À la recherche de l’islamophobie - Par Olivier Galland

Islamophobie a un clair usage politique qui a été consacré par Jean-Luc Mélenchon. Mais au-delà, quel sens véritable a le terme? Et ce qu’il est censé désigner – une hostilité profonde à l’égard des musulmans qui se serait répandue dans la société française – est-il étayé par des faits?


Olivier Galland est Sociologue, directeur de recherche au CNRS


Les expressions « islamophobie » ou « islamophobe » saturent le débat public aujourd’hui. Jean-Luc Mélenchon a donné ses « lettres de noblesse » politiques (fort controversées) au terme en participant, le 10 novembre 2019, à une manifestation contre l’islamophobie à l’appel d’une organisation, le CCIF (collectif contre l’islamophobie en France) très décriée parce que cultivant des liens avec les Frères musulmans et qui depuis a été dissoute. C’était sans doute un tournant[1] dans la trajectoire du leader Insoumis dont le programme présidentiel de 2017 promettait de combattre tous les communautarismes comme l’usage politique des religions. Par la suite il n’hésitera plus à employer le terme en disant par exemple, dans un entretien avec Benjamin Duhamel sur BFMTV le 17 septembre 2023, « qu’il n’avait pas conscience [auparavant] de l’islamophobie virulente qui règne dans ce pays ».

Si le projet politique de Jean-Luc Mélenchon en se réappropriant cette expression controversée est clair – fédérer autour de LFI la clientèle électorale des banlieues et des populations immigrées ou descendantes d’immigrés et des sympathisants à leur cause – cela ne doit pas conduire à contester le terme ou son emploi sur le seul terrain politique ou idéologique. Prenons l’islamophobie au sérieux et tâchons de voir dans quelle mesure la notion a un fondement solide. C’est l’objet de ce papier.

Commençons par la définition que donne de l’islamophobie la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH)[2]. Elle la définit comme « l'attitude d'hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l'islam ». La difficulté de cette définition est double. Tout d’abord, sur le plan étymologique, le terme « phobie » semble inadéquat pour exprimer l’hostilité. Son véritable sens est celui d’une peur panique et irraisonnée qui débouche plutôt sur la fuite, la prise de distance que sur l’agression ou le combat. Xénophobie, un terme proche, n’est d’ailleurs plus très employé dans les sciences sociales.

Mais la difficulté principale, notée par plusieurs observateurs, est que cette définition assimile hostilité à l’égard de l’islam, une religion, et hostilité à l’égard des musulmans, un ensemble de personnes pratiquant cette religion. Or être hostile à l’islam en tant que religion n’implique pas nécessairement des comportements haineux ou discriminatoires à l’égard des musulmans. Sur le strict plan du droit, il est licite de critiquer une religion, cela relève de la liberté d’expression alors que les attitudes racistes – qu’il s’agisse de propos injurieux, de comportements discriminatoires ou de violences physiques – dont pourraient être victimes des musulmans sont sanctionnées par la loi.

L’amalgame islam-musulmans

Cet amalgame entre islam et musulmans conduit certains chercheurs engagés, comme Houda Asal[3], dans un article de la revue Sociologie[4] assez souvent cité, à parler de « racialisation religieuse », la définition de l’islamophobie s’inscrivant selon elle « dans les théories classiques du racisme ». L’assimilation de la critique religieuse, virulente au besoin, à du racisme relève d’une grande confusion intellectuelle, mais a sans doute une certaine logique qu’on tentera de décrypter. Revenons à la définition du racisme : « idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains, les ‘races’ » (Larousse). La religion n’est pas une race et les pratiquants de l’islam dans le monde sont de toutes origines. Même en France, où les musulmans sont massivement d’origine arabe, rien n’empêche un non-arabe d’embrasser cette religion et certains, les convertis, le font d’ailleurs. Et surtout, une partie des jeunes issus de familles d’origine maghrébine se déclare sans religion, dans une proportion non négligeable : l’INSEE évalue ainsi à plus de 30% les descendants d’immigrés algériens qui se déclarent sans religion (26% pour les descendants d’immigrés marocains ou tunisiens). Ces derniers peuvent être victimes de racisme mais ça n’aurait aucun sens pour eux d’assimiler des discriminations racistes à de l’islamophobie. En le faisant, les supporters de ce concept pratiquent un coup de force idéologique en assignant l’ensemble d’un groupe humain à une religion supposée victime d’ostracisme.

La « race » est un attribut de type « ascribed », aurait dit l’anthropologue américain Ralph Linton[5], elle est assignée, on ne la choisit pas et on ne peut y renoncer ; la religion est un attribut de type « achieved », il s’acquiert et on peut le refuser. Le coup de force revient donc à faire de cet attribut choisi, la religion, un attribut assigné et imprescriptible en l’assimilant à une race qui définit intégralement et définitivement l’individu.

