Nous avons épuisé les dividendes de notre puissance - Par Pierre Manent

Pour le « plus profond des philosophes eurosceptiques » (selon le Weekly Standard), Pierre Manent, trois pressions extérieures s’exercent sur la France : à l’Est, Vladimir Poutine, à l’Ouest, Donald Trump, au sud l’islamisme. Face à ces menaces, il plaide pour que Paris s’écarte de la tentation fédéraliste et renoue avec l’idée gaullienne d’une Europe des nations.

Entretien avec Pierre Manent, propos recueillis par Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques

Causeur. Dans le branle-bas international auquel nous assistons, il faut peut-être se poser des questions basiques, à commencer par celle-ci : quelle est la responsabilité des nations européennes si un pays européen est agressé ?

Pierre Manent.
Cela dépend des nations. Certaines ne se sentent pas tenues à une responsabilité particulière par rapport à l’ensemble européen. Leur position géographique, ou leur expérience historique, les détourne de ce sentiment. Et puis il y a les pays qui estiment avoir des devoirs historiques vis-à-vis du continent, ou qui, par leur population, leur richesse ou leur force, ont un poids particulier : le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie… auxquels il convient sans doute d’ajouter aujourd’hui la Pologne. Mais de « petits pays » peuvent jouer un grand rôle par leurs initiatives et leur engagement, comme aujourd’hui le Danemark, ou les pays baltes. La responsabilité conférant des devoirs, c’est une obligation, pour chaque nation, de déterminer avec une certaine précision l’étendue et le caractère de ses responsabilités.

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Causeur. Cette responsabilité peut-elle être transférée aujourd’hui à l’Union européenne comme le suggèrent certains dirigeants, notamment Emmanuel Macron ?

Le porteur de la responsabilité ne peut être que la nation. Nos nations ont des responsabilités différentes puisque leurs capacités, leur influence, leur état moral, leurs choix sont différents. L’Union européenne n’est pas proprement un sujet politique, c’est une construction juridique par délégation des souverainetés nationales. En dépit des slogans idéologiques et des arguties juridiques, la source de toute légitimité en Europe réside toujours dans les nations gouvernées démocratiquement : lorsque les chefs d’État et de gouvernement se réunissent en Conseil, d’où procède leur légitimité ? De leurs nations respectives exclusivement. Les institutions européennes ne peuvent prétendre agréger les responsabilités nationales en une responsabilité politique de l’Union. Si l’on tient à parler d’une responsabilité politique de l’Europe, celle-ci résulte de l’action commune – de l’alliance – des différentes nations, chacune avec sa « part de responsabilité ». Que personne ne voie dans la guerre en Ukraine le moment propice pour un « saut fédéral » ! L’effort serait vain. Comment une horlogerie institutionnelle, élaborée sous le postulat d’une paix éternelle qui n’aurait jamais à être défendue, pourrait-elle être l’instrument de notre protection aujourd’hui que, de toutes parts, apparaît la vanité de cette hypothèse ? Les Européens et leurs nations se sont depuis trop longtemps cachés dans la foule européenne, foule sentimentale… Le moment est venu pour chacune de montrer ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Nous voyons déjà se marquer une différenciation croissante entre les agents nationaux. Certains seront actifs et peut-être même « commandants », d’autres ne feront rien, ou même moins que rien.

Causeur. Justement, la France n’a-t-elle pas des prétentions excessives ? Ne se croit-elle pas abusivement responsable des affaires du monde, en raison d’une forme de messianisme ?

Il est vrai que la France a parfois pris ou accepté des responsabilités politiques qu’elle n’a pas eu le courage, ou qu’elle n’avait pas les moyens, d’honorer, notamment dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, si je déplore le contraste souvent choquant entre les paroles mirobolantes et la médiocrité des résultats, je crois qu’il y a quelque chose de juste et de noble, d’utile aussi, dans cette disposition : nous réclamons le droit de regarder l’état du monde avec nos propres yeux, et d’y agir selon notre jugement librement formé. J’en demande pardon à nos amis allemands, mais s’ils ont commis tant de bévues dommageables à l’Europe dans la période récente, c’est qu’ils s’étaient depuis trop longtemps accommodés de leurs dépendances croisées à la protection américaine et au gaz russe. On a beaucoup moqué la « folie des grandeurs » de de Gaulle. Aujourd’hui on se réjouit de disposer de la dissuasion nucléaire, qui n’existerait pas sans cette « folie ». Le « gaullisme », c’est la souveraineté de la France dans un ensemble européen que l’on doit souhaiter de plus en plus uni, avec une alliance américaine fort précieuse, mais sur laquelle il ne faut compter qu’avec prudence. La France exerce donc des responsabilités particulières liées à la dissuasion nucléaire qu’elle est la seule à maîtriser entièrement en Europe (le Royaume-Uni étant plus dépendant des Etats-Unis, voir l’article de Jeremy Stubbs pages 54 à 57 de notre magazine). Cela ne donne pas à notre pays le droit ni les moyens de jouer le chef de guerre, mais nous désigne comme l’un des pays les mieux placés pour orienter les énergies européennes.

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Causeur.Vous pensez que ce nouveau désordre mondial pourrait réveiller la volonté nationale en nous. Mais le séparatisme musulman et le terrorisme islamiste n’ont pas eu cet effet.

Vous avez raison, rien ne permet d’assurer que nos réponses seront à la hauteur des défis, qui sont à la fois intérieurs et extérieurs. Pour l’intérieur, chacun connaît la liste : désindustrialisation, dette publique, démographie, immigration, etc. Pour l’extérieur, je dirais que nous sommes soumis à une triple pression. Pression venue de l’Est bien sûr, l’agression russe en Ukraine ; mais aussi pression venue de l’Ouest, des États-Unis, qui ne date pas de Trump, si vous considérez l’usage arbitraire et exorbitant que les Américains font de l’extraterritorialité de leur droit ; et enfin pression venue du Sud, à la fois pression migratoire et pression politique des États. Ces trois pressions sont évidemment d’un caractère très différent, elles concernent des organes distincts du corps politique et affectent diversement son métabolisme, mais c’est un même corps civique qui doit fournir la réponse – une réponse synthétique qui associe un certain sentiment de soi avec le désir d’agir pour préserver notre liberté et notre forme de vie. Qui peut prétendre opérer cette synthèse, sinon la nation ? L’Union européenne peut tout au plus fournir l’organe du plus petit dénominateur commun entre les nations. C’est donc à la France en tant que nation de retrouver une certaine capacité d’action, pour la mettre au service de la cause commune quand il y a lieu, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’Ukraine.

Causeur. Devons-nous pour cela regagner de la puissance, particulièrement sous sa forme la plus crue – militaire ?

Regagner de la puissance militaire, bien sûr. S’agissant de puissance, le dédain du monde, amis ou ennemis, s’adresse à nos nations autant qu’à l’Union européenne. Voyez avec quelle brutalité moqueuse J. D. Vance a traité l’Europe et ses nations, ou de quelle façon l’armée française vient d’être chassée d’Afrique de l’Ouest. En tout cas, c’est à partir d’efforts nationaux, s’ils sont vigoureux et soutenus, que l’ensemble européen pourra dégager une force respectable. Un des aspects les plus encourageants de la vie européenne aujourd’hui, c’est la vigueur du désir de vivre et d’être libre des petites nations – voyez les pays baltes.

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