La France doit s’armer pour contrer la guerre économique. Par Nicolas Moinet

Face à la Chine et aux États-Unis, la France est prise en tenaille dans la guerre économique. Elle dispose pourtant d’atouts et de levier de résistance, qu’il lui faut encore développer. Analyses et réflexions de Nicolas Moinet.

Nicolas Moinet est un praticien-chercheur en intelligence économique. Professeur des universités à l’IAE de Poitiers, il est un des cofondateurs de l’École de Pensée sur la Guerre Économique. Il est également chercheur associé au Centre de Recherche 451 de l’École de Guerre Économique. Son dernier ouvrage : Les Sentiers de la guerre économique (VA éditions, 2024).

De la compétition à l’affrontement est le troisième volet de votre série Les sentiers de la guerre économique. Pourquoi avoir écrit cette trilogie ?

J’ai commencé cette trilogie en 2018 avec un premier volet, L’école des nouveaux « espions », prolongé en 2020 par « Soft Powers » et dernièrement De la compétition à l’affrontement. Chaque volet présente une facette des sentiers de la guerre économique et peut se lire indépendamment des deux autres. Bien entendu, je ne peux que conseiller au lecteur de lire les trois ! Plus sérieusement, l’idée n’est pas de faire un exposé académique ou de simplement présenter mon expérience (je travaille dans l’intelligence économique depuis 32 ans), mais bien de proposer un voyage initiatique fait de découvertes, de personnalités, d’histoires souvent secrètes et de questionnements. Avec un seul objectif : donner à d’autres le goût de rejoindre ce combat collectif pour notre pays.

La guerre économique est-elle inévitable ou bien est-il possible de bâtir « une paix économique » ?

La guerre économique est tout d’abord mal comprise. Ce n’est ni une métaphore ni une perversion du système capitaliste moderne. C’est une réalité cachée dans la lumière, drapées des oripeaux d’un doux commerce qui ne l’est (doux) qu’en surface. Il faut donc explorer les profondeurs. Initié à ces questions par Christian Harbulot avec qui je travaille depuis 1993, je conçois la guerre économique comme une confrontation entre parties (États, entreprises, ONG) pour capter des ressources, accaparer des richesses, accroître sa puissance par l’économie. Dans un monde idéal, on pourrait imaginer une paix économique, mais je n’y crois pas pour des raisons anthropologiques liées à la violence humaine et à des ressources ou marchés limités. Tout n’entre pas dans le champ de la guerre économique, mais la guerre économique s’immisce dans tous les champs. Elle est un caméléon.

Vous dites dans votre ouvrage que la France n’est pas un État souverain. Pourquoi affirmer cela ?

En fait, je questionne la souveraineté qui est devenue un horizon absolu après avoir été un sujet tabou. Je commence effectivement ce nouvel ouvrage par un titre de chapitre barré : Pour une souveraineté retrouvée. On invoque d’autant plus une valeur qu’on est à sa recherche. Alors, revenons aux fondamentaux et rappelons-nous de ce que disait le général de Gaulle : « Nous ne pouvons pas avoir une politique indépendante et une défense indépendante, si nous n’avons pas une économie indépendante et des finances saines. »


Pour les finances saines, je crois que ce n’est pas la peine de développer. Dans une économie ouverte, il faut penser à la fois en termes d’indépendance et d’interdépendance stratégiques. Devons-nous et pouvons-nous contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur (oui dans l’énergie nucléaire, par exemple) ou plutôt peser fortement sur un maillon de la chaîne afin de pouvoir engager un rapport de forces (micro-électronique, armement) ? Cette question majeure est la base d’une stratégie industrielle à condition de na pas simplement considérer l’économie comme un marché, mais bien comme un moyen d’accroître sa puissance. Sans quoi les mots « stratégie » et « souveraineté » restent des incantations.

Vous affirmez que « l’intelligence économique propose de marcher sur les deux jambes de la culture et de la stratégie ». Pensez-vous qu’une culture morcelée ou faiblement entretenue soit un réel frein à l’économie ?

L’intelligence économique est une dynamique collective qui articule trois domaines : le renseignement ouvert, la sécurité économique et l’influence. Que ce soit au niveau d’une entreprise ou d’un État, cette dynamique ne peut exister sans stratégie. Or aucune stratégie ne peut exister réellement (au-delà des discours) sans une culture qui définit une identité. Autrement dit, la culture est le socle de toute stratégie, car le point de départ de la stratégie c’est l’identité : d’où je viens, qui je suis, où je vais. Des racines et des ailes.

Une culture morcelée ne permet pas de construire une identité qui ne doit pas être comprise comme un enfermement culturel, mais plutôt un ensemble de repères évolutifs et ouverts à de nouveaux apports. Toute la force du « soft power » des États-Unis a été d’effacer cette notion d’identité des peuples pour ne considérer que des individus consommateurs de marques. Mais les identités et les peuples finissent toujours par se rebeller, non ?

Que faudrait-il, selon vous, créer, changer ou supprimer en France pour réellement s’imposer dans la guerre économique ?