Dans l’esprit de ses promoteurs, ce retournement est sans doute censé unifier ce groupe humain dans un statut victimaire de musulman opprimé, alors que les dérives de la radicalisation islamiste sont de plus en plus dénoncées. Cela permet aussi de jeter un voile opaque sur ces dérives. Il est assez fascinant de voir dans l’article de Houda Asal sur l’islamophobie que pas un mot n’est dit sur le terrorisme islamiste si ce n’est sous les termes de « construction de l’islam comme menace extérieure et intérieure » ou « discours sur le radicalisme islamique dans les mosquées françaises (qui) visent tout particulièrement les ‘jeunes issus de l’immigration’ dans les ‘banlieues’, par ailleurs ‘musulmans’ ». Sous sa plume, le radicalisme islamiste[6] semble n’être qu’une construction sociale dont le but est de stigmatiser les musulmans.

Les musulmans sont-ils victimes d’ostracisme ?

Il reste une question ouverte : les musulmans sont-ils effectivement victimes d’un ostracisme lié à leur religion ? La réponse à cette question ne peut pas être binaire (oui/non). Toutes les questions sur les inégalités et les discriminations ne peuvent se traiter que sur un mode relatif. En effet, il n’existe pas de sociétés humaines, et probablement il n’en existera jamais, dans lesquelles le racisme, les discriminations, la haine ou la méfiance à l’égard de l’étranger, de ceux qui sont différents ou marginaux, seraient totalement absents. À l’autre extrême, certains parlent de « racisme systémique » comme si la société française dans l’ensemble de ses composantes était structurellement raciste. Cette thèse paraît tout aussi absurde que la thèse inverse d’absence totale de racisme. Quels sont donc les faits sur le degré d’ostracisme ou de discrimination que l’on peut capter à travers une série d’enquêtes menées sur le sujet ?

On peut à nouveau partir d’un article, celui de chercheurs renommés (Nonna Mayer, Guy MIchelat, Vincent Tiberj, et Tammaso Vitale) sur « les attitudes face à l’islam et aux musulmans »[7]. Remarquons d’abord que dans leur préambule, les auteurs soutiennent l’idée que la critique de l’islam cache des « raisons moins avouables » (que le droit à la critique des religions) et masque « un phénomène du racisme dit ‘symbolique’ ou ‘subtil’ ». Autrement dit, dès le départ, ils ne semblent pas loin d’adhérer à la thèse de la « racialisation religieuse » de Houda Asal (à laquelle ils font d’ailleurs référence dans leur introduction). Pour appuyer leur argumentation de ces premières lignes, ils citent « de nombreux travaux » et en premier lieu ceux de Vincent Geisser (La Nouvelle Islamophobie, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2023), un chercheur très controversé[8] qui défend sans nuances la thèse selon laquelle la France serait en proie à une véritable « passion islamophobe ». Ce préambule jette un doute sur leur impartialité. Néanmoins, les données qu’ils présentent sont intéressantes et méritent d’être commentées, notamment la figure 1 ci-après.

Elle montre le % de réponses tolérantes à l’égard des Français juifs, des Français musulmans et par ailleurs de la religion musulmane et de la religion juive. Premier constat, les attitudes positives à l’égard des religions, juive ou musulmane, sont nettement moins prononcées que les attitudes positives à l’égard des pratiquants de ces religions. Ou, à l’inverse, les religions sont nettement plus critiquées que ceux qui les pratiquent. C’est d’ailleurs encore plus vrai pour les musulmans que pour les juifs. On ne comprend donc pas bien la conclusion des auteurs de l’article qui écrivent : « la distinction souvent faite entre le rapport à la religion musulmane (islamophobie) et rapport aux pratiquants de l’islam (« racisme anti-musulman ») n’est donc pas validée ». Il me semble, au regard de leurs chiffres, que c’est tout le contraire : le regard sur les musulmans est bien plus favorable (et d’ailleurs positif pour près de 80% des Français en 2016) que le regard sur la religion musulmane (entre 30% et 50% d’avis favorables). Ou, à l’inverse la critique de l’islam est bien plus forte que la critique des musulmans. Manifestement une bonne partie des Français fait le départ entre les deux et a une vision bien plus positive des pratiquants que de la religion elle-même. Il est d’ailleurs remarquable que les attentats de 2015 à Paris n’aient pas déclenché de flambée anti-musulmane dans ces enquête réalisée l’année suivante, en 2016. On est très loin d’une « islamophobie virulente » (pour rependre les termes de Jean-Luc Mélenchon) qui déferlerait sur le pays en confondant islam extrémiste et musulmans.

Figure 1. Évolutions comparées des attitudes à l'égard des musulmans, des juifs, de l'islam et de la religion juive


Source : Baromètre du CNCDH, cité par Mayer et al., 2016

Deuxième constat, les courbes concernant les juifs et les musulmans suivent un même trend, soit parce qu’il y a une humeur à l’égard des religions dans leur ensemble qui varie avec le temps, soit parce qu’il y a une variation globale de l’esprit d’ouverture et de tolérance dans la société qui s’applique à l’ensemble des religions minoritaires.

Bien sûr, sur la période examinée (il peut en être autrement aujourd’hui) les juifs et la religion juive sont mieux tolérés que les musulmans et l’islam et cet écart est constant. Il est donc indéniable que, d’un point de vue relatif, et jusqu’en 2016 au moins, les musulmans et l’islam sont plus ostracisés que les juifs et la religion juive, même si, encore une fois cette ostracisation est toute relative puisque les musulmans reçoivent 70% à 80% de réponses tolérantes (autour de 90% pour les juifs).

