L’Asie-Pacifique sera-t-il le nouveau centre du monde ? - Par Johan Rivalland

L’Asie-Pacifique sera-t-il le nouveau centre du monde ? Telle est la question centrale de l’ouvrage de Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy, qui s’appuient sur leur expertise pour nous présenter un diagnostic détaillé de la situation de cette partie du monde que nous avons un peu trop tendance à éluder, l’œil rivé sur nos crises du moment en Occident.

Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy, L’Asie-Pacifique nouveau centre du monde, Odile Jacob Géopolitique, janvier 2025, 320 pages.

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Les deux auteurs de ce passionnant ouvrage sorti très récemment en librairie pensent que nous sommes tellement centrés sur les problèmes et tensions qui se produisent en Occident que nous ne mesurons pas pleinement les changements tout aussi profonds, voire davantage encore, qui bouleversent l’ordre international.

Les rapports de force sont ainsi en train d’évoluer progressivement au profit de l’Asie-Pacifique, cet ensemble de 17 États sinisés appartenant à l’Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Nord, Corée du Sud, Mongolie, Chine, Taïwan) ou à celle du Sud-Est (Philippines, Indonésie, Singapour, Malaisie, Brunei, Timor-Leste, Thaïlande, Birmanie, Laos, Cambodge, Vietnam). Ce qui remet ainsi en cause nos prétentions universalistes, et risque de nous voir relégués au rang potentiel de province périphérique.

Un constat éloquent

Un seul chiffre permet d’emblée de mesurer cette tendance en cours : Alors que la part du G7 dans le PIB mondial était de 45% en 1995, la région Asie-Pacifique représente aujourd’hui 60% de ce même PIB mondial.

C’est pourquoi Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy, en spécialistes de l’Asie-Pacifique, nous proposent un travail de prospective assez complet, de manière à disposer d’un panorama évocateur de ce que recouvre aujourd’hui cette zone devenue majeure.

De manière à pouvoir en mesurer les conséquences pour nous et à en tenir compte dans la construction de notre avenir, qui devra se concevoir si possible avec eux plutôt que dans l’adversité.

Loin de remonter à l’émergence de la Chine, mue par son désir de désoccidentalisation du monde, cette nouvelle puissance est certes favorisée par les infrastructures et interdépendances que celle-ci a créées avec ses voisins, mais chacun de ces États a ses singularités et ne s’inscrit pas dans un lien de dépendance avec le géant chinois.

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Ce qui les réunit plutôt est « une espèce d’indifférence nourrie par la promesse d’un avenir local, régional, sûrement meilleur puisqu’il sera d’abord « le leur », à la fois plus imbriqué et libéré d’une épistémologie occidentale dominante et de stéréotypes récurrents ».

Autrement dit, ce détachement progressif avec l’Occident a lieu parce que celui-ci a déçu par ses contradictions, et que ces États sont désormais moins sensibles à son influence, ses postures morales, à ses préoccupations, voire parfois à ses menaces. Ils entendent créer un modèle autonome, qui ne soit pas « un succédané de l’Occident ».

Ces constats ont lieu dans un contexte actuel de remise en cause partielle ou de doutes sur les vertus du libre-échange de notre côté – qui avaient pourtant permis d’asseoir largement nos succès, et assure à présent celui de ces pays – voire de résurgence des tentations protectionnistes, généralement sources de déclin.

Les auteurs rappellent que ces pays sont d’ailleurs les plus fervents défenseurs de la mondialisation. Ils continuent également de représenter la zone économique la plus dynamique au monde, là où notre croissance est relativement ralentie.

Un renversement en cours

Dans de nombreux secteurs (transport aérien, luxe, hautes technologies, notamment), les situations sont en train de s’inverser. L’étape du « rattrapage », en particulier chinois, est dépassée et la dépendance envers l’Occident diminue toujours davantage. Un véritable écosystème technologique et normatif, appuyé par de forts investissements dans la R&D, l’Intelligence Artificielle et l’innovation, se crée progressivement à l’échelle régionale, améliorant leur autonomie, remédiant au passage aux mises en place de sanctions et autres mesures restrictives de la part de l’Occident.

Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy montrent par leurs analyses et les nombreuses statistiques sur lesquelles ils s’appuient, comment « les multinationales viendront en Asie orientale pour apprendre, plus pour enseigner ou transférer ».

