Henri Guaino : «En cédant à la tentation du gouvernement des juges, les magistrats préparent leur propre destitution»

Les décisions rendues dans les procès de Marine Le Pen et de Nicolas Sarkozy illustrent une extension dangereuse de la subjectivité judiciaire explique Henri Guaino.

Partout dans le monde, les démocraties sont en crise. Les ressorts de cette crise sont nombreux, mais, parmi eux, il y a cette tension croissante que l’on retrouve un peu partout entre les pouvoirs politiques, les juges et la société. Elle s’inscrit dans l’extension indéfinie du domaine du droit, du droit pénal en particulier, portée par une double lame de fond, celle de l’idéologie de la dépolitisation de la société et celle du « tous pourris ! », ce cri de colère des sociétés qui n’en peuvent plus et qui sont mûres pour toutes les violences.

Sur ce terrain mouvant où la politique est en mauvaise posture, dans le vide laissé par le déficit d’autorité, une inclination au gouvernement des juges se fait jour. C’est le jeu naturel des logiques de pouvoir : quand l’un s’affaiblit, l’autre cherche à le dévorer. Arguer de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de l’institution judiciaire pour empêcher tout débat sur les éventuelles dérives induites par cet éternel mouvement de balancier, c’est faire l’impasse sur la complexité de la vie qui oblige tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, à dialoguer avec la société sous peine d’être renversés et à coopérer les uns avec les autres ou à se combattre et à s’autodétruire.

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Autorité et légitimité

L’autorité de la chose jugée, l’autorité du juge, sont des choses nécessaires à toute société, mais l’autorité n’est pas quelque chose que l’on impose d’en haut, c’est quelque chose qui vient d’en bas, de ceux sur lesquels elle s’exerce. Le domaine de l’autorité est celui de la légitimité. Et le droit lui-même ne s’autolégitime pas. Invoquer à tout bout de champ « l’État de droit » pour légitimer le droit tel qu’il est rendu par les tribunaux conduit à ce tête-à-queue juridique par lequel il deviendrait légitime de faire la démocratie par le droit plutôt que le droit par la démocratie. Cette tentative se heurtera fatalement au fait que, la légitimité de tout pouvoir, politique ou judiciaire, ne procède que de la seule souveraineté qui soit : le consentement du peuple.

Qu’une fraction significative du peuple, parce qu’elle considère, comme l’homme révolté de Camus, qu’une limite a été franchie, ne consente plus à respecter les lois et le pacte civique est rompu, la violence prime sur le droit. Sous peine d’être renversé, le pouvoir doit veiller sur le consentement comme le lait sur le feu. Résister aux emballements de l’opinion, c’est la grandeur du juge comme de l’homme d’État. Mais seulement jusqu’à un certain point. Aller trop loin en opposant le droit aux aspirations des gens, à ce qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes, à « l’esprit invisible de la cité », à ce que Montesquieu appelle « l’esprit général, les mœurs et les manières d’une nation », c’est prendre le risque de délégitimer le droit.

« Où a-t-on vu que l’homme avait changé ? », a dit un jour le général de Gaulle. C’est l’éléphant dans la pièce que personne ne veut voir pour ne pas troubler les grandes envolées sur l’État de droit, l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, la démocratie. La contrepartie de l’indépendance du juge, c’est l’impartialité, jusque dans l’apparence. Mais que pouvons-nous savoir de la conscience de cet être qui a le terrible pouvoir de juger ? N’aurait-il aucun préjugé, aucun a priori, aucune idée préconçue ? Serait-il le seul être humain dont la conscience ne serait pas prisonnière de quelques-uns de ces mille liens que tisse la vie, le seul capable de s’émanciper totalement de son éducation, de son milieu familial, social, professionnel ? Ce qu’on lui demande est un effort surhumain sur lui-même.

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Part de subjectivité

Malgré les procédures, la collégialité, la multiplication des degrés de juridiction et des recours, toute décision de justice a sa part de subjectivité puisque la justice est humaine et qu’il faut qu’elle le reste. Imaginons le cauchemar d’une justice qui ne serait rendue que par des machines. La question est de savoir jusqu’où doit aller cette subjectivité. La vérité judiciaire n’est pas la vérité pure, la vérité vraie, qui n’est pas de ce monde. Et quand celui qui croit ne sait plus qu’il croit mais se met à croire qu’il sait on peut commencer à s’inquiéter sérieusement de ce qu’il va faire. C’est ce penchant de plus en plus manifeste et le risque qu’il représente qu’il faut tout faire pour conjurer.

