J'ai lu et aimé : « Drôle de justice » de Jean-Marie Rouart
Jean-Marie Rouart publie « Drôle de justice » (Albin Michel, 2025), un ouvrage personnel et profond, plaidoyer sur une « cruelle illusion ». L’Académicien s’engage pour une justice plus humaine et explore les liens entre justice et littérature. Et s’inquiète de l’avènement d’une «République des juges».
Rouart a mal à notre justice. D’abord bien sûr à celle qui se trompe de coupable et qui se satisfait de ses erreurs. Mais aussi cette justice qui ferme les yeux sur les turpitudes du pouvoir au point de s’en rendre complice. Que d’opportuns « suicides », comme celui du gendarme Jambert, le dénonciateur des disparues de l’Yonne, « suicidé » de deux balles dans la tête, ce qui n’a pas troublé les juges (manifestement peu férus en matière balistique.) !
L’écrivain a choisi d’aborder la justice sur le mode tantôt noir, tantôt rose, puisque souvent les décisions des tribunaux, dans leur invraisemblance, ont un air de vaudeville. À ceci près que ce n’est pas l’amant qui se cache dans le placard : c’est la vérité.
Membre de l’Académie française depuis 1997, romancier et essayiste, Jean-Marie Rouart, est l’auteur d’une quarantaine de livres.
Jean-Marie Rouart: «Personne ne juge les juges, d’où leur sentiment de toute-puissance»
Par Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine
LE FIGARO. - À travers ce livre, est-ce que vous réglez vos comptes avec la justice ?
JEAN-MARIE ROUART. - Ce qui pousse à écrire un écrivain, ce n’est pas la rancune. Ce qui me passionne, c’est de hisser mon expérience personnelle bien au-delà de moi-même. Mes livres, romans, essais ou pièces de théâtre, dans lesquels j’ai pu évoquer des personnes que je jugeais injustement condamnées, sont animés par le souci de transcender la réalité pour tenter d’en tirer si possible une œuvre d’art : c’est-à-dire un message qui contient une vérité plus vaste, plus universelle, que l’expérience individuelle dont elle est tirée. Je tente d’exprimer un message de vérité par la beauté, puisque c’est ce principe qui est le moteur de la vie artistique en Occident.
Si la question de l’injustice a occupé une telle place dans ma vie et dans mes livres, c’est aussi parce qu’elle est au cœur de notre culture. Nous vivons sous l’éclairage de deux procès injustes : celui de Socrate et celui de Jésus. Et la culpabilité qu’on en retire est une question qui ne peut que nous hanter. Mais je ne vais pas éluder la question de ma condamnation pour diffamation par la XVIIe chambre correctionnelle pour avoir dénoncé la condamnation d’Omar Raddad, de manière jugée trop passionnée. Je l’étais en effet. Comment ne pas l’être devant ce qui m’apparaissait comme un effrayant déni de justice ?
On connaît votre engagement pour Omar Raddad. Un peu moins pour Bruno Joushomme, pour lequel vous créez un comité de soutien en 1988… Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces affaires ?
Les deux affaires sont totalement différentes, même si elles ont un point commun : ce sont les familles, toutes deux liées au milieu judiciaire, qui ont pesé d’un poids exorbitant. Mais c’est aussi en raison de la faille que je dénonce dans mon livre : la disparition des jurés populaires au profit des juges professionnels. Une mainmise des juges qui tend à s’accroître, puisque les nouvelles cours criminelles ne comportent même plus de juré populaire.
Jean-Marie Rouart: «Personne ne juge les juges, d’où leur sentiment de toute-puissance»
Jean-Marie Rouart: la justice à l’épreuve des mots
LE FIGARO. - À travers ce livre, est-ce que vous réglez vos comptes avec la justice ?
JEAN-MARIE ROUART. - Ce qui pousse à écrire un écrivain, ce n’est pas la rancune. Ce qui me passionne, c’est de hisser mon expérience personnelle bien au-delà de moi-même. Mes livres, romans, essais ou pièces de théâtre, dans lesquels j’ai pu évoquer des personnes que je jugeais injustement condamnées, sont animés par le souci de transcender la réalité pour tenter d’en tirer si possible une œuvre d’art : c’est-à-dire un message qui contient une vérité plus vaste, plus universelle, que l’expérience individuelle dont elle est tirée. Je tente d’exprimer un message de vérité par la beauté, puisque c’est ce principe qui est le moteur de la vie artistique en Occident.
