Ce suprémacisme moral de gauche qui menace de plus en plus la démocratie - Par Bertrand Vergely et Olivier Vial
De la présidente de Lyon 2 accusant un professeur menacé par les islamistes de paroles complotistes à certaines loges maçonnes accusant le JDD de pétainisme en passant par Marine Tondelier remettant frontalement en cause la légitimité de la Cour suprême britannique, la gauche morale ne cesse de disqualifier sans autre forme de procès tous ceux avec lesquels elle n’est pas d’accord.
Atlantico : La présidente de Lyon 2 a accusé un professeur menacé, Fabrice Balanche, de défendre des thèses complotistes. Marine Tondelier a également remis en cause la légitimité de la Cour suprême britannique. A travers ces récents exemples, la gauche morale ne cesse de disqualifier sans autre forme de procès tous ceux avec lesquels elle n’est pas d’accord. En ayant perdu son magistère auprès du grand public, l’intelligentsia de « gauche » ne s’est-elle pas radicalisée ? Ou plutôt, ne supporte-t-elle pas qu'il y ait aujourd'hui, en plus de sa voix, des médias "de droite" mais aussi des intellectuels "de droite" qui s'expriment ? Comment cette gauche morale disqualifie-t-elle ses opposants ? (n’y a-t-il pas également une forme d’hypocrisie de cette gauche morale ?)
Bertrand Vergely : La gauche morale, en se lançant dans une chasse aux sorcières, entre dans un mécanisme complètement primaire, qui est un mécanisme de persécution. Il relève du démon de la gauche et du démon de la morale. Cela est aussi lié à la misère intellectuelle. A défaut d’avoir des idées, la gauche morale poursuit des individus en justice, appelle au lynchage. Il est terrifiant de constater que la gauche est littéralement dévorée par la morale.
Lorsqu’elle fait preuve d’intolérance vis-à-vis des personnalités de droite, cette gauche devient persécutrice, antidémocratique. Cela est catastrophique car cette difficulté masque en réalité une indigence intellectuelle. La gauche n’a plus rien à proposer, strictement plus rien, si ce n’est de se lancer dans des guerres idéologiques. Cela est aussi lié à l’attitude de nombreux jeunes militants qui adoptent ce type de comportement, parce qu’ils n’ont aucune maturité politique. Beaucoup croient faire de la politique en prenant cette posture.
La gauche, historiquement, portait un idéal d’humanité, un idéal de société, de partage, une critique du capitalisme et de ses injustices. La morale, quant à elle, est une attitude intérieure, exigeante, vis-à-vis de soi. La véritable morale ne prêche pas : elle commence par une exigence à l’égard de soi.
Ce que l’on appelle aujourd’hui "gauche morale" est en réalité une déviation, à la fois de la gauche et de la morale. Cette régression consiste à réactiver le mécanisme du bouc émissaire, un mécanisme sacrificiel. Il s’agit de la pire manière de faire de la politique : créer une guerre, désigner un coupable et appeler au lynchage collectif de ce dernier.
À partir de ce moment, cette posture s’éloigne de la gauche traditionnelle pour sombrer dans l’archaïsme de la vie politique. Il n’y a aucune morale dans cette démarche. Au contraire, cette chasse aux sorcières sert à satisfaire une violence primaire, souvent des plus barbares. Ceux qui prétendent incarner cette gauche morale s’appuient en réalité sur une pratique barbare de la démocratie. Cette situation empoisonne la démocratie depuis une vingtaine d’années.
Ce constat est lié à une rupture dans le développement de la gauche. Il existait une gauche marquée par la tradition révolutionnaire, qui avait appris à penser la gauche dans le cadre du marxisme, avec un travail idéologique structuré. Mais aujourd’hui, il n’y a plus une telle culture politique. La division du monde est désormais simplifiée en deux camps : d’un côté, les réactionnaires, et de l’autre, ceux qui mènent un combat contre ces réactionnaires et qui appellent à des pratiques radicales, à organiser des pogroms, des lynchages, et des sacrifices collectifs, dans une logique archaïque et barbare.
Olivier Vial : Il est frappant de constater qu’aussitôt qu’un contradicteur échappe au catéchisme dominant, la « gauche morale » dégaine deux armes : la pathologisation et l’excommunication. Fabrice Balanche n’a pas été réfuté ; il a été diagnostiqué « islamophobe », puis soupçonné de souffrir de tendances « complotistes ». Quant à Marine Tondelier, elle préfère ranger la Cour suprême britannique dans le camp d’une supposée « offensive conservatrice européenne contre les droits humains » plutôt que de répondre sur le fond – alors même que l’arrêt fait suite au rapport Cass, l’étude scientifique la plus exhaustive jamais conduite sur ces questions, qui dénonce « l’engrenage des transitions précoces » et recommande de revenir à une plus grande prudence sur les questions de transidentité.
C’est le cœur de la mécanique woke : la disqualification précède la démonstration. Déclarer un propos « problématique », ou l’assimiler à une « micro‑agression », suffit à clore le débat et à transformer son auteur en personnage sulfureux. On retrouve ici ce que certains militants woke décrivent, non sans ironie, comme une « paranoïa saine » : l’aptitude à déceler partout des structures d’oppression, surtout quand elles sont invisibles.
Petit bémol, toutefois : dire que la gauche morale a perdu tout magistère n’est vrai qu’en partie. Chez les 18‑30 ans – plus encore chez les jeunes femmes – son influence s’est plutôt consolidée.