«L’État de droit n’est pas la cogestion de la démocratie par le Parlement et les juges» - Par Hervé Lehman
En estimant dans Le Monde que les juges incarnent la souveraineté du peuple au même titre que les élus, l’historien Pierre Rosanvallon avance une théorie non seulement fausse, mais dangereuse, argumente l’avocat Hervé Lehman.
Dernier livre paru : Le Procès Dupond-Moretti (Éditions du Cerf, 2025).Pierre Rosanvallon, professeur émérite au Collège de France, a exposé dans Le Monde du 12 avril 2025 que «les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple». Il y aurait d’un côté le « peuple arithmétique » (51% des voix) qui donnerait une légitimité substantielle aux élus et, d’un autre côté, au même niveau, un « peuple communauté » qui donnerait aux juges une légitimité fonctionnelle reposant sur les valeurs et principes qui organisent la cité. Cette théorie est fausse et dangereuse.
L’État de droit n’est pas le gouvernement des juges, ni la cogestion de la démocratie par le Parlement et les juges. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui figure dans le préambule de la Constitution de 1958, a valeur constitutionnelle et constitue donc le socle de l’État de droit. Elle proclame dans son article 4 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». C’est donc le peuple et ses élus qui sont seuls légitimes pour faire la loi.
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Aucun article de la déclaration de 1789, ou même de la convention européenne des droits de l’homme qui ne dit rien de la souveraineté, ne dispose que les juges incarnent la souveraineté du peuple. Bien au contraire, le juge, qui n’est pas élu et a pour seul mérite d’avoir réussi le concours d’accès à l’École nationale de la magistrature, tire sa seule légitimité du respect de la loi. S’il existe une Cour de cassation, c’est pour casser les arrêts de cours d’appel qui violent la loi. Le peuple communauté est donc une invention non démocratique qui ne repose en rien sur des principes républicains.
Il y a certes, dans un État de droit, des principes supérieurs à la loi que le législateur doit respecter. C’est bien aux juges, et en premier lieu à ceux du Conseil constitutionnel, de veiller aux respects de ces principes. Mais cela ne donne aucune légitimité aux juges pour les définir. C’est le peuple, en votant la Constitution, par référendum ou par le Parlement élu, ou en adoptant la Convention européenne des droits de l’homme ratifiée par le Parlement élu, qui choisit les principes qu’il entend imposer au législateur. Le juge applique le droit, il ne le fait pas.
La tension actuelle entre les juges et le Parlement provient de la propension des premiers à interpréter les principes dans un sens qui n’est pas toujours celui qui était donné lors de l’adoption de la règle. Lorsque le Conseil constitutionnel déduit du principe de fraternité que le législateur ne peut interdire d’aider les étrangers à pénétrer illégalement en France, la souplesse d’interprétation est si grande que la question se pose de savoir si le juge constitutionnel ne dépasse pas son rôle de gardien de la Constitution pour se substituer au législateur. Mais il n’y a pas de doute que la seule légitimité pour faire la loi et poser les principes est celle du peuple et de ses représentants.
Fausse, la théorie de Pierre Rosanvallon est de plus dangereuse. On comprend bien qu’elle a pour objet de permettre aux juges de limiter les initiatives du Parlement considérées comme populistes, comme celles qui voudraient limiter les flux migratoires. On comprend aussi que, puisque les juges sont plus progressistes en moyenne que les électeurs, la légitimité nouvelle donnée aux juges permet de contrebalancer le suffrage universel lorsque le peuple vote mal. Puisqu’ils auraient la même légitimité que la majorité « arithmétique », terme dévalorisant choisi à dessein, les juges pourraient légitimement contredire le Parlement. Il faut cependant s’étonner qu’un éminent historien revendique une légitimité pour des personnes non élues. Son raisonnement serait-il le même si les juges penchaient à droite, ce qui pourrait arriver demain, comme les juges actuels de la Cour suprême des États-Unis qui ont remis en cause le droit à l’avortement ?
Cette théorie du double peuple « arithmétique » et « communauté » pose notamment deux difficultés. La première est que si coexistent deux légitimités de même valeur, qui les départagera ? Nul ne peut se satisfaire de deux légitimités concurrentes pour décider des règles régissant la société. Sans arbitre, le blocage est inévitable. Et comment l’arbitre ne pourrait-il pas être le peuple tout court ?