Si la question de l’injustice a occupé une telle place dans ma vie et dans mes livres, c’est aussi parce qu’elle est au cœur de notre culture. Nous vivons sous l’éclairage de deux procès injustes : celui de Socrate et celui de Jésus. Et la culpabilité qu’on en retire est une question qui ne peut que nous hanter. Mais je ne vais pas éluder la question de ma condamnation pour diffamation par la XVIIe chambre correctionnelle pour avoir dénoncé la condamnation d’Omar Raddad, de manière jugée trop passionnée. Je l’étais en effet. Comment ne pas l’être devant ce qui m’apparaissait comme un effrayant déni de justice ?
On connaît votre engagement pour Omar Raddad. Un peu moins pour Bruno Joushomme, pour lequel vous créez un comité de soutien en 1988… Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces affaires ?
Les deux affaires sont totalement différentes, même si elles ont un point commun : ce sont les familles, toutes deux liées au milieu judiciaire, qui ont pesé d’un poids exorbitant. Mais c’est aussi en raison de la faille que je dénonce dans mon livre : la disparition des jurés populaires au profit des juges professionnels. Une mainmise des juges qui tend à s’accroître, puisque les nouvelles cours criminelles ne comportent même plus de juré populaire.
Jean-Marie Rouart: «Personne ne juge les juges, d’où leur sentiment de toute-puissance»
Jean-Marie Rouart: la justice à l’épreuve des mots
Depuis quelques livres, que nous avons eu plaisir à lire, comme Mes révoltes (2022), Jean-Marie Rouart, sans renoncer bien sûr au roman, a opté de manière intermittente pour la veine autobiographique, distillant ainsi au fil de la plume les souvenirs d’une carrière d’écrivain qui fut riche et intense. Chemin faisant, le lecteur de Rouart se rend compte que le journalisme a été (il l’est moins aujourd’hui) une activité, et même une passion, très importante pour lui. Avant de diriger, comme on s’en souvient, le Figaro littéraire, Rouart s’occupait de ce qui touchait à la justice. Il repérait déjà les affaires intéressantes, et n’hésitait pas à rédiger des articles quasiment « militants ». Ainsi, longtemps avant de prendre la défense du jardinier marocain Omar Raddad, il intervenait en juin 1969 pour soutenir Gabrielle Russier, cette enseignante amoureuse d’un de ses élèves. Déjà, Jean-Marie Rouart était révolté contre l’injustice, au point même de heurter la morale rigoriste de ses supérieurs hiérarchiques, et de devoir démissionner du Figaro.
La réflexion de toute une vie
Aujourd’hui, il consacre un livre tout entier, Drôle de justice,à cette question. Il y a rassemblé les réflexions de toute de sa vie : « loin d’avoir, écrit-il, connu la justice sous une forme platonique, je l’avais approchée de près comme journaliste, et même de plus près encore comme inculpé et condamné dans une fameuse affaire judiciaire, celle d’Omar Raddad ». Rouart possède une légitimité indiscutable à entrer dans le vif du sujet. Il raconte brut de décoffrage ce qu’il a observé. Il revient également, ce qui ne manque pas d’intérêt, sur ses rencontres, traçant des portraits piquants et insolites, comme celui de l’avocat Jacques Vergès, dont il écrit : « Anticonformiste, anarchiste, il comprenait que le désordre était une aspiration légitime à bouleverser un ordre toujours, pour lui, fondé sur l’injustice. » Au passage, Rouart nous décrit le Jean d’Ormesson qu’il a connu au Figaro à une époque lointaine, et qui était déjà tel qu’en lui-même, c’est-à-dire sceptique et épicurien : « il m’enviait une liberté vis-à-vis de la société que l’homme du monde en lui, modelé dans une tradition aristocratique de discrétion, ne s’accordait pas ». En une demi-phrase, tout est dit.
Jean-Marie Rouart : "Les magistrats jouent à un jeu dangereux, car la France est un pays inflammable"
Livres. Ces derniers jours, on a beaucoup vu l’académicien réagir à chaud à l’affaire Le Pen, alors qu’il publie un ouvrage personnel et profond sur la justice. Il prend le temps, ici, de s’exprimer plus longuement.
