Restaurer la justice fiscale, soit. Mais qui est vraiment victime d’injustice en France ? - Par Jean-Philippe Delsol et Vincent Bénard
Eric Lombard, le ministre de l’Économie, s’est récemment prononcé en faveur de davantage de “justice fiscale”. Par Jean-Philippe Delsol et Vincent Bénard.
Atlantico : Eric Lombard, le ministre de l’Économie, s’est récemment prononcé en faveur de davantage de “justice fiscale”. Que faut-il comprendre de cette affirmation ? Quelle est la notion qui se cache derrière la justice fiscale et souffre-t-on vraiment d’injustice fiscale en France ?
Jean-Philippe Delsol : Ce que l’on peut commencer par dire, c’est qu’il n’existe pas, en France, de justice fiscale à proprement parler. Il faut évidemment se poser la question de la définition que l’on met derrière cette notion. J’ai tendance à penser que la justice fiscale implique d’abord et avant tout une approche objective de la question fiscale plutôt que subjective. Il n’y a justice que lorsqu’il y a égalité entre les individus, quand ceux-ci sont traités de la même manière. Or, en France, les pressions idéologiques sont nombreuses et il est vite difficile de faire preuve d’un traitement juste. C’est également le fait de lobbies puissants qu’il ne faudrait pas oublier et qui, au final, a donné lieu à la naissance d’une sorte de maquis fiscal dans lequel il n’y a plus de règles objectives. Plus exactement, les règles existent, mais elles sont transformées par un attelage de sous-règles qui vient nécessairement amputer une partie du fonctionnement prévu, en modifier une autre et parfois même rajouter davantage au champ d’action de la règle principale. On parle ici, vous l’aurez compris, de niches fiscales. Notre fiscalité étant devenue une sorte de chambre obscure dans laquelle chacun essaie de grappiller le maximum qu’il peut espérer avoir, il est difficile de parler de justice fiscale. C’est pourtant la réalité que l’on met souvent derrière ce nom.
Notons que 55% des citoyens français ne paient pas d’impôt sur le revenu. On pourrait s’interroger sur le caractère “juste” ou non de cette situation. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen statue que tout un chacun devrait payer “à raison” de ses moyens. Autrement dit, en fonction, en proportion de ses capacités. Sur la base de cette analyse, on peut légitimement estimer que notre système n’est pas fiscalement juste. La progressivité de l’impôt, que l’on peut par ailleurs défendre, est la marque même de la subjectivité. Déterminer un seuil se fait de façon arbitraire, souvent opportuniste, ce qui revient mécaniquement à créer des discriminations. Naturellement, la fiscalité est un choix. Aujourd’hui, nous avons souvent tendance à introduire des choix dans les choix, qui dépendent de quelques-uns et se font régulièrement au détriment des autres. Une majorité qui ne paie pas l’impôt sur le revenu vote l’impôt des autres. C’est plus marqué encore concernant l’IFI. Dès lors, il n’est pas très surprenant d’entendre qu’une majorité des contribuables (environ 70%) sont d’avis qu’il faudrait augmenter ce dernier, qui n’est payé que par 1,5 à 2% des contribuables. Ce n’est pas un système très sain ou très juste. Les récentes déclarations du ministre, à cet égard, ont de quoi inquiéter.
Quand Eric Lombard affirme qu’il est pour la justice fiscale, j’entends que nous irons vers un système moins juste à l’avenir, visant à taxer davantage les riches et les créateurs de richesses. Si l’on veut qu’ils continuent de créer de la richesse, il vaut pourtant mieux les taxer avec modération. Ils partagent mécaniquement cette richesse en faisant appel à des sous-traitants et des salariés. Augmenter l’impôt qui pèse sur ces individus et ces entreprises, c’est donc à la fois inefficace économiquement parlant et arbitraire, donc potentiellement injuste. D’autant plus, comme le souligne l'INSEE, seuls 10% des foyers fiscaux supportent 70% de l’impôt sur le revenu. Tout cela n’est pas sans poser une question d’ordre philosophique : taxer beaucoup plus les uns (ici, les ménages aisés et les entreprises), n’est-ce pas précisément aller à l’encontre de la notion d’égalité ? Notre système fiscal a jeté un certain nombre de salariés, comme d’entreprises, dans la dépendance à l’État. Ce dernier multiplie les aides, allant du complément de salaire pour les uns à différents dispositifs pour les autres, jusqu’à créer un maquis fiscal et social qui engendre une opacité importante. Les entreprises attendent de l’État qu’il paye un pan du salaire qu’elles devraient payer, les salariés attendent de l’État qu’il les paie et, au final, plus personne ne sait précisément qui paie qui à hauteur de combien. La question que vous posez est la bonne. La réponse à formuler doit mécaniquement tenir compte de cette opacité, qui a tendance à rendre difficile l’analyse précise de l’ampleur de l’injustice fiscale en France. Ce que l’on peut affirmer sans douter, c’est que l’État engage aujourd’hui un montant de dépenses publiques important, estimé à 58% du PIB. En d’autres termes, l’État est présent partout, il exerce un contrôle sur la maîtrise des ressources et des dépenses des différents acteurs. La justice fiscale n’est plus possible dans ce type de scénario.
