Béatrice Brugère : «Tout le système est fait pour que les courtes peines ne soient pas exécutées»
Si Gérald Darmanin souhaite vraiment rompre avec le modèle actuel d’application des peines, il devra obligatoirement faire modifier la loi, estime la magistrate Béatrice Brugère*. Pour lutter contre la surpopulation carcérale, elle préconise d’appliquer une directive européenne de 2018 qui permet le transfert de détenus étrangers dans leur pays d’origine.
*Secrétaire générale du syndicat Unité-Magistrats, Béatrice Brugère a publié Justice : la colère qui monte (L’Observatoire, 2024).
LE FIGARO. - La nomination à la Justice de Gérald Darmanin et la reconduction de Bruno Retailleau à l’Intérieur dessinent un alignement à droite entre les places Vendôme et Beauvau. Cette cohérence, qui a tant manqué dans les derniers gouvernements, est-elle la condition d’une action régalienne efficace ?
Béatrice BRUGÈRE. - Sinon d’alignement, on peut au moins parler d’une vision et d’objectifs communs entre les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Cette concordance devra se vérifier à l’épreuve des faits, mais c’est une première depuis une dizaine d’années. Les sensibilités politiques de ces deux ministres semblent en effet proches ; maintenant, des divergences peuvent toujours se manifester avec le temps, si tant est que ce tandem en dispose pour entreprendre des réformes en profondeur, car c’est bien ici l’enjeu premier.
La politique pénale domine leurs discours respectifs, sans doute parce que c’est un marqueur qui imprime immédiatement ; pour autant, il ne faut pas oublier la justice civile qui préoccupe tout autant les citoyens. Dès sa passation de pouvoir, Gérald Darmanin a martelé l’idée d’un régalien plus fort, avec un accent mis sur les courtes peines de prison, l’efficacité, la problématique des mineurs délinquants et les victimes. Un discours très motivé qui devra se confirmer dans les actes s’il veut mettre réellement en œuvre la rupture qui s’impose. Son éphémère prédécesseur, Didier Migaud, n’avait pas du tout le même discours volontariste sur ces sujets. Il s’agit d’une différence majeure.
LE FIGARO. - Justice plus rapide, places de prison pour les courtes peines, «nettoyage des prisons»… Le nouveau garde de Sceaux n’a pas tardé à afficher ses priorités. Vise-t-il juste ?
B.B.: Il n’y a rien là de réellement neuf. Ces priorités, pour la plupart, furent évoquées par Emmanuel Macron dès 2017. Celui-ci insistait sur la nécessité d’une justice proche des victimes, plus efficace, et la nécessité de places de prison supplémentaires. En revanche, l’ambition affichée par Gérald Darmanin de faire appliquer les courtes peines est nouvelle. À cet égard, il nage à contre-courant de la politique menée ces dernières années, dans la lignée de Christiane Taubira sous François Hollande puis de Nicole Belloubet au début du premier quinquennat Macron. Ces dernières étaient opposées aux courtes peines et prônaient les aménagements de peines ou les travaux d’intérêt général. Si le nouveau ministre souhaite vraiment rompre avec le modèle actuel d’application des peines, il devra obligatoirement faire modifier la loi. Car la dernière loi pénale d’application des peines, votée sous Nicole Belloubet, vise à empêcher le prononcé des très courtes peines de prison, en supprimant la possibilité de prononcer des peines d’un mois de prison. Ce texte oblige les juges à aménager automatiquement les peines jusqu’à six mois, et quasi automatiquement les peines jusqu’à un an. Tout le système est fait pour que les courtes peines ne soient pas exécutées principalement sous la forme de l’incarcération. L’idéologie dominante à la Chancellerie, mais aussi auprès des associations de juges d’application des peines, à l’École nationale de la magistrature, consiste souvent à déconsidérer de facto la prison et les courtes peines au profit d’alternatives, et ce, aussi, en raison du manque de places.
Concernant la surpopulation carcérale, on en est là parce qu’on incarcère trop peu, trop tard et donc trop longuement. D’où l’importance de revenir à des courtes peines. Il serait également judicieux d’appliquer une directive européenne de 2018 qui permet le transfèrement des détenus étrangers européens lorsqu’ils sont condamnés pour qu’ils effectuent leur peine chez eux. Cela résoudrait déjà une partie du problème de la surpopulation puisque l’on dénombre entre 3000 et 4000 détenus européens qui pourraient, sans modification législative, exécuter leur peine dans leur pays d’origine. Cette piste me semble intéressante et inexploitée.
La sécurité des prisons est l’autre sujet crucial auquel veut visiblement s’attaquer le nouveau ministre. Sécurité pour les personnels d’abord, pour les détenus ensuite, ces derniers pouvant se faire livrer tout ce qu’ils veulent dans leur cellule puisque nos établissements pénitentiaires sont devenus pour certains des passoires. Ces lieux ne peuvent rester des QG opérationnels d’où l’on peut poursuivre des activités criminelles. Il y a urgence à retrouver des prisons dignes, en construisant de nouvelles places mais surtout en construisant autrement, de façon plus adaptée. Des sites spécifiques devraient exister en fonction des profils condamnés : des quartiers hautement sécurisés pour le haut du spectre, des établissements bien plus légers pour les peines de sept à quatorze jours, des établissements spécialisés dans la prise en charge des addictions et autres problèmes médicaux. Par ailleurs, les prévenus et les condamnés ne devraient pas être mélangés comme c’est le cas aujourd’hui, les premiers étant présumés innocents. Les dispositifs de réinsertion sociale et professionnelle mériteraient enfin d’être repensés, à travers le travail et toutes sortes d’activités y compris pour les mineurs. Le chantier est immense.
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LE FIGARO. - Gérald Darmanin souhaite renforcer les effectifs des tribunaux, dans la droite ligne de ses prédécesseurs. La loi de programmation 2023-2027 prévoit 1500 magistrats et 1800 greffiers supplémentaires. La question des moyens humains est-elle centrale ?
B.B.: S’ils sont souhaitables, ces objectifs numériques relèvent souvent de la communication. Je ne connais aucun garde des Sceaux qui ne les ait mis en avant. La justice dispose de moyens largement accrus depuis trois ans et même un peu plus, puisqu’on est sur une loi de programmation, et pourtant les délais continuent à s’allonger. Les moyens ne sont pas le sujet principal, mais subsidiaire au projet. En réalité, le nerf de la guerre est de simplifier des procédures souvent complexes, parfois incohérentes. Le système actuel ne sanctionne pas assez les manœuvres dilatoires ni les abus de procédure. C’est cela qu’il faut revoir si l’on veut une justice plus rapide, plus efficace, mais également innover sur d’autres manières de juger comme le plaider-coupable. Mais tout cela exige des changements de loi et donc une majorité. La question des effectifs est aussi importante que l’organisation du travail et de la modernisation de notre administration.
LE FIGARO. - Le Syndicat de la magistrature reproche déjà au nouveau ministre de s’être indigné des réquisitions du parquet contre Marine Le Pen. Le compagnonnage s’annonce compliqué avec les magistrats ?
B.B.: Non, pas nécessairement, le Syndicat de la magistrature ne représente qu’une part des juges et ses commentaires consistant à distribuer les bons et les mauvais points lui appartiennent. Notre syndicat reste conforme au statut de la magistrature qui déclare, en son article 10, que «toute démonstration de nature politique est incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions». Le reste appartient au ministre de la Justice.