Par ailleurs, écrivent-ils, « Au-delà de nos positions économiques, cette montée en puissance perturbe particulièrement nos convictions tant elle s’effectue dans un système différent de celui qui a fondé le progrès des pays occidentaux, la combinaison démocratie libérale et économie de marché ».

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Ces pays se réapproprient ainsi leur avenir, fondant un véritable modèle asiatique de développement, organisé autour d’infrastructures portuaires géantes et de mégalopoles ultra-connectées de plus en plus nombreuses et gigantesques.

« Certes, des critiques nourries sur les rythmes et les conditions de travail, sur les dégâts écologiques ou sur les abus politiques sont évidemment justifiées, mais beaucoup sur place reconnaissent avec pragmatisme l’amélioration de leur niveau de vie et la promesse d’un avenir meilleur. En miroir, nos tissus industriels paraissent fragilisés, nos infrastructures vieillottes, nos modèles socio-économiques, chahutés et nos visions, en permanence réévaluées ou phagocytées ».

Un autre modèle

Car c’est un autre modèle de développement qui est mis en place dans la région. Fondé à la fois sur des facteurs historiques, culturels, éducatifs et de rapports différents à l’État, sous le contrôle de gouvernements forts.

À la suite du pionnier japonais, puis à l’aune des crises qu’a connues la région (endaka de 1985, crise financière de 1997 et crise de 2008 notamment), c’est à un recentrage que l’on a assisté. À mesure aussi des déceptions suscitées à ces occasions par les Occidentaux.

Le mode d’intégration retenu est très différent, par exemple de celui des Européens et leurs lourdes procédures. Il est plutôt articulé autour d’une architecture « en réseaux de bambou », c’est-à-dire axé sur une culture des affaires et un système informel de liens de loyauté et de proximité, fondé sur le libre-échange régional sans rejet de la mondialisation, et sur le pragmatisme.

Mais la rivalité États-Unis / Chine ne doit pas être oubliée. Le désir de cette dernière de s’imposer en leader de l’Asie apparaît comme une évidence, à un moment où son rival américain se trouve affaibli, à la fois au regard de ses déficits financiers et par cette montée en puissance de l’Asie (d’où les gesticulations spectaculaires de D. Trump et la véritable guerre commerciale qu’il a lancées, de même qu’avant lui en 2011 B. Obama avait initié la signature du TPP, TransPacific Partnership, disparu depuis).

Que ce soient les tentatives construites et patientes de dédollarisation de l’économie et de construction d’un grand marché intérieur d’Asie-Pacifique, ou de concurrence nettement croissante dans le domaine des cursus universitaires, sans oublier les rapprochements financiers et la montée en puissance des marchés asiatiques, les choses évoluent très vite.

Quant à l’Union européenne, sa situation est complexe, du fait des schémas simultanés de concurrence, conflits et coopération. Au demeurant, elle risque de se trouver marginalisée par les recompositions en cours. Quoiqu’elle ne reste pas complètement inerte, loin de là…

« Pendant de longues années, selon un diplomate basé au siège de l’ASEAN à Jakarta, l’Union européenne – qui par ailleurs est le premier donateur pour soutenir le secrétariat à Jakarta – était « condescendante, entretenant l’idée que nous n’étions qu’un club de beaux parleurs (de « joueurs de golf »). C’est simplement que nous ne fonctionnions pas pareil » ».

L’ASEAN avance, au contraire de l’Union européenne, de manière souple, sans aucune norme ni aucune priorité, chaque membre évoluant de manière indépendante. Ce qui ne les a pas empêchés, en définitive, de réussir.

L’idée est plutôt celle de la concertation et du compromis, sans gommer les différences. Il s’agit de partager des pratiques communes, axées sur la recherche de résultats plutôt que d’application de concepts et de règles juridiques. Une logique qui échappe bien souvent aux Occidentaux, qui par ailleurs excèdent depuis longtemps les Asiatiques par leur sentiment de supériorité morale qui est ressenti comme déplacé et humiliant.

Un projet géopolitique

De fait, il existe bien un projet géopolitique dans l’esprit de la Chine de Xi Jinping, engagée par ailleurs sur le plan militaire sur des terrains multiples, à commencer par Taïwan.

