La « désindustrialisation », c’est quoi ? - Par Claude Sicard

La France, après la période faste des «Trente Glorieuses », s’est complètement désindustrialisée : les effectifs de son secteur industriel sont passés de 5,7 millions de personnes, dans les années 1975, à 2,7 millions, aujourd’hui, et la contribution de l’industrie à la formation du PIB n’est plus que de 10 %, alors que dans les Trente glorieuses il s’agissait d un peu plus de 30 % ; en Allemagne ou en Suisse, nos voisins tout proches, il s’agit encore de 23 % ou 24 % du PIB.


On réalise mal ce que signifie la désindustrialisation lorsqu’on l’exprime, comme nous venons de le faire, en des termes qui sont abstraits, et il faut, pour réaliser ce dont il s’agit, en venir a des constats plus concrets.

Ainsi, par exemple, lorsque notre ministère de la Défense a voulu remplacer le fusil FAMAS, dont est équipée l’armée française, par un nouveau fusil d’assaut plus moderne, il a du s’adresser à un fabricant allemand, la Manufacture d’armes de Saint-Étienne, qui avait fabriqué le fameux FAMAS, ayant cessé ses activités. Notre ministre de la Défense a donc conclu un contrat à long terme avec la firme allemande Heckler &Koch pour doter l’armée, pour les vingt ou trente prochaines années, du fusil HK 416 de cette firme, faute d’avoir pu recourir à l’industrie de notre pays.

Pour ce qui est des canons, on en fabrique encore un, de 155mm, le fameux « canon Caesar » dont on a beaucoup parlé à propos de la guerre en Ukraine : il est produit par la dernière canonnerie existant encore, à Bourges, à la cadence de 6 par mois, et, avec l‘effort que fait la France pour apporter une aide substantielle à l’Ukraine, on est passé récemment à un rythme supérieur, c’est à dire 8/mois. Pour les obus, dont a besoin ce canon, ils sont produits par une forge à Tarbes, qui avait failli fermer, au rythme de 200 par jour, et l’usinage se fait à Bourges. Quant à la poudre propulsive pour les obus, on s’est rendu compte que nous n’en produisions plus en France, et la société Eurenco, l’héritière de la SNPE (société nationale des poudres et explosifs) a entrepris, en 2024, de construire une nouvelle usine à Bergerac, qui va produire 1.800 T de poudre par an.

Et l‘on a considéré que l’armée n’aurait plus besoin de tanks : la société Nexter, qui produisait le fameux char Leclerc, à Roanne, a donc arrêté sa fabrication en 2008 : elle les fabriquait à la cadence de 45 par an, au prix de 8 millions d’euros l’unité, et l’armée française en a environ 200, aujourd’hui, qui seraient en état de fonctionner.

Aussi, beaucoup des matériels dont l’armée a besoin sont-ils importés aujourd’hui : les jumelles de Suisse, les mitrailleuses, les missiles antichars, et beaucoup de véhicules des États-Unis, la poudre de Suède, etc….

Pour se rendre compte d’où nous venons, il faut rappeler les performances qui ont été réalisées par l’industrie française au cours de la guerre de 1914-18. La production d’obus était passée de 10.000 obus de 75 mm par jour, en 1914, à 300.000 par jour à la fin de la guerre, et la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne en était arrivée à fabriquer 1.600 fusils et 170 mitrailleuses par jour.

Nous donnons, ci-dessous, le bilan fourni par le livre « La Guerre », édité par Armand Colin, qui a fait les comptes de ce qui a été produit par l’industrie française pendant la première guerre mondiale, et ces données sont édifiantes :

Production de l’industrie française (1914-1918)

Canons : 24.000
Chars : 2.500
Mitrailleuses : 90.000
Fusils : 2.500.000
Obus : 300.000.000
Cartouches : 6 milliards

Source : « La Guerre », Armand Colin

Le livre auquel nous nous référons indique qu’il y avait 7 millions de personnes qui travaillaient dans l’industrie, pendant la Grande guerre, dont 400.000 femmes que l’on appela les « Munitionnettes ».

Il y eut, après la première guerre mondiale, toutes les conquêtes sociales gagnées par les classes populaires qui réduisirent, peu à peu, le temps de travail des personnels dans les usines, augmentèrent la durée des vacances et allongèrent la liste des avantages sociaux des travailleurs.

