Comment délimiter les classes moyennes ? les dix «ni ni» - Par Julien Damon
Comment délimiter les classes moyennes ? Compléter ou remplacer les définitions sophistiquées et les acrobaties statistiques par une approche en double négation (« ni riche, ni pauvre », « ni exécutant, ni dirigeant ») s’avère judicieux. Raisonner ainsi peut ouvrir sur une nouvelle façon, plus frontale, de traiter nos grands choix collectifs en matière de fiscalité et de redistribution.
Les classes moyennes concentrent toujours l’attention. Elles font sempiternellement l’objet de débats quant à leur définition. Le sujet importe, car, classiquement, une grande majorité de Français s’identifient à elles. La France, comme les États-Unis, est un grand pays de classes moyennes. Mais de quoi parle-t-on ?
Si la notion parle à tout le monde, il est difficile d’en déterminer définitivement les contours. Nombre de traités et d’essais proposent leurs voies et moyens pour délimiter une catégorie sociale dont la caractéristique première est d’être centrale. Une manière judicieuse de faire consiste à suivre, jusqu’au bout, une approche « ni-ni ». Si le « ni ni » théorisé en 1988 par François Mitterrand – ni privatisation ni nationalisation – exprimait une stratégie politique conjoncturelle, cette formulation en double négation permet aussi d’approcher les classes moyennes. Relevons que des deux côtés de l’échiquier politique, la plupart des partis s’érigent en leur défenseur. Doctrinalement, ni la gauche ni la droite n’en ont le monopole.
Premier ni ni, selon la statistique des niveaux de vie, la classe moyenne désigne, basiquement, la catégorie centrale de la distribution des revenus, les ménages qui ne sont ni riches ni pauvres. Si l’on veut faire plus précis, avec des repères chiffrés, les classes moyennes ce sont les 80 % de la population, entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres. On peut aussi choisir d’autres bornes, avec une classe moyenne rassemblant un peu moins de gens, disons 60 % de la population, se situant entre les 20 % les plus aisés, et les 20 % les moins aisés. On peut aussi faire plus élaborer, et considérer que les classes moyennes sont les ménages aux niveaux de vie supérieurs au seuil de pauvreté (habituellement calculé à 60 % de la médiane des niveaux de vie) et les ménages considérés comme aisés (avec un seuil, moins souvent discuté, à 200 % ou 300 % de la médiane des niveaux de vie). Les bases de données de l’OCDE, d’Eurostat et de l’INSEE permettent tous les exercices possibles, mesurant utilement des situations et des évolutions.
Deuxième ni ni, au regard du patrimoine, les classes moyennes rassemblent des ménages aux avoirs modestes qui ont bénéficié ou vont bénéficier de transmissions relativement faibles. On peut dire qu’ils ne sont ni héritiers ni déshérités.
Trois, sur le registre de l’enseignement, un entre-deux prévaut également. Être classe moyenne, c’est, globalement, ne pas compter parmi les masterisés ni parmi les sous-diplômés. Là encore, tout peut se raffiner et se préciser, mais l’image est simple et frappante
Quatre, d’un point de vue subjectif, s’identifient aux classes moyennes tous les individus qui ne s’estiment ni favorisés ni défavorisés. Ces catégories pâtissent, dans une certaine mesure, des grands mouvements de l’édifice redistributif. Alors que, jusqu’au début des années 1980, l’ambition première de la gauche consistait à lutter contre les inégalités, la gauche, se faisant de fait plus libérale, a voulu cibler la lutte contre la pauvreté. Avec la volonté, repérable à gauche comme à droite, de concentrer les moyens sur des problèmes jugés prioritaires, il s’est agi de limiter les ambitions universalistes de la protection sociale par des mises sous condition de ressources des prestations et, surtout, par la création de prestations ciblées sur les moins favorisés.
Cinq, une appréciation essentielle passe donc par le système socio-fiscal. Ni assez pauvres pour bénéficier des aides sociales ni assez riches pour bénéficier des réductions fiscales, les classes moyennes s’estiment désavantagées par le système socio-fiscal. Elles en sont présentées, de façon récurrente, comme les grandes perdantes. Au sujet du logement social, conçu dans ses développements après-guerre comme une politique en faveur des classes moyennes salariées, le problème est flagrant. Avec une préséance pour les plus défavorisés et mal-logés, les classes moyennes ont de moins en moins accès à ce à quoi elles devraient pouvoir prétendre.
Six, sur le plan de la localisation, ces ménages vivent dans des quartiers qui ne sont ni huppés ni relégués. Ils peuplent, en partie, des zones périurbaines, ni quartiers chic ni quartier shit. Les élites urbaines raillent cet habitat pavillonnaire et méprisent le barbecue, l’équipement iconique des classes moyennes. Gauche bobo et gauche guacamole ironisent sur des aspirations et des goûts ringards. Bagnoles et centres commerciaux sont conspués comme comportements inciviques et mauvais goût consumériste. Le « beauf bashing » d’une certaine gauche, valorisant une diversité qu’elle ne vit pas, agresse les modes de vie moyens. De l’autre côté, la droite bourgeoise des beaux quartiers célèbre des attitudes et habitudes qui ne sont pas les siennes et qu’elle ne voudrait pas côtoyer.
