Le juridisme, cet ennemi aussi dangereux pour la démocratie que l’illibéralisme - Par Philippe d'Iribarne et Bertrand Saint-Germain
Marine Le Pen a été condamnée à cinq ans d’inéligibilité avec application immédiate dans l'affaire des assistants parlementaires de députés européens du Front national. La moralisation n’est-elle pas dangereuse pour la démocratie quand elle constitue un dérivatif à l’impuissance politique face notamment au juridisme et à l’entrave de l’action politique qu’il peut représenter ?
Atlantico : Marine Le Pen vient d’être condamnée à une peine d’inéligibilité pour cinq ans, avec exécution provisoire (ce qui signifie qu’elle ne pourrait théoriquement pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027, sauf à ce que l’appel soit jugé en sa faveur d’ici-là). Dans quelle mesure faut-il penser qu’il aurait pourtant été légitime de laisser Marine Le Pen se présenter à l’élection ? La punition ici imposée à Marine Le Pen ne vient-elle pas aussi punir la démocratie française dans son ensemble ?
Bertrand Saint-Germain : Le premier point auquel votre question appelle une réponse est relatif à la date envisagée du procès d’appel. La Cour d’appel de Paris vient de faire savoir que le procès d’appel pourrait se tenir au printemps prochain pour permettre le prononcé de l’arrêt au cours de l’été 2026 ; soit bien avant la présidentielle attendue par tous. Ceci appelle plusieurs remarques. D’abord nul, ne peut affirmer que cette élection se déroulera au printemps 2027, que le président décède, qu’il décide de démissionner voire fasse l’objet d’une destitution (art. 68 C.), ce qui laisse la question ouverte quant aux conséquences de l’excution provisoire. Ensuite et soit dit en passant, cette annonce prouve que la Justice dispose bien d’une grande liberté dans l’organisation de son fonctionnement et qu’elle organise les choses comme elle l’entend en matière d’audiencement. Les justiciables et leurs conseils qui patientent parfois jusqu’à quatre ans pour une audience d’appel apprécieront sans aucun doute cette célérité si sélective.
Le second point porte sur la nécessité de recourir à l’exécution provisoire ; celle-ci se justifiait-elle ? En tout cas, ce point a été mûrement réfléchi par le juge et revendiqué par lui dans une perspective explicitement revendiquée comme politique (au sens de qui a trait à la vie de la Cité, la polis). En effet le juge écrit qu’il prend en considération, « le trouble majeur à l’ordre public démocratique qu’engendrerait en l’espèce le fait que soit candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire élue, une personne qui aurait déjà été condamnée en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité, pour des faits de détournements de fonds publics et pourrait l’être par la suite définitivement ». Par ces mots (p. 45 du jugement), il ne prend en compte que l’hypothèse d’une confirmation ultérieure de la condamnation et absolument pas le fait que sa décision serait susceptible de porter elle-même -pour reprendre ses mots- un « trouble majeur à l’ordre public démocratique », que constituerait l’absence d’un candidat portant avec lui les vœux de plusieurs millions de Français.
Et ce point amène au dernier, plus global. Si chaque décision de justice est par nature un cas d’espère, elle peut également parfois posséder, par la force des choses, une valeur d’exemple et cela est bien le cas ici. Il existe aujourd’hui une tendance au rétrécissement de la Démocratie, notamment par la judiciarisation des opinions et pas simplement en France. Faut-il rappeler que le processus électoral présidentiel roumain a été interrompu en décembre par les juges au motif que le candidat arrivé en tête leur déplaisait ? Alors qu’aucun des arguments alors mis en avant n’a encore fait l’objet du moindre commencement de preuve, le candidat en cause a été écarté du nouveau scrutin. En Moldavie la semaine dernière, c’est la chef de file de l’opposition gagaouze qui s’est vue incarcérée au motif du financement illégal de sa campagne électorale et –surtout- de son opposition à l’Union européenne… Avec ce jugement visant explicitement à écarter Marine Le Pen de la prochaine campagne présidentielle le juge prend une position plus morale (qu’il revendique d’ailleurs) que juridique et outrepasse ainsi le rôle que lui assigne la Constitution. Le juge tend à oublier que la Constitution ne le reconnaît que comme une simple « autorité judiciaire » (art. 64 C.) et non un pouvoir puisque ce dernier ne vient que du peuple et que le juge, précisément, n’est pas élu. De ce point de vue, le jugement s’inscrit dans la voie d’une sortie judiciaire de la démocratie, un danger d’ailleurs dénoncé par le professeur Olivier Beaud qui relevait il y a près de trente ans « il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'aujourd'hui, la menace qui pèse sur les libertés en France procède, en partie, d'un pouvoir judiciaire qui est enfin émergent, mais auquel ne peut s'opposer, pour l'instant, aucun contre-pouvoir » (Le double écueil de la criminalisation de la responsabilité et de la justice politique, Revue du Droit Public, 1999).
Philippe d’Iribarne : La question qui, selon moi, se pose est celle de la souveraineté des citoyens dans les nominations aux plus hautes fonctions de l’Etat. C’est le cœur du rôle des citoyens en démocratie représentative, telle qu’elle existe en France, laquelle signifie que nous ne gouvernons pas nous-mêmes mais à travers celles et ceux que nous nous décidons d’élire. Dire de la Justice qu’elle pourrait interdire aux Françaises et aux Français de juger par eux-mêmes, qu’elle est en droit de préempter le jugement des citoyens en affirmant qu’un certain nombre de figures politiques ne seraient pas dignes d’être présentées au suffrage des Français, c’est considérer que les juges sont fondés à mettre les citoyens sous tutelle. Cela n’est pas sans rappeler 1789 et les citoyens « passifs » qui, n’ayant pas le droit de vote, n’étaient pas légitimes pour désigner ceux qui les gouverneraient. On fait des juges les héritiers des citoyens dits “actifs” qui, eux, auraient le droit de désigner leurs représentants. Ce à quoi nous assistons est une remise en cause fondamentale de ce qu’est supposé être une démocratie représentative.
Quant à savoir s’il eut été possible de punir Marine Le Pen sans punir également la démocratie, la réponse me paraît évidente. Avec l’amende et à la peine de prison les juges donnent déjà à l’attention des citoyens, une image de Marine Le Pen, de nature à décourager de lui accorder leur suffrages. Cela aurait suffi pour les inviter à réfléchir sur leur vote. De plus cette image aurait pu être répandue lors de la campagne précédant l’élection.
Que les magistrats aient le droit de juger de la façon dont tout un chacun agit et le sanctionne s’il sort du cadre de la loi est tout à fait normal. Mais une question demeure : est-ce au citoyen qu’il revient d’intégrer, dans son jugement global sur un potentiel représentant politique, ce qu’il a fait dans les circonstances où il a été condamné, en tenant compte également de multiples autres éléments concernant celui-ci, de sa compétence, de sa sensibilité aux préoccupations des citoyens, etc. ou cette synthèse doit-elle être interdite par le juge, au motif que le jugement qu’il a prononcé constituerait un élément d’appréciation si important qu’il est de nature à prendre le pas sur tout le reste, les citoyens étant considérés comme incapables de procéder par eux-mêmes à un jugement global?
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