Ainsi, en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, l’industrie française se trouvait-elle à un niveau bien inférieur à celui de l’Allemagne ou de la Grande Bretagne, comme l’indique le tableau ci-dessous :

Potentiel industriel, en 1939 (En % du monde)

Allemagne : 12,2 %
Grande Bretagne : 9,4 %
France : 5,1%
Italie : 2,8 %

Source : Revue Economique, 2 mars 2000, p.227

Un des phénomènes aggravants, dans le cas de la France, explicatif du tableau ci-dessus, était constitué par le temps de travail : 40 heures/semaine du coté français, contre 54h /semaine du côté allemand. Et un autre, non négligeable non plus, provenait de la mentalité même des personnels de la classe ouvrière : le parti communiste avait lancé la consigne suivante : « Une heure de moins pour la production, c’est une heure de plus pour la révolution ».Et l’on sait qu’il y eut de très nombreux sabotages dans les usines au point qu’ Édouard Daladier dut interdire, le 26 septembre 1939, le parti communiste, une décision contre laquelle Léon Blum s’éleva.

Il faut comprendre ce qu’il s’est passé, car on mesure mal combien l’orientation politique prise par les congressistes de la CGT au congrès d’Amiens de 1906 a marqué l’histoire de notre économie.

C’est, en effet, en 1906, qu’a été élaborée, à ce congrès, « La Charte d’Amiens ». L’objet de ce congrès était de fixer les objectifs et le mode de fonctionnement du syndicalisme en France. Les congressistes eurent à arbitrer entre plusieurs motions, et c’est celle de Victor Griffuelhes, le secrétaire général de la CGT, qui fixait comme objectif « l’expropriation capitaliste », c’est à dire la dépossession des patrons des outils de travail, avec comme moyen d’action la « grève générale », qui triompha, et à la quasi unanimité (830 voix sur 839 votants). Elle donna pour rôle au syndicalisme, en France, de transformer la société par l’accaparement par la classe ouvrière des outils de production de la nation, ce que le communisme nomme « l’expropriation capitaliste » ; et elle stipula que le syndicalisme devait agir en toute indépendance des partis politiques, se suffisant à lui-même grâce à la grève générale. Et il était dit, dans cette motion : « Le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, demain groupement de production ».

L’objectif final assigné au syndicalisme était donc bien d’établir une société à la façon dont les bolcheviques l’institueront, plus tard, en Union Soviétique. Tout le comportement de la classe ouvrière, ensuite, s’est trouvé marqué, dans notre pays, par cette charte.

Il y eut le Front Populaire en 1936, puis, au lendemain de la dernière guerre, l’application en 1945 du programme du CNR (Conseil National de la Résistance) qui était totalement marxiste, et l’arrivée au pouvoir, en 1981, de François Mitterrand avec les communistes et son « Programme Commun de la Gauche ».

Et nous avons, maintenant, à l’Assemblée Nationale, un grand mouvement qui a choisi de s’appeler « Le Nouveau Front Populaire (NFP) qui bloque en permanence le fonctionnement de nos institutions.

Aujourd’hui, avec la prise de conscience toute récente qui s’est opérée des dangers qui menacent l’Europe, notre pays songe à se réarmer, mais le complexe militaro-industriel français est très réduit : la DGA l’estime a 4.000 entreprises, employant environ 200.000 personnes. On s’active donc, pour redresser la situation, mais notre secteur industriel est tout à fait sinistré, et l’on part de très bas.

Une revue Suisse a montré le rôle essentiel que joue l’industrie dans la dynamique de croissance d’un pays : on voit, dans le graphique ci-dessous, combien, dans la période 1980-2021, le secteur industriel, en Suisse, a tiré vers le haut l’économie de ce pays :


Dans le cas de la France, un modèle économétrique reliant la croissance du PIB à celle de l’industrie indique que lorsque l’on augmente de 10 % la production industrielle par habitant dans notre pays, on fait progresser de 9 % le PIB/capita.

La solution est donc là, en ces temps très difficiles où le pays s’endette chaque année pour boucler le budget de la nation.

La dette extérieure de la France ne cesse pas d‘augmenter, et son service va bientôt représenter, chaque année, nous dit Jean-Pierre Robin dans le Figaro du 17 avril 2025, les budgets de l’Éducation Nationale et de la Défense réunis !

Il faut donc réindustrialiser la France, et à vive allure, pour redresser la situation.

Le problème est de savoir si l’opinion publique est prête à ce que l’on procède à toutes les réformes qui sont à faire pour que cette rapide réindustrialisation puisse s’opérer.

On est très loin du compte : il va s’agir de mesures de divers ordres, qui ont l’inconvénient d’être, toutes, extrêmement impopulaires. C’est aux Pouvoirs Publics, et tout particulièrement au chef de l’État, de sonner le tocsin.