L’ordre mondial face aux tensions entre grandes puissances - Par Asle Toje


Entre les États-Unis, la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, l’ordre mondial est en pleine recomposition. Les luttes pour le pouvoir, les sphères d’influence et les intérêts stratégiques redessinent les relations internationales. Dans cet entretien, Asle Toje partage son analyse sur l’avenir de ces rivalités et leurs impacts sur l’équilibre global.

Asle Toje est professeur de géopolitique à l’Université de Cambridge et membre du comité norvégien du prix Nobel de paix.

Propos recueillis par Henrik Werenskiold


H.W.: Que pensez-vous de la lutte entre grandes puissances qui oppose d’un côté les États-Unis et, dans une moindre mesure, l’Europe, et de l’autre la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie ? Comment voyez-vous l’évolution de la situation à l’avenir ?

A.T.: C’est une grande question. J’ai l’impression que le livre de Graham Allison, « Le piège de Thucydide », a exercé une grande influence à Washington, où règne désormais un large consensus entre les deux grands partis selon lequel les États-Unis doivent contenir la Chine. Autrement dit, un retour à la doctrine Truman, où l’on ne cherche pas la confrontation armée, mais où l’on tente d’endiguer l’expansion de la Chine par d’autres moyens.

La question est de savoir s’il est déjà trop tard, si la Chine est désormais trop puissante pour être contenue. La Chine, de son côté, semble craindre que le conflit avec les États-Unis puisse se terminer en confrontation armée. Au cours des cinq dernières années, elle s’est ainsi éloignée de la rhétorique de « l’émergence pacifique » et a plutôt misé sur un renforcement rapide de la marine, de la puissance aérienne et des armes nucléaires stratégiques.

Parallèlement, il existe d’importantes divergences entre démocrates et républicains dans leur perception de cette situation. Le camp Trump, par exemple, ne se préoccupe pas tellement de l’Ukraine, mais se concentre plutôt sur la nécessité d’éviter que la Russie ne tombe dans le camp de la Chine. L’objectif d’une nouvelle administration Trump serait donc de tenter d’enfoncer un coin entre la Russie et la Chine, comme l’ont fait Kissinger et Nixon à l’époque. Les démocrates, en revanche, semblent penser que si la Russie souhaite se placer sous la tutelle de la Chine, elle peut tout à fait le faire.

Pékin paraît relativement enclin au compromis. Mais, tout comme la relation entre les États-Unis et la Russie est largement influencée par la question ukrainienne, plusieurs enjeux géopolitiques viennent peser sur les rapports entre Washington et Pékin. Il ne s’agit pas seulement de la question de Taïwan, mais aussi des îles Senkaku/Diaoyu et du différend avec le Japon, sans oublier la problématique coréenne. Tous ces sujets contiennent en eux un potentiel de conflit.

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H.W.: Faut-il « offrir » l’Ukraine à la Russie, en faire une zone tampon, et lui accorder une sphère d’influence dans l’ex-espace soviétique pour qu’elle s’éloigne de la Chine ? Est-ce le prix à payer ?

A.T.: Oui, je le crois. Ce que les Russes désirent avant tout, c’est d’être traités comme une grande puissance. Ils ont cela en commun avec, par exemple, la France et le Royaume-Uni. Ils revendiquent ce qu’ils considèrent comme leur droit naturel – être une grande puissance – même si les ressources réelles de l’État ne justifient pas nécessairement ce statut.

La guerre en Ukraine a, d’une certaine manière, marqué le retour de la Russie dans le cercle des grandes puissances. Désormais, tout le monde la considère comme telle, en particulier au regard de sa capacité à mener une guerre. C’est d’ailleurs le critère le plus important pour évaluer le statut de grande puissance dans la situation géopolitique mondiale actuelle. Et il est crucial de ne pas se faire d’illusions à ce sujet.

Traditionnellement, le statut de grande puissance est directement lié à la capacité militaire. On le voit clairement si l’on lit les journaux historiques des guerres napoléoniennes. Un des éléments les plus frappants dans la presse britannique lors des batailles entre la Grande-Bretagne et la France, c’est que la première chose dont on parlait était toujours le nombre de canons pris ou perdus.

À l’époque, le nombre de canons était considéré comme un substitut au statut de grande puissance. Celle qui possédait le plus de canons était la plus puissante. On le voit aussi dans les récits de la bataille de Waterloo dans The Times, où l’on peut lire : « L’ennemi de l’humanité a été vaincu. L’armée britannique a capturé 300 canons. » C’était perçu comme le symbole que la puissance était littéralement arrachée des mains de la France.

C’est de nouveau le cas aujourd’hui. Le statut de grande puissance est directement lié à la capacité de mener et de soutenir un conflit, et la Russie a montré qu’elle en était capable. De plus, l’économie russe a continué de croître pendant cette crise, mais la question est de savoir si c’est tenable. Pour les Russes, cela a cependant moins d’importance ; ce qu’ils veulent par-dessus tout, c’est le statut de grande puissance. Et c’est ce que les Américains doivent, d’une certaine façon, leur accorder lors des négociations s’ils souhaitent parvenir à un accord.

