«Le spectre de la guerre civile» - Par Nicolas Baverez
De la Nouvelle-Calédonie à la métropole, nous sommes en train de laisser s’installer dans notre pays la spirale de peur, du ressentiment et du basculement dans la violence qui constitue le moteur de la guerre civile.
Blaise Pascal rappelait que « la guerre civile est le plus grand des maux ». Parce qu’elle divise peuples, nations et familles, parce qu’elle radicalise les conflits identitaires, la guerre civile se traduit toujours par une ascension aux extrêmes de la violence, comme l’ont montré les guerres d’Espagne dans les années 1930, d’Algérie dans les années 1980 ou de Syrie depuis 2011.
Le spectre de la guerre civile hante l’histoire de la France. Notre pays a inventé l’État moderne pour sortir des guerres de Religion, la monarchie absolue pour surmonter la Fronde, l’Empire napoléonien pour refermer les violences de la Révolution, la IIIe République pour oublier la Commune, la Ve République pour conjurer le régime de Vichy et affronter la tragédie algérienne.
Près de quarante ans après les événements d’Ouvéa qui firent une vingtaine de morts avant d’être dénoués par les accords de Matignon, la Nouvelle-Calédonie s’est embrasée et a basculé dans la guerre civile. Depuis le 13 mai, le déchaînement de violence de milliers de jeunes émeutiers a fait plusieurs morts, des centaines de blessés et plus de 200 millions d’euros de destructions. Ils font face aux loyalistes organisés en milices armées pour tenter de protéger leurs familles et leurs biens. Nouméa est hérissée de barricades et les services de base de la santé, de l’éducation, de l’alimentation sont interrompus - 80 % du circuit de distribution ayant été détruit. L’état d’urgence a été instauré et un couvre-feu étendu à l’ensemble du territoire, tandis que les forces armées ont été déployées pour sécuriser l’aéroport et le port.
Absence d'impartialité de l'État
Emmanuel Macron et son gouvernement portent l’entière responsabilité de ce drame prévisible. La Nouvelle-Calédonie a été abandonnée alors que la situation se dégrade depuis plusieurs années. Sa gestion a été transférée de Matignon au ministère de l’Intérieur. Le troisième référendum organisé en période de Covid a été boycotté par les Kanaks tandis que la filière nickel est en pleine déconfiture (production en chute de 32 % depuis le début de l’année), face à l’Indonésie qui bénéficie de coûts de main-d’œuvre et d’énergie beaucoup plus compétitifs. La nomination de Sonia Backès au gouvernement a cristallisé le ressentiment, symbolisant l’absence d’impartialité de l’État. Le passage en force sur le dégel du corps électoral a rompu tout dialogue avec les indépendantistes, sans qu’aucune mesure ait été adoptée pour garantir le maintien de l’ordre public sur le territoire. Et ce, alors que la Chine, la Russie et l’Azerbaïdjan travaillent ouvertement à sa déstabilisation.
L’outre-mer est à tort méconnu ou considéré avec condescendance en métropole, alors qu’il offre souvent une loupe grossissante des maux français. La dynamique de la guerre civile sera difficile et longue à désarmer en Nouvelle-Calédonie, où la seule solution est politique. Elle s’ajoute au basculement de Mayotte dans le chaos et l’anomie. Ces événements alertent sur l’ascension aux extrêmes de la violence en France et sa sortie de tout contrôle. Et ce du fait de l’impuissance de l’État.
Au cours des dix dernières années, le terrorisme islamiste a perpétré une cinquantaine d’attentats qui ont fait près de 280 morts et 1200 blessés. Le but consiste à provoquer une spirale de défiance et de violences entre les musulmans et le reste de la population. Parallèlement, les islamistes poursuivent la prise de contrôle des services de base rendus aux citoyens. Simultanément, les actes antisémites s’envolent, alimentés par la guerre de Gaza. Tout ceci s’inscrit dans une logique de guerre civile qui vise à détruire la République et dont le laboratoire fut l’Algérie des années 1980.
Spirale de la peur
Notre pays connaît aussi une explosion des homicides, au nombre de 1010 en 2023, associée à une chute du taux d’élucidation de 81 % à 69 % en six ans. Les assassinats entre adolescents et les attaques à l’arme blanche se multiplient. Les règlements de comptes sont en hausse de 38 % en 2023, liés au narcotrafic dont le marché est estimé entre 3 et 6 milliards d’euros par an. Nous sommes à un tournant avec l’implantation en France de réseaux criminels très puissants, semblables à ceux qui règnent sur une partie du Mexique ou de la Colombie, mettant à leur service des pans de la police et des forces armées. Ils déploient en France la même stratégie de conquête de territoires comme Marseille et de contrôle d’infrastructures critiques comme les ports ou les aéroports, par le biais de l’ultraviolence et de la corruption d’agents publics, douaniers, policiers et gardiens de prison. Longtemps marginale, la corruption s’étend aujourd’hui dans la fonction publique française, notamment au sein des forces de sécurité.
Le changement de nature et d’intensité de la violence constitue une arme de destruction massive de la démocratie, ce qui explique le soutien que lui apportent les empires autoritaires. La France est loin d’en avoir le monopole. Les États-Unis sont minés par la guerre culturelle et la radicalisation des opinions qui débouche sur la fragilisation de la Constitution. Le Royaume-Uni peine à enrayer une vague d’attaques à l’arme blanche. La violence politique se répand partout en Europe, avec pour dernier avatar la tentative d’assassinat de Robert Fico.
La France se distingue cependant par la rapidité de la disparition de la paix civile, par le déni des dirigeants et des élites devant les risques que cela emporte pour la nation et pour la démocratie, enfin par l’effondrement de l’État, qui s’incarne dans la faillite de la police et de la justice. Elle reste le seul pays développé à avoir enchaîné révolte des « gilets jaunes », manifestation de masses contre la réforme des retraites, émeutes urbaines qui ont ravagé 500 villes et laissé pour plus de 1 milliard d’euros de ruines, révolte des agriculteurs puis chaos en outre-mer.
En réalité, nous sommes en train de laisser s’installer dans notre pays la spirale de peur, de ressentiment et de basculement dans la violence qui constitue le moteur de la guerre civile. Voilà pourquoi il est grand temps de rompre avec la tolérance, voire la révérence pour la violence qui reste la pire ennemie de la liberté. Le temps n’est plus aux discours mais à la mobilisation et à l’action pour endiguer l’ensauvagement de la société française. Une guerre totale doit être engagée par la violence, qui ne peut en aucun cas être combattue par une violence supérieure mais par l’éducation, par le respect du droit - qui doit cependant évoluer pour prendre en compte l’évolution des menaces et des technologies - et par la modernisation de l’État régalien. Le rétablissement de la paix civile et de l’ordre public est aujourd’hui la condition préalable du redressement économique de la France et la résistance aux menaces des djihadistes et des autocrates. Pour Gabriel Attal, c’est l’épreuve de vérité.