Cette tendance ne se manifeste pas seulement dans les procès emblématiques, mais aussi dans le sort qui est réservé à des dizaines de milliers d’élus locaux qui vivent dans l’angoisse d’être confrontés à cette subjectivité judiciaire qui a déjà abîmé la vie de beaucoup d’entre eux, au point que le Conseil d’État s’est saisi de la question dans un rapport publié il y a quelques semaines où il tire la sonnette d’alarme sur la crise des vocations et l’inquiétude des élus locaux face à un risque pénal qu’ils ont de plus en plus de mal à appréhender. La montée de la subjectivité judiciaire est aussi une cause de tension avec la société quand elle conduit à donner le sentiment qu’elle trouve trop d’excuses à toutes sortes de voyous, de trafiquants, de mafieux dans un contexte d’inquiétante montée de la violence, du crime organisé et de l’insécurité.

La montée de la subjectivité judiciaire réactualise un débat très ancien. On se rappellera de l’avertissement de Montesquieu : si les jugements n’étaient qu’une « opinion particulière du juge, on vivrait dans la société, sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte ». Nul désormais ne serait-il « censé ignorer la loi telle qu’elle sera interprétée » sans pouvoir savoir comment elle le sert?

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Le sens commun

Les récents procès de Nicolas Sarkozy et de Marine Le Pen, les poursuites qui ont conduit Éric Dupond-Moretti devant la Cour de justice ont montré au grand jour une subjectivité pleinement assumée par les juges. Une limite n’a-t-elle pas été franchie, quoi que l’on pense de Mme Le Pen et de la gravité de la faute qu’elle est censée avoir commise, quand le tribunal assume de sortir à ce point de son rôle en motivant l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité par ces mots : « Le tribunal prend en considération le trouble majeur à l’ordre public démocratique qu’engendrerait en l’espèce le fait que soit candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire élue, une personne qui aurait été déjà condamnée en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité, pour des faits de détournements de fonds publics et pourrait l’être par la suite définitivement » ?

On prend la mesure de la montée de la subjectivité judiciaire à l’écart qui se creuse entre le sens que donne la justice aux mots du code pénal et ce qu’ils évoquent pour tout un chacun dans la langue courante. Et quand les mots de la justice s’éloignent trop du sens commun, la frontière se brouille entre le coupable et l’innocent. C’est dans la caractérisation des délits dits d’atteinte à la probité que, du fait du législateur comme du fait de la subjectivité du juge, les mots ont le plus dérivé.

Les hommes ont besoin de se raconter des histoires ou d’élaborer des théories a priori dans lesquelles ils essayent ensuite de faire rentrer les faits pour leur donner du sens. Les juges se fabriquent leur histoire avec les mots du code pénal. Une fois posé ces mots, la trame de l’histoire est déjà écrite, parfois avec raison, parfois pas, il n’y a plus alors qu’à faire rentrer dans cette trame hypothétique les faits avérés ou supposés qui donnent de la chair à l’histoire et à les relier par des causalités présumées pour la rendre crédible. Dans l’affaire libyenne, les juges d’instruction s’y sont obstinés durant plus de dix ans.

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Trafic d’influence

La loi pénale est en principe d’interprétation stricte, mais que reste-t-il de ce grand principe quand la Cour de cassation dit que le juge du fond apprécie les causalités en toute souveraineté puisque la souveraineté, par définition, n’a pas de limite ?

Quand le juge doit rechercher « l’intention coupable » pour caractériser le délit de favoritisme, la part de subjectivité ne dépend que des limites qu’il se fixe à lui-même.

Quand la subjectivité du juge déplace sans cesse la ligne de partage entre l’influence et le trafic d’influence, ce délit créé en 1889 dans le contexte du scandale soulevé par le trafic des légions d’honneur auquel se livrait, contre rémunération, un député, gendre du président de la République, quand toute intervention pour rendre service, même sans préjudice pour la collectivité ou pour quiconque, peut devenir un trafic d’influence pénalement répréhensible, comment le juge judiciaire peut-il encore prétendre être le gardien des libertés individuelles ?

