme internationales.
En dehors de l’apocalypse nucléaire, on ne peut plus exclure le retour d’une guerre de haute intensité classique, type guerre des Malouines (1982). La marine doit s’y préparer. Certes, le conflit russo-ukrainien n’a pas débordé en mer Baltique, tout en démontrant l’importance de la maîtrise des fonds marins. Certes, les élections à Taïwan n’ont pas relancé les provocations militaires chinoises dans le détroit de Formose. Certes, Erdogan a mis la pédale douce dans son expansionnisme en Méditerranée orientale (stratégie de la « Patrie bleue »).
Mais ces conflits peuvent se réchauffer à tout moment. Si la marine turque devait un jour attaquer les îles grecques du Dodécanèse, Athènes ne trouverait que la France pour vouloir lui prêter secours.
Disposer d’une marine forte demeure plus que jamais indispensable pour maintenir la crédibilité de la France auprès de ses amis à travers la planète. Avec seulement 40.000 marins, la France dispose encore d’une marine de premier rang, dans toutes ses composantes, aéronavale, navale et sous-marine. Mais sa taille reste échantillonnaire – un seul porte-avions et seulement quinze frégates –, à l’heure où un engagement majeur possible ne peut plus être exclu.