Olivier Babeau : «Le triple pari de Donald Trump pour créer une Amérique forte et prospère»



Le 2 avril, D. Trump annonçait ses droits de douane « réciproques ». Un krach boursier plus tard, le 9, ils étaient suspendus pendant 90 jours. Selon la Maison-Blanche, plus de 75 pays se sont précipités à la table des négociations. Trump serait-il en train de réussir son pari contre vents et marées ?

Son double discours brouille les cartes. D’un côté il affirme imposer des droits de douane pour forcer les entreprises étrangères à s’implanter aux États-Unis – protectionnisme -, de l’autre, il les suspend au bout de quelques jours pour négocier en position de force des tarifs plus avantageux pour les exportations étasuniennes – diplomatie. Trump est dans son rôle de « dealmaker » qui enfonce des portes, ouvre des opportunités pour se laisser le choix.

Ce jeu peut fonctionner tant que les États-Unis demeurent la première puissance mondiale, que les portefeuilles américains supportent l’inflation, et que la Chine ne devient pas un terrain plus sécurisé pour les affaires.

Par la rédaction de la revue Conflits

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Président-fondateur de l’Institut Sapiens et professeur à l’université de Bordeaux, l’économiste Olivier Babeau décrypte les objectifs et la stratégie de Donald Trump.

Olivier Babeau est auteur de L’Ère de la flemme, Buchet-Chastel, 2025, La Tyrannie du divertissement, Buchet-Chastel, 2023.

LE FIGARO MAGAZINE .- La politique économique de Donald Trump est brutale, parfois déconcertante. Mais est-elle dénuée de cohérence ?

Olivier BABEAU .-
Brutale, oui ; incohérente, non. Efforçons-nous de nous placer dans sa perspective pour comprendre ses actions. La politique économique de Donald Trump est à mon sens une erreur terrible car elle ne peut pas réussir, mais elle obéit à une logique claire : restaurer la puissance américaine en rompant avec le consensus multilatéral. Il refuse le rôle d’Amérique garante d’un ordre mondial ouvert, préférant celui de puissance conquérante, protectrice de ses intérêts immédiats. Son approche repose sur une vision simple mais structurée : l’État-nation doit reprendre le contrôle de son économie, protéger ses industries et imposer ses conditions au reste du monde.

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Quel est le fil conducteur de cette politique ?

C’est le refus du déclin. Elle répond à une angoisse identitaire et économique : celle d’une Amérique affaiblie, dont la classe moyenne a été sacrifiée sur l’autel de la mondialisation. Trump capitalise sur ce ressentiment pour réaffirmer un souverainisme économique agressif, où chaque accord est renégocié, chaque partenaire soupçonné d’abuser de la bonne volonté américaine. Sa logique n’est pas celle de la coopération, mais du rapport de force.

Comment Donald Trump entend-il gagner son pari de créer une Amérique forte et prospère ?

Son pari repose sur trois axes : relancer la production intérieure via des baisses d’impôts et de régulations, protéger le marché américain par des barrières douanières, et rapatrier les emplois. Le tout avec un objectif : rendre aux Américains le sentiment de maîtrise sur leur destin. Il ne s’agit pas simplement de chiffres économiques, mais d’une promesse politique de réenracinement national, dans un monde perçu comme instable et injuste.

S’attaquer avec détermination à la dérive des dépenses publiques, freiner la spirale de la dette… Voilà des objectifs plutôt sains, non ?

Ces objectifs relèvent en effet du bon sens économique, et Trump ne s’est pas contenté de discours. Au-delà de la baisse des impôts — classique méthode de relance par l’offre — il a soutenu des initiatives plus audacieuses, comme le programme DOGE mené par Elon Musk, destiné à rationaliser les dépenses publiques par la technologie, l’intelligence artificielle et la blockchain. L’idée : rendre l’État plus efficace et transparent, tout en réduisant les gaspillages. Cette approche, encore marginale à ses débuts, traduit pourtant une volonté de réformer l’appareil public en profondeur, avec des outils du XXIe siècle. Il serait donc réducteur de ne voir dans sa politique qu’un populisme fiscal déconnecté de toute rigueur. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera couronnée de succès

Qu’espère Donald Trump du bras de fer commercial qu’il a engagé avec les partenaires économiques des États-Unis ? Pense-t-il que les États-Unis en sortiront indemnes, voire gagnants, car après tout, on achètera toujours des produits Apple ou Microsoft ?

Trump considère le commerce mondial comme un jeu à somme nulle : si un pays gagne, l’autre perd. C’est pourquoi il multiplie les affrontements commerciaux, convaincu que la supériorité technologique et l’attractivité du marché américain protègent les États-Unis de toute sanction durable. Apple, Microsoft, Boeing : ces symboles de puissance sont, à ses yeux, trop importants pour être boycottés. Cette croyance l’autorise à jouer un jeu dangereux, persuadé que l’Amérique restera incontournable.

Le Groenland, le Canada, Panama… En quoi ces projets s’inscrivent-ils dans la logique de sa politique ?

Ces projets peuvent sembler fantasques, mais ils répondent dans sa perspective à lui à une logique stratégique : contrôler les ressources, les routes commerciales et les points névralgiques du globe. Trump pense comme un bâtisseur d’empire : le Groenland pour ses matières premières et sa position arctique, le Canada pour un axe nord-américain plus intégré, Panama pour le contrôle des flux mondiaux. Sa politique vise moins à gérer le monde qu’à le structurer autour des intérêts américains.

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Donald Trump rêve-t-il de créer un nouvel ordre économique mondial assurant la suprématie des États-Unis ?

Oui, et il ne s’en cache pas. Son projet est de renverser l’ordre issu de l’après-guerre pour instaurer un système unilatéral, où les règles sont définies à Washington. Dans cet ordre, l’Amérique ne négocie plus, elle dicte. C’est une vision impériale, assumée, mais risquée : à force de multiplier les ruptures et de négliger les équilibres globaux, Trump pourrait provoquer une fragmentation du système dont même les États-Unis ne sortiraient pas indemnes.

Olivier Babeau : «Le triple pari de Donald Trump pour créer une Amérique forte et prospère»