Propos recueillis par Louis-Henri de La Rochefoucauld
De Valeurs Actuelles à BFMTV et du JDD à Sud Radio, on a pu se croire victime d’hallucination : Jean-Marie Rouart serait-il devenu l’avocat de Marine Le Pen ? Ne tombons pas dans le piège du raccourci : il ne défendait pas la députée RN mais dénonçait, quelle que soit la personnalité politique visée et au nom de l’histoire de France, le principe d’inéligibilité.
Parallèlement à l’actualité, l’académicien sort un livre deux en un, Drôle de justice – un essai sur la justice suivi d’une pièce de théâtre (pas encore montée) qui tourne en dérision un juge immoral attendant fébrilement sa nomination à la Cour de cassation. Ce n’est pas la première fois que Rouart a maille à partir avec les magistrats. En 2002, soutenant publiquement Omar Raddad, il avait été condamné à 100 000 euros de dommages-intérêts pour avoir diffamé la famille de Ghislaine Marchal. D’une manière plus générale, un écrivain peut-il manifester de la bienveillance envers une corporation qui vit s’illustrer Ernest Pinard, le procureur impérial qui s’attaqua à Madame Bovary et aux Fleurs du mal ? Rouart voit une profonde différence de nature entre les magistrats et les romanciers. Le bandeau de Drôle de justice annonce une "confession d’un anarchiste de droite", mais il nous raconte dans cet entretien comment, n’étant pas sur les rails, il était considéré comme un "gauchiste" (sic) quand il travaillait au Figaro. Conversation avec un inclassable.
L’Express : Qu’est-ce qui vous agace tant dans la peine d’inéligibilité infligée à Marine Le Pen ?
Jean-Marie Rouart : Je constate une certaine légèreté des hommes politiques et des parlementaires qui font des lois n’importe comment, à toute vitesse, selon l’actualité. C’est ce qu’il y a de pire. Ainsi ont-ils commis cette loi stupide sur l’inéligibilité, qui est à la fois un suicide et un non-sens. En démocratie, quand quelqu’un commet des choses illégales, c’est normal qu’il soit condamné, mais pas à l’inéligibilité, puisque c’est au peuple de décider. Si on avait appliqué cette loi plus tôt dans notre histoire, nous n’aurions eu personne. Je vous signale que Louis-Napoléon Bonaparte, Clemenceau et de Gaulle avaient été condamnés. Cette absurdité est due à la rencontre de parlementaires impulsifs et de juges psychorigides. Ces derniers ne prennent pas conscience de ce qu’ils font, non seulement pour l’ordre public mais pour la démocratie. Après les mini-scandales de l’élimination de Juppé et de Fillon, on ne peut pas en remettre une louche sur Marine Le Pen… Comprenez-moi bien : je ne défends pas Marine Le Pen, je dénonce cette loi.
Une grosse amende aurait suffi selon vous ?
Essayons d’élever le débat : il me semble que la France est historiquement moins un pays de la légalité que de la légitimité. Cela remue notre esprit de révolte quand il y a distorsion entre les deux. Et qu’est ce qui l’emporte ? Eh bien la légitimité. La France n’est pas le lieu de la légalité démocratique ! La Révolution, qui est notre fondement, a eu lieu dans la plus complète illégalité. Puis tous les régimes qui se sont mis en place au XIXe siècle se sont imposés hors de la légalité. Sur Napoléon Ier, il y aurait beaucoup à redire. Sur l’arrivée de Louis XVIII dans les fourgons de l’étranger, aussi. Sur Napoléon III, pareil. On pourrait discuter de la IIIe République. Et tout cela nous mène à Pétain et à de Gaulle : Pétain, c’était la légalité ; de Gaulle, la légitimité. En 1958, quand de Gaulle revient au pouvoir, je trouve ça très bien personnellement mais, si on est scrupuleux sur la légalité, on doit reconnaître que c’est à l’issue d’un coup d’Etat à Alger.
Jean-Marie Rouart sur l'inéligibilité de Marine Le Pen : "La France n’est pas le lieu de la légalité démocratique !" – L'Express
Drôle de justice de Jean-Marie Rouart : selon que vous serez puissant ou misérable…
De Valeurs Actuelles à BFMTV et du JDD à Sud Radio, on a pu se croire victime d’hallucination : Jean-Marie Rouart serait-il devenu l’avocat de Marine Le Pen ? Ne tombons pas dans le piège du raccourci : il ne défendait pas la députée RN mais dénonçait, quelle que soit la personnalité politique visée et au nom de l’histoire de France, le principe d’inéligibilité.
