Trafic de drogue : «En France, les mafias terrorisent ce qui reste de services publics pour établir leur monopole» - Par Alain Bauer

Depuis lundi, les enfants d’une école d’Échirolles ne peuvent plus aller à la cantine jouxtant l’établissement, à cause d’un point de deal voisin. L’élargissement inédit des acteurs du trafic de drogue complique la tâche des forces de l’ordre, s’inquiète le criminologue Alain Bauer.

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers. Auteur du Dictionnaire amoureux illustré du Crime (GRUND-PLON).


Depuis une trentaine d’années désormais, le développement des activités de deal en France a évolué et le sujet est souvent limité à l’évènement tragique (règlement de comptes ou victime collatérale du précédent) ou choquant (menaces sur résidents d’un immeuble, attaque d’un commissariat, tentative de cambriolage d’un local de police pour récupérer des stupéfiants saisis…). Les populations concernées ont également changé. De vieux briscards de la French Connection à très jeunes tueurs de la DZ Mafia en passant par des retraités mules, l’élargissement des acteurs du trafic est considérable et inédit.

Mais le plus important réside dans le contrôle des territoires. Ce qui nécessite une forte compréhension des dynamiques du trafic entre sites de production (culture ou labos), de distribution («fours» locaux et «ubershit») et consommation. Préjugeant d’un prêt à porter imposé depuis Washington par le président Nixon, qui n’y croyait pas mais en avait fait une arme de communication politique, la loi française de 1970, en mélangeant tout et en se focalisant sur l’exportation d’héroïne depuis la région marseillaise et sur les consommateurs.

Après 2006, la disparition dans des conditions très différentes du dernier Parrain-Juge de paix du crime organisé Corso Marseillais, Jean Gé Colonna et du «Spartacus» des caïds des cités, Farid Berrahma, ont ouvert deux guerres simultanées, de succession et de sécession. Des dizaines de morts plus tard, une décentralisation des réseaux de distribution, une accélération des remplacements de responsables des groupes criminels, a permis une forte décentralisation et un émiettement territorial qui a fait croire à une réduction du potentiel criminel du trafic.

C’est l’inverse qui s’est produit, comme à New York lorsque les efforts des services locaux et fédéraux de police se sont concentrés seulement sur les cinq grandes familles de la mafia locale. Cela a permis dans leur ombre déclinante l’émergence d’une autre criminalité plus violente et mal maîtrisée ayant totalement déstabilisé la ville, ruiné son économie et accéléré la fuite d’une partie importante de sa population. En France, les bandes, devenues peu à peu des gangs, ont fait de même, solidifiant leur contrôle sur les territoires acquis et se frottant aux espaces limitrophes, créant les conditions de concurrences et d’éliminations brutales. Le conflit entre les groupes criminels marseillais DZ Mafia et Yoda à Marseille a peu à peu ouvert les yeux sur une réalité parfaitement identifiée par les policiers et magistrats locaux et sous-estimée voire niée à Paris.

En coalisant des intérêts locaux ou en conquérant de nouveaux espaces lointains, en se déployant avec des alliés puissants comme la MocroMafia Belge, en manipulant des mineurs isolés, en investissant dans des zones de production de cannabis à forte teneur de THC ou de laboratoire de drogues de synthèse, DZ Mafia et ses alliés disposent désormais d’un réseau solide et de nombreux points de contrôle. Pour finaliser celui-ci, afin de passer des pratiques mafieuses au contrôle mafieux, pour la première fois réellement en France, il faut terroriser ce qui reste de services publics afin d’établir un monopole puissant et terrifiant. Le cas des accompagnateurs d’une école maternelle de l’Isère n’en étant qu’une des innombrables illustrations. Cette situation n’est pas inéluctable, mais le rythme, l’intensité et le développement de la puissance de DZ Mafia et de ses alliés imposent enfin la lucidité et l’action.