Vincent Bénard : Nul ne peut nier que la France est aujourd’hui confrontée à de fortes injustices fiscales. Seulement voilà, ce ne sont pas celles dénoncées par la gauche et, très probablement, par notre nouveau ministre de l’économie. 10 % des foyers les plus aisés paient aujourd’hui 74 % environ de la somme totale collectée via l’impôt sur le revenu. Le dernier centile à lui seul contribue à plus de 20 % de cette somme. Est-il juste que ces personnes soient autant mises à contribution, alors qu’en contrepartie, elles sont souvent mal considérées ou peu respectées par l’État ? Ces individus ont parfois entrepris, pris des risques, mobilisé un capital ou investi de longues années d’études, qui viennent mécaniquement réduire la durée maximale possible de leur carrière. Il leur est donc nécessaire d’économiser pour s’assurer un avenir vivable. Pourtant, on leur impose une justice fiscale où ils doivent supporter un impôt très progressif. Cette hyper-progressivité est extrêmement pénalisante.
Nombreux sont ceux qui avancent l’argument des niches fiscales dont profiteraient ces ménages. Il est vrai que le législateur, voulant afficher un taux d’imposition élevé pour répondre aux attentes d’une certaine frange de la population, finit aussi par accorder des niches fiscales pour maintenir une motivation au travail. Naturellement, cela engendre une injustice fiscale supplémentaire, puisque derrière chaque niche fiscale se cache un lobby influent. Prenons l’exemple des dispositifs relatifs à la rénovation énergétique, que l’on pourrait presque appeler “impôt Saint-Gobain”, tant ils servent des intérêts spécifiques : pourquoi favoriser ce secteur plutôt que celui des camping-cars ou de la boulangerie ? On tombe dans l’arbitraire total, qui n’est pas juste. Il est subjectif.
Au-delà de ces observations, le problème fondamental est que personne ne définit clairement ce qu’est la justice fiscale. C’est une notion qui a énormément évolué au fil du temps et selon les lieux. À l’origine, les penseurs de l’impôt, comme Locke, prônaient un impôt uniforme pour tous, basé sur une logique de capitation. Mais très vite, il a été établi que les riches possédant davantage de propriétés bénéficiaient plus de la protection de l’État. C’est de là que naît l’idée que chacun devrait contribuer proportionnellement à ses revenus, ce qui transparaît dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789.
Aujourd’hui, en France, la notion de justice fiscale repose sur une hyper-progressivité, ce qui n’est pas le cas partout. Pour qu’un impôt soit perçu comme juste, il faut qu’il soit accepté. Plus il est jugé injuste, plus il est contourné ou fraudé. C’est d’ailleurs pour cela que les niches fiscales existent : elles permettent de contourner légalement l’impôt. Plusieurs exemples étrangers pourraient d’ailleurs se montrer particulièrement parlants à ce sujet, à commencer par celui de la Russie juste après la chute de l'URSS. Il y a été tenté, après la chute du communisme, d’introduire un impôt progressif dans les taux les plus hauts atteignaient 42 %. Cet impôt, perçu comme hautement injuste, a conduit à des fraudes massives tant et si bien qu’il a fallu mettre en place des interventions militarisées pour aller le collecter dans certains cas. Auparavant, il existait une flat tax à 13 %, que Vladimir Poutine, dirigeant autoritaire mais pragmatique et soucieux de se maintenir au pouvoir, donc d'obtenir des résultats et d'équilbrer les comptes du pays, a décidé de réintroduire. La fraude a drastiquement diminué, et le civisme fiscal a augmenté, tant pour l'impôt sur le revenu que pour les recettes annexes comme la TVA. Cette tendance s’est vérifiée dans d’autres pays d’Europe de l’Est, comme la Slovaquie ou les Pays baltes, qui ont opté pour une flat tax après avoir expérimenté un impôt progressif, et ont vu le civisme fiscal progresser, ce qui indique que l'impôt y était perçu comme plus juste que précédemment.