Parallèlement à l’actualité, l’académicien sort un livre deux en un, Drôle de justice – un essai sur la justice suivi d’une pièce de théâtre (pas encore montée) qui tourne en dérision un juge immoral attendant fébrilement sa nomination à la Cour de cassation. Ce n’est pas la première fois que Rouart a maille à partir avec les magistrats. En 2002, soutenant publiquement Omar Raddad, il avait été condamné à 100 000 euros de dommages-intérêts pour avoir diffamé la famille de Ghislaine Marchal. D’une manière plus générale, un écrivain peut-il manifester de la bienveillance envers une corporation qui vit s’illustrer Ernest Pinard, le procureur impérial qui s’attaqua à Madame Bovary et aux Fleurs du mal ? Rouart voit une profonde différence de nature entre les magistrats et les romanciers. Le bandeau de Drôle de justice annonce une "confession d’un anarchiste de droite", mais il nous raconte dans cet entretien comment, n’étant pas sur les rails, il était considéré comme un "gauchiste" (sic) quand il travaillait au Figaro. Conversation avec un inclassable.
L’Express : Qu’est-ce qui vous agace tant dans la peine d’inéligibilité infligée à Marine Le Pen ?
Jean-Marie Rouart : Je constate une certaine légèreté des hommes politiques et des parlementaires qui font des lois n’importe comment, à toute vitesse, selon l’actualité. C’est ce qu’il y a de pire. Ainsi ont-ils commis cette loi stupide sur l’inéligibilité, qui est à la fois un suicide et un non-sens. En démocratie, quand quelqu’un commet des choses illégales, c’est normal qu’il soit condamné, mais pas à l’inéligibilité, puisque c’est au peuple de décider. Si on avait appliqué cette loi plus tôt dans notre histoire, nous n’aurions eu personne. Je vous signale que Louis-Napoléon Bonaparte, Clemenceau et de Gaulle avaient été condamnés. Cette absurdité est due à la rencontre de parlementaires impulsifs et de juges psychorigides. Ces derniers ne prennent pas conscience de ce qu’ils font, non seulement pour l’ordre public mais pour la démocratie. Après les mini-scandales de l’élimination de Juppé et de Fillon, on ne peut pas en remettre une louche sur Marine Le Pen… Comprenez-moi bien : je ne défends pas Marine Le Pen, je dénonce cette loi.
Une grosse amende aurait suffi selon vous ?
Essayons d’élever le débat : il me semble que la France est historiquement moins un pays de la légalité que de la légitimité. Cela remue notre esprit de révolte quand il y a distorsion entre les deux. Et qu’est ce qui l’emporte ? Eh bien la légitimité. La France n’est pas le lieu de la légalité démocratique ! La Révolution, qui est notre fondement, a eu lieu dans la plus complète illégalité. Puis tous les régimes qui se sont mis en place au XIXe siècle se sont imposés hors de la légalité. Sur Napoléon Ier, il y aurait beaucoup à redire. Sur l’arrivée de Louis XVIII dans les fourgons de l’étranger, aussi. Sur Napoléon III, pareil. On pourrait discuter de la IIIe République. Et tout cela nous mène à Pétain et à de Gaulle : Pétain, c’était la légalité ; de Gaulle, la légitimité. En 1958, quand de Gaulle revient au pouvoir, je trouve ça très bien personnellement mais, si on est scrupuleux sur la légalité, on doit reconnaître que c’est à l’issue d’un coup d’Etat à Alger.
Jean-Marie Rouart sur l'inéligibilité de Marine Le Pen : "La France n’est pas le lieu de la légalité démocratique !" – L'Express
Drôle de justice de Jean-Marie Rouart : selon que vous serez puissant ou misérable…
Par Sébastien Lapaque, pour Le Figaro Littéraire
Une pièce de théâtre, précédée d’un essai, confirme le souci intact de l’écrivain pour la justice.
«Rodrigue, as-tu du cœur ? », demande Don Diègue dans Le Cid . Et Jean-Marie Rouart, longtemps après Corneille : « Juges, avez-vous une cervelle ? » Tel Monsieur Jourdain s’exprimant en prose, l’auteur (plus sarcastique que dramatique) de Drôle de justice a peut-être réinventé sans le savoir le couteau de Lichtenberg, un outil « sans lame, auquel manque le manche » ; à moins qu’il n’ait imaginé un magistrat sans cœur privé de cerveau en hommage au moraliste allemand.