Sept, au croisement des dimensions territoriales et pécuniaires, en termes de préoccupations environnementales et énergétiques, les classes moyennes ne sont ni assez à l’aise financièrement pour adopter les pratiques dites éco-responsables, ni assez en difficulté pour bénéficier des aides publiques. Comptant, notamment dans le périurbain, parmi les plus exposés au renchérissement des coûts de l’énergie, ces ménages ne se sentent ni convenablement protégés ni vraiment considérés.
Huit, du côté du marché du travail, ni dirigeantes ni exécutantes, ni élite numérique ni larbinat digital, les professions intermédiaires ne relèvent ni des tâches d’exécution ni des responsabilités de direction. Situées au-dessus d’un salariat ouvrier et employé qui se maintient, menacées par un précariat qui s’étend, elles appréhendent leur déstabilisation.
Neuf, d’un point de vue idéologique, les classes moyennes ne sont pas révolutionnaires, même si leurs votes se font de plus en plus contestataires. Ni trusts ni soviets, à savoir ni ultracapitalistes ni ultrasocialistes, elles n’aspirent ni à la dictature du prolétariat ni au e-capitalisme de type Silicon Valley. Leurs inquiétudes, traduites en préférences partisanes plus radicales, relèvent d’aspects budgétaires mais également identitaires.
Enfin, sur le plan essentiel de la consommation, les familles classes moyennes n’achètent en général ni discount, ni premium. Pour leur vie quotidienne, pour leurs loisirs et pour leurs plaisirs, elles ne sont ni Fauchon ni Lidl, ni Club Med ni camping.
Ces dix « ni ni » ne brossent pas le portrait parfait des classes moyennes, de leurs niveaux de vie, de leurs conditions de vie et de leurs modes de vie. Défaut : cette méthode de délimitation, qui autorise tout de même tous les chiffrages possibles, donne une image statique plus que dynamique. Avantage : la méthode situe bien les choses et cadre les débats. Soulignons, pour ne pas passer pour trop impressionniste avec trop de double négation, que le ni ni capital relève des politiques publiques, sociales en particulier, et des appréciations à leur endroit. Fondamentalement, et ceci commence à être bien repéré et répété, à gauche comme à droite, les classes moyennes sont insuffisamment riches pour bénéficier des réductions d’impôts et pas assez pauvres pour être éligibles aux revenus d’assistance. Il s’agit du ni ni princeps, fait d’un cocktail d’observations objectives et d’appréciations individuelles[1].
Mais quel enseignement principal tirer d’un tel procédé à dix dimensions ? L’opération ne consiste pas à marquer dans le marbre une vérité indiscutable. Elle peut néanmoins alimenter des discussions plus serrées. Plus au fond, l’approche permet de répondre à une autre question : que faire pour les classes moyennes ?
En général, les experts et les responsables politiques cherchent des mesures, dans l’horlogerie du système socio-fiscal, permettant de se dire plus favorables aux catégories centrales de la population. Nombre de recommandations portent sur les conditions de ressources des allocations, les conditions d’accès au logement social, les soutiens aux revenus d’activité. Globalement, il est de bon ton, dans un programme politique, de dire que l’on cherchera à soutenir des classes moyennes jugées trop mises de côté. Entonnant ce refrain, il est possible d’engranger du soutien, même s’il n’est pas du tout évident de délimiter les mesures efficaces touchant vraiment le cœur de la distribution des niveaux de vie, des conditions de vie et des modes de vie.
Alors répétons la question – celle qui revient sempiternellement – que faire en faveur des classes moyennes, et que faire pour les convaincre ? Plutôt que de faire plus (avec tous les problèmes de ciblage que cela pose), une option logique, quoique politiquement glissante, serait de faire moins pour les deux autres parties de chacune des doubles négations. Un programme favorable aux classes moyennes, et qui serait jugé favorable par elles, contiendrait des mesures durcissant l’accès aux aides pour les pauvres et réduisant les avantages pour les riches. Ni pour les riches, ni pour les pauvres : c’est l’orientation – qu’on l’apprécie ou non, dans sa formulation comme dans ses déclinaisons concrètes – qui a le plus de chances de convaincre les classes moyennes. L’approche ni ni, utilisée ici pour une définition, aboutit ainsi in fine à une approche contre contre en termes de politiques publiques.
La suggestion de faire pour les classes moyennes en faisant contre les plus aisés et contre les moins favorisés n’est pas un pied-de-nez ironique. Du moins pas uniquement. Elle pointe en fait une des apories des propositions politiques contemporaines. Les discours sur et pour les classes moyennes sont utilisés pour se faire élire ou réélire. Mais ces discours se perdent ensuite dans les difficultés de ciblage et les résultats apparaissent inconsistants. Faire plus pour les classes moyennes est une promesse difficile à tenir. Faire moins pour les autres serait sans doute plus facile.
Cela ouvre des débats inconfortables, mais que notre société gagnerait à s’autoriser afin se réapproprier ses choix collectifs. Rien ne dit, au demeurant, qu’une politique contre-contre serait vraiment profitable aux classes moyennes : des classes populaires et des classes supérieures qui restent dans le jeu, cela peut avoir un avantage pour tous. Mais réarticuler plus rigoureusement nos choix fiscaux et sociaux avec l’intérêt des classes moyennes permettrait de sortir les discours politiques d’une certaine irréalité.