Des femmes et des hommes se battent et remportent des victoires. Mais cela n’est pas suffisant. Comme dans toute guerre, il nous faudrait d’abord un état-major à l’image du National Economic Council des États-Unis.

Penser que Bercy va être l’alpha et l’oméga de la stratégie de puissance économique est une erreur, car tous les domaines sont concernés et travailler en silos ne permet pas d’être agile. Il faut également recréer un vrai ministère de l’industrie et un véritable organisme de prospective, comme l’était le Commissariat Général du Plan (rien à voir avec son ersatz sans stratégie et sans moyen adéquat qu’est l’actuel Haut-Commissariat au Plan). Celui-ci pourrait trouver dans les conseils économiques et sociaux régionaux des relais intéressants insuffisamment activés.


Au niveau de la sécurité économique, le bon échelon est celui du Département via les Préfets. Ce n’est donc pas un Délégué à la sécurité économique par Région qu’il faut, mais bien un par Département et à temps plein. Au-delà des structures, il faut évidemment modifier notre culture du renseignement, de la sécurité économique et de l’influence qui n’est pas au niveau de la réalité du monde actuel. La formation est donc la clé de voûte du dispositif tant au niveau des connaissances que des savoir-faire et savoir-être. Dès le Lycée puis dans les Universités et évidemment dans les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs, ces dernières étant à mon avis prioritaires tant elles sont essentielles à notre pays. Un véritable enseignement à la guerre économique et à l’intelligence économique doit être institué à Polytechnique, à l’Institut National du Service public ainsi que dans les écoles de formation des cadres territoriaux… sans oublier l’École Nationale de la Magistrature et les écoles de formation au journalisme, car le faible traitement par les médias de ces sujets ne facilite pas la prise de conscience. Avec Trump, la focale est mise sur la guerre commerciale, mais celle-ci n’est qu’une partie visible de la guerre économique.

Vous dites que la transition énergétique en Union européenne n’est que la façade d’une manœuvre d’encerclement. Pourriez-vous développer cette idée ?

La transition énergétique pourrait être un formidable outil de sécurité économique, mais elle n’a pas été conçue comme telle et ce sont même plutôt nos adversaires qui s’en sont servis. Le cas de la voiture électrique est éclairant. En jouant son groupe dit « 16 + 1 », la Chine a été indirectement à la manœuvre. L’interdiction de la vente de véhicules thermiques en 2035 au sein du marché européen a ouvert la voie aux constructeurs chinois plus innovants et moins chers. Aucune étude d’impact n’a été réalisée avant cette décision qui a précipité l’industrie automobile dans la crise. L’arrogance nous a fait croire que nous pourrions résister… erreur. Où sont les brevets, les ressources minières et le savoir-faire dans les batteries ? On pourrait prendre aussi l’exemple des panneaux solaires dont la Chine détient un quasi-monopole et s’intéresser à la filiale de Greenpeace qui en commercialise… Bref, l’intelligence industrielle n’a pas été de notre côté !

Peut-on affirmer que la compétition économique débouche toujours sur l’affrontement économique ?

En fait, tout cela se passe en même temps et il est important de bien définir les concepts. Mon ouvrage met ainsi en avant la nouvelle grille de lecture stratégique proposée par le Chef d’État-Major des Armées, le général Thierry Burkhard. Devenue caduque, la vision séquentielle temps de paix / temps de crise / temps de guerre doit désormais être remplacée par le triptyque compétition – contestation – affrontement. La compétition vise à modeler l’autre pour lui imposer ma volonté sans violence. La contestation vise la dislocation du compétiteur devenu adversaire par des guerres hybrides et la création de dépendances. L’affrontement, enfin, est la sphère de la destruction de l’ennemi par tous les moyens possibles. Ces trois états ne se succèdent pas, mais se superposent, compliquant la lisibilité et la compréhension des relations internationales contemporaines. Une révolution copernicienne qui ne va pas de soi dans notre pays où le continuum paix / crise /guerre légitimait un mode de fonctionnement en silos devenu presque un art de vivre… ou plutôt de survivre. Pourtant, cette grille de lecture n’est plus en phase avec le réel. Pour s’en convaincre, lisons ces ouvrages étrangers qui nous donnent des clés pour comprendre le nouveau paradigme stratégique. Citons pêle-mêle : La guerre hors limites des militaires chinois Qiao Liang & Wang Xiangsui ; Strategic Supremacy de l’américain Richard d’Aveni ; The Weaponization of everything du britannique Mark Galeotti ; ou encore Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology de Chris Miller qui a reçu le prix 2022 du Financial Times. Une liste (loin d’être exhaustive) dont on remarquera que deux des quatre ouvrages n’ont pas été traduits en français alors qu’ils sont majeurs outre-Manche et outre-Atlantique. À moins que l’on préfère continuer à étudier Clausewitz, dont l’intérêt historique certain devient un tantinet anachronique dès lors que la guerre montre ses nouveaux visages et se révèle globale et permanente. Le défi est de taille, mais c’est de notre survie dont il est désormais question.


La France doit s’armer pour contrer la guerre économique. Entretien avec Nicolas Moinet | Conflits : Revue de Géopolitique

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