Au lever de rideau, ce Jephté sans qualité attend sa nomination à la Cour de cassation. En espérant que le téléphone sonne, il doit faire oublier les foireux états de service de son père sous l’Occupation, marier sa fille, caser son fils, dissuader les curieux de s’intéresser à sa vie privée… L’ambiance de cette sotie dont la rédaction a commencé sur le guéridon d’une terrasse charentaise est celle de La Tête des autres et de L’Œuf, de ce théâtre politico-familial qui a fait le bonheur des spectateurs sous la IVe République.
Dans les pas de Marcel Aymé et de Félicien Marceau, Jean-Marie Rouart explore les thèmes inépuisables de la morgue des importants, des inégalités sociales, des stratégies patrimoniales des belles-mères et de la violence du pouvoir avec une conscience étonnante de la réalité des luttes de classe.
À lire aussi Jean-Marie Rouart: «Personne ne juge les juges, d’où leur sentiment de toute-puissance»
Une affaire personnelle
Ou pas étonnante du tout, pour qui se souvient de ses combats en faveur d’Omar Raddad, le jardinier marocain condamné à 18 ans de prison par les assises des Alpes-Maritimes en 1994 pour le meurtre de sa patronne dans une villa de Mougins. « Avec des circonstances atténuantes » : tout un programme dans une affaire jamais élucidée qui a réveillé chez Jean-Marie Rouart le don de justice reçu du Saint-Esprit avec l’eau de son baptême chrétien — mais aussi le goût des profondeurs terrifiantes de l’âme humaine auxquelles l’ont initié les grands romanciers de l’introspection (Benjamin Constant, Marcel Proust, Stefan Zweig).
Visiteur impertinent de l’envers du décor judiciaire, témoin caustique du balancement permanent entre le verdict de la conscience et l’application des lois, comme journaliste d’abord, comme prévenu ensuite, en écrivain enfin, l’académicien a souvent eu l’occasion d’observer à quel point les hommes considérables, vêtus d’honneurs, d’hermines et de dignité, que la société chargeait du souci de rendre la justice, étaient capables de demeurer arrogants, sourds à la voix du cœur, déserteurs des sentiers de la raison.
À lire aussi Jean-Marie Rouart : «Comment comprendre cet engouement pour la guerre qui semble saisir Emmanuel Macron ?»
Dans les sept courts essais qui introduisent sa pièce, Jean-Marie Rouart semble faire de l’injustice une affaire personnelle. Aucun dispositif ne lui fera oublier que le placement sous écrou d’un innocent est une condamnation à l’exil dans le pays d’une douleur sans retour. À le suivre, on comprend que les puissants de la Terre se soustraient dangereusement à l’esprit des lois. Lorsqu’ils cessent d’y ordonner leurs actes, ils en dispensent le commun des mortels par l’autorité de leur exemple.
La « Drôle de justice » de Jean-Marie Rouart
Par Franz-Olivier Giesbert.
Avouons-le, nous aimerions tous que soit rajouté un jour le mot « Justice » à la triade devenue en 1848 la devise de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité », ces autres valeurs inscrites sur les frontons des édifices publics. Que seraient-elles sans elle ?
L'essai de Jean-Marie Rouart est une ode à la justice et un réquisitoire contre l'injustice, son avers. Il est composé d'une introduction, « Justice, ma cruelle illusion », et d'une pièce de théâtre en trois actes, qui donne son titre au livre, Drôle de justice.
Même si ce bonapartiste enflammé a parfois la réputation d'être académique, qu'il est même académicien et ne semble pas faire tache Quai Conti, il y a toujours eu chez lui un côté Tintin justicier, anarchiste (de droite) égaré. Pour un peu, on dirait qu'il a joué sa tête et sa vie sur l'affaire Omar Raddad et toutes celles qui l'ont mobilisé corps et âme.
Colères et emportements
À l'heure où une minorité agissante de la justice, emmenée par le Syndicat de la magistrature, a tendance à politiser, voire à éléfiser, les réquisitoires et les jugements, on ne peut ignorer qu'elle est depuis longtemps une science inexacte, qui suit souvent les vents dominants et rate parfois ses cibles.