La puissance chinoise est en effet engagée dans une véritable révolution de son armée et de ses équipements et moyens militaires, qui la rapproche désormais sérieusement de la puissance américaine, redessinant les contours de la géopolitique en Asie, pour ne pas parler de redistribution des cartes.

Plutôt que d’un nouveau réseau d’alliances, l’ordre sécuritaire défini par les puissances occidentales après la Seconde Guerre mondiale étant contestée et les doutes sur les engagements américains étant très forts depuis les déconvenues récentes (Irak, Afghanistan, Ukraine, notamment), ce sont des réseaux complémentaires flexibles, organisés autour de convergences opportunistes, qui se constituent. Préférant l’évitement du passage à la force – qui n’est à envisager qu’en dernier recours, selon les principes ancestraux de Sun Tzu – et privilégiant la culture du pragmatisme ou de la ruse.

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Autrement dit, il s’agit d’un état d’esprit fondé sur la coopération plutôt que les alliances qui contraignent et enferment dans des schémas manichéens que rejettent les Asiatiques.

Ce qui ne veut pas dire que la Chine n’entretient pas une stratégie de l’ambiguïté. Elle manie au contraire parfaitement simultanément les registres de l’intimidation militaire et de l’argument diplomatique, se ménageant ainsi toutes les options pour préserver ses intérêts et sa souveraineté nationale. Ce qui conduit au final chaque pays de l’Asie-Pacifique à investir maintenant massivement dans l’armement et la constitution de forces militaires.

Dans ce contexte, là encore l’Europe est confrontée à ses ambivalences et parvient mal à définir sa place. Mais il n’est pas certain que l’attitude trumpienne à l’égard de la Chine, déjà lors de son premier mandat, soit la bonne.

« Cette diabolisation de la Chine place les partenaires asiatiques des États-Unis devant un choix non seulement inconfortable, mais surtout qui leur paraît manquer de discernement. Il traduit une vision manichéenne, polarisée et simpliste qui se décline sur tous les terrains avec des répercussions à court et long terme et, probablement aussi, un mauvais calcul. Les droits de douane imposés par l’administration Trump sur 370 milliards de dollars d’importations chinoises ont incité les entreprises dont le principal marché était les États-Unis à délocaliser dans d’autres régions, en priorité en Asie du Sud-Est, renforçant de fait le processus d’intégration régionale. Mais pas seulement : moins bienvenues en Chine, les entreprises américaines délocalisent aussi… en Asie, renforçant les chaînes de valeur régionales ».

Des trajectoires politiques différentes

La Chine a su tirer habilement parti, analysent les auteurs, d’un scepticisme croissant à l’égard des logiques libérales, démocratiques, de l’État de droit – dont l’esprit est régulièrement dévoyé et l’efficacité mise en cause – pour inspirer d’autres modèles.

Si les sociétés d’Asie-Pacifique refusent les dérives autoritaires, elles n’adhèrent pas pour autant à des procédures démocratiques trop souvent sujettes à caution et qui ont largement déçu. En outre, la culture politique n’étant pas la même, des orientations illibérales et de type holiste, s’appuyant sur la bureaucratie et un système hiérarchique, ont été empruntées par plusieurs de ces pays.

Même au Japon, certains s’interrogent sur la mise en œuvre du schéma démocratique et de l’État-nation par des élites cooptées par les pouvoirs coloniaux après la Seconde Guerre mondiale. N’ont-elles pas coupé le pays de son héritage politique et culturel ?

Dans ce contexte, la Chine cherche à convaincre que la menace, c’est la démocratie. Et des événements, tels que l’assaut du Capitole américain, entre autres, ne font que l’aider dans sa stratégie d’influence et sa propagande, les signes de décadence étant nombreux.

Pas facile alors pour l’Europe de trouver sa place, même si elle dispose de quelques atouts. L’Asie-Pacifique a ainsi intérêt à jouer la multipolarité et a besoin de partenaires contrepoids face à la Chine. D’autant plus que l’Europe apparaît aujourd’hui moins clivante que les États-Unis.

Que dire depuis les dernières décisions cataclysmiques de Donald Trump et son administration en matière de droits de douane ?…

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