Quand, pour caractériser la prise illégale d’intérêts, la Cour de cassation considère que « cet intérêt peut être de nature matérielle ou morale (…), qu’il n’exige pas d’être en contradiction avec l’intérêt du service public en cause ; qu’une simple relation amicale peut suffire » et que, dans un arrêt de 2018, elle en conclut qu’il « suffisait pour que le délit soit constitué que le maire ait contracté avec un cessionnaire, qui était un ami de longue date après avoir été, pendant plusieurs années, un partenaire de golf » où est, là encore, la limite à la subjectivité du jugement ? C’est comme cela que le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a été accusé et aurait sans doute été condamné par un tribunal correctionnel s’il n’avait pas été jugé par la Cour de justice de la République.

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Porte ouverte à l’arbitraire

Coupable ou innocent ? Mais coupable de quoi ? Avec quelles preuves ? Au pénal, la preuve est libre, tout se joue dans le débat contradictoire où se forge l’intime conviction du tribunal. Mais cette intime conviction devient une porte ouverte à l’arbitraire si le juge se contente de causalités hypothétiques sans qu’elles soient étayées par quelques éléments de preuve tangibles. Des bribes de conversation téléphonique entre un avocat et son client mises bout à bout pour faire une histoire font-elles des preuves tangibles ? Comme l’écrivait le journaliste Edwy Plenel après l’affaire des écoutes de l’Élysée dont il avait été victime du temps de Mitterrand : au téléphone, « on se dévoile, on se met à nu, on invente, on imagine, on ment… ».

Voici que, tout à coup, les nuages de mots des algorithmes de fouilles de données font irruption dans le prétoire mais que vaut l’échantillon des données extrait de centaines d’heures d’écoutes ? Va-t-on désormais faire de la culpabilité une affaire de statistiques ? Dans l’affaire « Bismuth », pas de preuves, que des suppositions. Dans l’affaire du financement libyen, pas de preuves non plus, et des millions, supposés avoir financé une campagne, dont on ne trouve aucune trace. « Où sont les millions ? », comme s’écriait Clemenceau quand on essayait de le mouiller dans le scandale de Panama.

L’expression « pacte de corruption » devient tellement subjective qu’elle en perd son sens. Si l’intentionnalité suffit à caractériser un pacte de corruption, encore faut-il que ce dernier soit noué ou, au moins, qu’il soit proposé, qu’une tentative de corrompre ait eu lieu même sans commencement d’exécution. Quand la simple pensée supposée d’un pacte semble suffire à accuser et à condamner, il y a lieu de penser que ce qui est arrivé à Nicolas Sarkozy pourrait bien arriver à n’importe qui. Montesquieu encore : « Lorsque le juge présume, les jugements deviennent arbitraires. »

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Dévorer la responsabilité politique

Et que devient la sacro-sainte séparation des pouvoirs quand, comme dans l’affaire du soi-disant financement libyen, l’accusation voit les contreparties du pacte de corruption qu’elle imagine dans la politique étrangère de la France qui se retrouve jugée par le tribunal correctionnel où elle n’a rien à faire ? Le gouvernement des juges, c’est quand la responsabilité pénale dévore la responsabilité politique, abolit la séparation des pouvoirs et que l’interprétation de la loi va si loin que c’est le juge qui fait la loi.

La subjectivité du juge a naturellement sa part dans la fixation de la peine. Raison de plus pour qu’il se souvienne qu’il est juge et non justicier. Si le juge fait de plus en plus de morale et de moins en moins de droit, s’il oublie que sa mission première est de dissuader chacun de se faire justice soi-même et non de faire prévaloir sa propre conception du bien et du mal, il prend le risque d’être de plus en plus contesté. Certes, le juge est confronté à toutes les contradictions d’une société en crise. Mais il ne peut se contenter de rétorquer toujours aux citoyens offusqués par la façon dont la justice est rendue que la justice est indépendante.

Sur les deux versants de la politique et de la violence au quotidien, un doute naît sur la justice. Le juge ne doit pas prendre ce doute à la légère, car, lorsqu’il se répand dans la société, il devient le pire ennemi du droit. Le juge doit être conscient qu’en cédant à la tentation du gouvernement des juges il préparera sa propre destitution, sa mise à l’écart, car, dans cet affrontement, le droit perd toujours. Le gouvernement des juges ne prépare jamais une tyrannie judiciaire moralisatrice mais la dictature tout court. Et ce qui se passe aux États-Unis n’est peut-être qu’un pâle avant-goût de ce qui nous attend si nous n’ouvrons pas une réflexion collective sur les limites à mettre à la dérive de la subjectivité judiciaire.

Henri Guaino: «En cédant à la tentation du gouvernement des juges, les magistrats préparent leur propre destitution»