C'est pourquoi il y a tant de passion – et de compassion – dans ce livre, où Rouart raconte, d'une plume brûlante, les erreurs judiciaires ou les « suicides » opportuns qui le scandalisent toujours. C'est l'histoire de sa vie. Comme nous tous, plus ou moins, il se sent « coupable » devant les injustices, d'autant plus qu'elles frappent particulièrement ce que Jack London appelait le « peuple de l'abîme ».
À LIRE AUSSI Roman – Jean-Marie Rouart, le bel irrégulier
C'est parce que la justice est notre bien commun que nous nous sentons tous coupables quand elle déraille. D'où nos colères, nos emportements. Mais, bon, il ne faudrait pas que le mouton noir cache la forêt : l'institution compte aussi en son sein beaucoup de belles personnes qui croient en leur mission.
Sans oublier des héros morts au champ d'honneur, à l'image du juge Michel, preux chevalier lâchement assassiné par la pègre marseillaise, sur laquelle il enquêtait. Là n'est pas, on l'a compris, le sujet de cet essai sans concession. Rouart, citoyen intranquille, entend nous mettre en garde contre les dérives.
La « Drôle de justice » de Jean-Marie Rouart
Justice, avez-vous dit ?
Pascal Louvrier
Avec Drôle de justice, Jean-Marie Rouart dénonce les dérives d’une justice de plus en plus idéologique. Le nouveau livre de l’Acédémicien tombe à pic. Après la condamnation de Marine Le Pen à quatre ans de prison, dont deux ferme, et cinq ans d’inéligibilité à effet immédiat – décision détonante – pour détournement de fonds publics, le débat s’enflamme. On ressort la fameuse phrase de François Mitterrand : « Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie. Ils tueront la république. » Le trouble s’installe, surtout quand la présidente du tribunal, Bénédicte de Perthuis, tient à affirmer que son modèle en matière de justice se nomme Eva Joly. Cette dernière avait fait preuve d’un acharnement singulier à poursuivre Roland Dumas, alors président du Conseil constitutionnel et ancien ministre des Affaires étrangères. Avec le soutien du Monde, le juge d’instruction avait « mis le paquet » pour déstabiliser l’ancien résistant. Mais Roland Dumas tint bon. Il faut relire le chapitre qu’il lui consacre dans ses mémoires, Coups et blessures. « Pendant cinquante ans, écrit-il, j’étais de l’autre côté de la barre. Je n’ai jamais eu beaucoup d’admiration pour les juges, sauf pour quelques individus, les magistrats résistants pendant l’occupation ; ou encore ceux qui, au moment de la guerre d’Algérie, refusaient de condamner sur un dossier vide. » Il ajoute : « Dès qu’une affaire touche à la politique et a quelqu’un en vue, la sérénité et la vérité laissent la place au fantasme, voire au mensonge. »
Avec Drôle de justice, Jean-Marie Rouart dénonce les dérives d’une justice de plus en plus idéologique. Le nouveau livre de l’Acédémicien tombe à pic. Après la condamnation de Marine Le Pen à quatre ans de prison, dont deux ferme, et cinq ans d’inéligibilité à effet immédiat – décision détonante – pour détournement de fonds publics, le débat s’enflamme. On ressort la fameuse phrase de François Mitterrand : « Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie. Ils tueront la république. » Le trouble s’installe, surtout quand la présidente du tribunal, Bénédicte de Perthuis, tient à affirmer que son modèle en matière de justice se nomme Eva Joly. Cette dernière avait fait preuve d’un acharnement singulier à poursuivre Roland Dumas, alors président du Conseil constitutionnel et ancien ministre des Affaires étrangères. Avec le soutien du Monde, le juge d’instruction avait « mis le paquet » pour déstabiliser l’ancien résistant. Mais Roland Dumas tint bon. Il faut relire le chapitre qu’il lui consacre dans ses mémoires, Coups et blessures. « Pendant cinquante ans, écrit-il, j’étais de l’autre côté de la barre. Je n’ai jamais eu beaucoup d’admiration pour les juges, sauf pour quelques individus, les magistrats résistants pendant l’occupation ; ou encore ceux qui, au moment de la guerre d’Algérie, refusaient de condamner sur un dossier vide. » Il ajoute : « Dès qu’une affaire touche à la politique et a quelqu’un en vue, la sérénité et la vérité laissent la place au fantasme, voire au mensonge. »