La seconde difficulté est sous nos yeux : Pierre Rosanvallon pense manifestement que les juges sont un rempart contre le populisme. L’expérience américaine nous montre le contraire : en refusant de répondre aux demandes du peuple par des artifices juridiques, comme en matière d’immigration où la position du peuple est partout constante et massive, le « peuple communauté » pousse le « peuple arithmétique » à voter de plus en plus à droite dans l’espoir de se faire enfin entendre.
«L’État de droit n’est pas la cogestion de la démocratie par le Parlement et les juges»
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Pierre Rosanvallon, historien : « Les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple ».Propos recueillis par Anne Chemin
Entretien - Contrairement à ce qu’affirme Marine Le Pen, la légitimité des magistrats est aussi forte que celle des responsables politiques, souligne le sociologue dans un entretien au « Monde ». La première repose sur l’adhésion à des valeurs communes : le droit. La seconde sur la mise en œuvre d’une procédure majoritaire : l’élection.
Dès le lendemain de la condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national (FN) au Parlement européen, le Rassemblement national (RN) s’est déchaîné contre la « tyrannie » des juges. « Le pays est en train de vaciller sur ses principes, sur ses valeurs, a affirmé la cheffe de file du parti d’extrême droite, le 1er avril. Tous ceux qui n’ont que l’Etat de droit à la bouche sont généralement les premiers à chercher à violer l’Etat de droit. »
Les magistrats se sont-ils abusivement « ingérés dans la façon dont les élus conduisent leur mandat », comme le prétend Mme Le Pen ? Une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire est-elle, en elle-même, un « scandale démocratique » ? Comment, dans une démocratie, définir les contours respectifs de la légitimité des élus et de celle des magistrats ?
Professeur émérite au Collège de France, l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon travaille depuis de longues années sur l’histoire intellectuelle de la démocratie française, à laquelle il a consacré une trilogie publiée chez Gallimard : Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France (1992), Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) et La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000).
Le fondateur du cercle de réflexion La République des idées et de la revue numérique La Vie des idées a publié, de 2006 à 2011, une deuxième trilogie consacrée, cette fois, aux mutations de la démocratie contemporaine, puis, en 2020, un ouvrage sur l’histoire, la théorie et la critique du populisme : Le Siècle du populisme (Seuil). Son dernier livre, Les Institutions invisibles (Seuil, 2024) analyse les trois « institutions invisibles » que sont l’autorité, la confiance et la légitimité.
Pierre Rosanvallon, historien : « Les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple »
Entretien - Contrairement à ce qu’affirme Marine Le Pen, la légitimité des magistrats est aussi forte que celle des responsables politiques, souligne le sociologue dans un entretien au « Monde ». La première repose sur l’adhésion à des valeurs communes : le droit. La seconde sur la mise en œuvre d’une procédure majoritaire : l’élection.
Dès le lendemain de la condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national (FN) au Parlement européen, le Rassemblement national (RN) s’est déchaîné contre la « tyrannie » des juges. « Le pays est en train de vaciller sur ses principes, sur ses valeurs, a affirmé la cheffe de file du parti d’extrême droite, le 1er avril. Tous ceux qui n’ont que l’Etat de droit à la bouche sont généralement les premiers à chercher à violer l’Etat de droit. »
Les magistrats se sont-ils abusivement « ingérés dans la façon dont les élus conduisent leur mandat », comme le prétend Mme Le Pen ? Une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire est-elle, en elle-même, un « scandale démocratique » ? Comment, dans une démocratie, définir les contours respectifs de la légitimité des élus et de celle des magistrats ?
Professeur émérite au Collège de France, l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon travaille depuis de longues années sur l’histoire intellectuelle de la démocratie française, à laquelle il a consacré une trilogie publiée chez Gallimard : Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France (1992), Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France (1998) et La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France (2000).
Le fondateur du cercle de réflexion La République des idées et de la revue numérique La Vie des idées a publié, de 2006 à 2011, une deuxième trilogie consacrée, cette fois, aux mutations de la démocratie contemporaine, puis, en 2020, un ouvrage sur l’histoire, la théorie et la critique du populisme : Le Siècle du populisme (Seuil). Son dernier livre, Les Institutions invisibles (Seuil, 2024) analyse les trois « institutions invisibles » que sont l’autorité, la confiance et la légitimité.
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