Ainsi, la Russie veut une sphère d’influence, comme le font d’autres grandes puissances. Il en va de même pour la Chine. Mais la Russie est sans doute plus proche d’obtenir une sphère d’influence reconnue que la Chine. Celle-ci fait face à de nombreuses difficultés le long de sa périphérie, qu’il s’agisse du Pakistan ou du Sri Lanka. Le pire est la situation au Myanmar, où nous voyons clairement que l’Inde et la Chine sont en train de s’impliquer dans une guerre par procuration. Chacune soutient un camp différent dans ce conflit, et de manière considérable.

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H.W.: Avec le retour proche de Trump à la Maison-Blanche, où pensez-vous que tout cela va nous mener ?

A.T.: Je ne connais pas mieux l’avenir que quiconque, mais je vois trois scénarios plausibles. Le premier scénario serait probablement le meilleur pour les économies européennes, mais le pire pour l’Ukraine. Dans ce scénario, un accord de paix en Ukraine s’inscrit dans un arrangement géopolitique plus large entre les États-Unis et la Russie. Les États-Unis reconnaissent de facto une sphère d’influence russe, qui inclurait vraisemblablement la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan et une bonne partie de l’Union eurasiatique. Parallèlement, l’Ukraine se verrait refuser l’adhésion à l’OTAN et finirait progressivement dans la sphère d’influence russe – un processus que les Ukrainiens ne percevraient peut-être que bien plus tard que les Kazakhs et d’autres populations.

Je pense que la future administration Trump pourrait être prête à cela. De nombreux analystes affirment que l’Ukraine est trop précieuse économiquement pour que les Américains acceptent un tel accord, mais ce genre de compromis peut se négocier en coulisses. Par exemple, les Russes pourraient autoriser les entreprises américaines à exploiter des mines et à mener d’autres activités commerciales en Ukraine.

Pour les Russes, le point essentiel est que l’Ukraine ne puisse pas, pour reprendre leurs propres termes, « être un poignard pointé sur le cœur de la Russie à Moscou ». Ce n’est pas une politique spécifique à Poutine, mais une position russe. Que ce soit Medvedev ou un autre dirigeant russe au Kremlin, la vision aurait été la même. Sur le long terme, ce scénario est très néfaste pour l’Ukraine, qui aurait fait d’énormes sacrifices pour finir tout de même sous contrôle russe.

Un deuxième scénario, plus durable pour l’Ukraine, serait celui où Zelensky et sa proposition de paix trouveraient un écho favorable. La Russie conserverait vraisemblablement une grande partie des territoires conquis, l’Ukraine ne céderait rien, et les sanctions contre la Russie demeureraient. L’Ukraine recevrait des garnisons occidentales pour protéger sa souveraineté, tout en poursuivant son renforcement militaire pour pouvoir se défendre contre la Russie. À un moment donné, peut-être au pire instant pour la Russie, la question de l’adhésion à l’OTAN et à l’UE réapparaîtrait.

Comme l’a dit saint Augustin : « Rends-moi vertueux, mais pas tout de suite. » Autrement dit : accordons à l’Ukraine l’adhésion à l’OTAN, mais pas maintenant. On reviendra à une forme de statu quo ante, où l’Ukraine sera toujours considérée comme un membre potentiel des deux organisations. Quand les circonstances s’y prêteront, cela pourra aller très vite. Mais entre-temps, il faudra reconstruire l’Ukraine, permettre le retour de sa population et relancer l’économie.

Le troisième scénario est catastrophique, et appelons-le « scénario UE ». L’UE, qui est l’un des plus grands contributeurs financiers à la guerre, n’est guère disposée à négocier à l’heure actuelle. Elle ne comprend pas qu’un accord de paix doit se conclure lorsque les parties sont prêtes. Pour le moment, la Russie et les États-Unis sont concentrés l’un sur l’autre. Il y a un échange d’informations entre Moscou et Mar-a-Lago, où chacun se positionne en fonction des déclarations de l’autre.

Parallèlement, nous voyons une forme étrange de dialogue entre Zelensky et Poutine, que l’on pourrait qualifier de « diplomatie déclaratoire », chacun ajustant sa rhétorique en fonction des propos de l’autre. La situation est en train de se cristalliser en vue d’une éventuelle négociation.

Quant à l’UE, elle refuse d’aborder la question de la paix, en arguant que l’Ukraine doit négocier à partir d’une position de force. Elle estime que l’année 2025 devrait être consacrée à la mobilisation pour renforcer militairement l’Ukraine afin qu’elle soit en meilleure posture lors de futures négociations. Mais cette position est irrationnelle, dans la mesure où le grand perdant de la guerre est l’Europe. La crise politique dans les trois plus grands pays d’Europe – le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne – est une conséquence directe des coûts économiques de la guerre. Ces pays sont moins stables qu’ils ne l’ont été depuis des décennies.

On pourrait penser que les Européens seraient les plus ardents défenseurs d’une fin rapide de la guerre, mais l’Europe est prise dans une crise permanente, avec peut-être la génération de dirigeants la plus faible depuis longtemps. Où trouver un de Gaulle, un Helmut Kohl ou une Margaret Thatcher ? Autrement dit des dirigeants prêts à prendre des décisions difficiles pour mener des réformes. Comme on dit aux États-Unis : « When you find yourself in a hole, stop digging. » L’Europe, elle, choisit de creuser un peu plus.

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