Pourquoi ne savons-nous plus débattre ? - Par Laurence Devillairs

Loin de se limiter à la seule liberté d’expression, la démocratie implique le désaccord. La dispute est un art, qui doit être enseigné dans les écoles.

Laurence Devillairs est normalienne, agrégée et docteure en philosophie.

Le « bureau des initiatives citoyennes de la mairie de Paris » m'a récemment fait parvenir un message. L'existence de ce bureau m'avait enchantée, je trouvais qu'il renouait avec un certain esprit de la Révolution française – pas moins – en suscitant l'initiative citoyenne. Il est en effet dommageable que le mot de citoyen disparaisse peu à peu de notre vocabulaire, car la réalité à laquelle il renvoie est primordiale : c'est celle d'un espace commun, où peut se construire et s'exprimer l'intérêt général, au-delà des visions partisanes et des préférences à courte vue.

Hélas, le bureau des initiatives citoyennes m'apprend que mon idée « des arbres dans ma ville », appelant à mettre un peu de vert dans tout ce gris bétonné, n'a pas « récolté assez de soutiens pour être étudiée par la Ville de Paris ». Je reste inconsolable de cette citoyenneté frustrée. Me vient alors le désir de ne pas en rester là et d'en débattre. Participer à la décision générale et débattre ne constituent-ils pas les libertés fondamentales dont doit pouvoir disposer tout citoyen ?

Le pouvoir comme lieu « vide »

Débattre – entre agriculteurs et défenseurs de l'environnement, sur l'école, sur la fin de vie… Soucieux sans doute d'instiller des dispositifs de démocratie directe, le gouvernement semble vouloir, avec plus ou moins d'adresse, instaurer du « débat ». C'est là un moyen de lutter contre l'abstention et l'indifférence envers la politique. Plus fondamentalement, la démocratie n'est rien d'autre qu'un espace public de débat ; c'est le régime où il est possible d'être pour ou contre, de le dire, et même de changer d'avis. Le lieu du pouvoir, comme l'a soutenu le philosophe Claude Lefort, doit y être « vide », c'est-à-dire n'être accaparé ni par une personne ni par un parti. Car le pouvoir n'appartient qu'aux citoyens capables de débattre entre eux.

Être en démocratie, c'est ne pas être d'accord. Tout le contraire de l'entre-soi et des clubs en tout genre. C'est peut-être le sens du terme de fraternité : l'autre n'est ni un ami ni un ennemi, mais un adversaire respecté. Or notre démocratie semble souffrir d'une disparition du débat. Nous ne savons plus ne pas être d'accord. Pour la simple raison que nous n'avons plus en vue le désir de nous accorder. Nous préférons invectiver ou rejeter, ou bien alors nous retrouver avec ceux qui ont les mêmes idées que nous, sur les réseaux sociaux, qui n'ont en ce sens rien de démocratique.


Besoin d'être inféodé

Ce n'est pas parce qu'on est libre de dire ce qu'on veut qu'on est citoyen. La citoyenneté naît de la capacité à parler avec ceux qui ne pensent pas comme moi. C'est cela qui constitue « l'opinion publique », la coexistence, heurtée, instable, d'opinions différentes. Mais, de nos jours, il n'y a plus de débats, rien que des combats, camps contre camps. Sans écoute réciproque ni échange d'arguments.

Car, désormais, on pense comme on croit : toute opinion est devenue un credo, fermé sur lui-même, indifférent à la réalité comme à la vérité. Ce qui compte, c'est d'être absolument convaincu, même au prix de l'évidence et de la liberté – en pensant ne pas penser comme tout le monde, on ne fait qu'adhérer à des dogmes préfabriqués. La croyance a donc remplacé l'opinion : il faut avoir la réponse à tout, éviter le questionnement ; frapper fort, tout le temps..

Le sectaire a supplanté le contestataire, qui présupposait encore un espace commun d'affrontement. Le religieux, dans ce qu'il peut avoir de réfractaire à la discussion, à ce qui pense (autrement), a pris possession de nos manières de nous exprimer. À croire que l'esprit humain a un besoin indéracinable d'être inféodé. Nous ne parlons plus qu'à nos condisciples ; tout ce qui ne croit pas comme nous est jugé hérétique.

La dispute plutôt que l'empathie

On me dira qu'il s'agit de « biais cognitifs », qui font défendre aveuglément des thèses, répéter comme des automates des mots creux. C'est en réalité plus grave que cela : ce n'est pas seulement un défaut de réflexion ; c'est une maladie de la démocratie. Nous recherchons la force, pas la discussion. Nous sommes fascinés par les démonstrations qui ne démontrent rien mais qui simplifient la complexité des choses en caricaturant des oppositions : les sympathisants et les militants, les complots et les combats.

Tout devient clair et net : chacun ayant sa réponse toute faite, il n'y a plus d'explications à donner, ni de thèse à argumenter. On récite son credo. Armés de nos croyances, nous nous sentons invincibles, alors que nous sommes simplement aveuglés, anesthésiés. Car la croyance politique est l'opium de la démocratie : elle s'imagine avoir la solution quand elle ne fait que nier la réalité, détenir la vérité quand elle ne fait que parler plus fort. Tel est le paradoxe de notre époque d'osciller entre des consensus qui ne disent rien et des combats qui ne mènent à rien.

C'est là le désolant résultat d'une disparition du désaccord et du débat. Sous le règne de la croyance, on ne discute plus, on censure ; on ne dispute pas, on lisse et on édulcore. Fuir le conflit ou le transformer en droit du plus fort sont deux manières de mettre à mal la démocratie. Débattre, c'est avoir quelque chose en commun, c'est s'écouter pour mieux s'affronter, comprendre pour répliquer. C'est cet art démocratique de la dispute qu'il faudrait enseigner dans les écoles, et non l'empathie, qui a certes les mains propres mais parce qu'elle n'a pas de mains et qu'elle ne dit rien de ce que signifie vivre ensemble en n'étant pas d'accord.

Pourquoi ne savons-nous plus débattre ? (lepoint.fr)
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