D’autres enquêtes plus récentes confirment d’ailleurs la relative bienveillance dont bénéficient les musulmans dans l’opinion. Une enquête de l’IFOP[9] de mars 2022 montre ainsi par exemple que 79% des Français sont d’accord (tout à fait ou plutôt) avec l’affirmation selon laquelle « en France, la grande majorité des musulmans pratiquent paisiblement leur religion et (que) seule une minorité d’islamistes radicaux est dans une logique de rupture avec les valeurs de la République ». En revanche dans la même enquête 77% considèrent que l’islamisme est un danger pour la République, constat qui ne les empêche donc pas de faire preuve de bienveillance à l’égard des musulmans ordinaires.

Pour autant, il est également avéré que les musulmans souffrent, plus que d’autres groupes, de discriminations. Une autre enquête de l’IFOP de 2019[10] auprès d’un échantillon de musulmans montre ainsi que 32% d’entre eux disent avoir été victimes dans les cinq années précédentes d’au moins une situation de discrimination parmi une liste de cas qui leur étaient présentés. Ces discriminations ressenties, qui touchent une minorité notable, mais pas la majorité des musulmans, il faut le garder à l’esprit, ne sont pas un pur fantasme. Les enquêtes de testing menées par Marie-Anne Valfort[11] sur des situations d’embauche (en comparant les taux de réponse à des candidats fictifs de même origine et différant seulement par leur religion supposée) montrent qu’elles ont bien une réalité. Mais comme le montre l’étude, ces discriminations à l’embauche relèvent pour une partie d’une forme de discrimination dite « statistique », un comportement rationnel des entrepreneurs qui craignent que la distance culturelle des candidats musulmans altère leur productivité ou simplement leur comportement au travail. Elles découlent pour une autre partie d’un « goût pour l’entre soi qui incite les recruteurs à sélectionner les personnes qui leur ressemblent culturellement le plus ». Mais dans les deux cas, diffuser l’idée fausse que les musulmans sont assignés à une religion qui les maintiendrait à l’écart de la société entretient et renforce les mécanismes à l’origine de ces discriminations.

Cette thèse de l’islamophobie est une distorsion extrême de la réalité qui, si elle réussissait à s’imposer (ce qui est loin d’être le cas heureusement) desservirait les musulmans eux-mêmes en les maintenant, à des fins idéologiques et politiques, dans une figure identitaire victimaire qui s’entretient elle-même et entrave leur accès à un statut de citoyens libres de leurs choix.


[1] Qu’il assume à nouveau en novembre 2022 dans un long entretien dans la Revue des deux mondes.

[2] Fondée en 1947, la CNCDH, instance indépendante composée de 64 membres, est chargée de conseiller les pouvoirs publics sur les questions ayant trait aux droits fondamentaux. Elle a été sévèrement critiquée dans un rapport de la Cour des comptes de décembre 2023 sur le manque de rigueur scientifique de certains de ses avis La CNCDH devrait veiller, est-il écrit « à la neutralité et à l’impartialité scientifique des prestataires qu’elle choisit pour ses rapports et études […] et pourrait utilement s’appuyer sur une instance indépendante chargée d’assurer une évaluation par les pairs de la qualité des travaux académiques mobilisés. »

[3] A l’époque où elle a rédigé son article, Houda Asal était post-doctorante à l’université McGill de Montréal et associée à un laboratoire français, l’équipe Inégalités et solidarités du Centre Maurice Halbwachs. Selon sa page LinkedIn elle maintenant responsable de la formation et de l’appui au réseau militant d’Attac et rattachée à l’EHESS.

[4] « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. Etat des lieux de la recherche », Sociologie, 2014, n° 1, vol. 5, p. 13-29. En accès libre : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-13.htm

[5] Linton R., 1936, The Study of man: An introduction, New York, Appleton-Century-Croft

[6] Pour un panorama du jihadisme européen, voir Hugo Micheron, La Colère et l’Oubli. Les démocraties face au jihadisme européen, Gallimard, 2023.

[7] « Le regard des chercheurs : les attitudes face à l’islam et aux musulmans ». La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, année 2015, La Documentation française, p. 331-338. En accès libre :

https://sciencespo.hal.science/hal-02409298/document

[8] Sur le conflit qui l’opposa à un fonctionnaire du CNRS et qui lui valut d’être convoqué en commission disciplinaire pour propos diffamatoires et manquement grave au devoir de réserve, voir le billet de Pierre Assouline : https://larepubliquedeslivres.com/de-lemballement-des-intellectuels/

[9] https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/03/118866-Rapport.pdf

[10] https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/11/116663_Pr%C3%A9sentation_IFOP_DILCRAH_2019.11.06-1.pdf

[11] http://marieannevalfort.com/wp-content/uploads/2017/05/Panthe%CC%81onSorbonneMagazine2015_VALFORT.pdf

À la recherche de l’islamophobie - Telos (telos-eu.com)
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