Pertes humaines et médecine militaire : et si on sortait du déni ? - Par Stéphane Audrand


La Commission européenne a dévoilé sa feuille de route pour relancer l'industrie de défense de l'UE et assurer la sécurité du continent sur le long terme. Comment expliquer qu'avec le nombre de morts et de blessés en Ukraine la médecine militaire soit totalement absente du Livre blanc de la Commission européenne ?

Stéphane Audrand est consultant en risques internationaux (armements, nucléaire, agriculture), historien, officier de réserve.

Atlantico : Pourquoi, malgré la litanie quotidienne des morts et blessés en Ukraine, la médecine militaire est-elle totalement absente du Livre blanc de la Commission européenne ?

Stéphane Audrand :
C’est un point complexe, à mi-chemin entre gouvernance européenne et perceptions socioculturelles de la guerre. Actuellement, la Commission s’efforce de trouver sa place dans le débat stratégique en Europe, quelque part entre l’OTAN et les prérogatives de souveraineté nationales. La Commission n’est par exemple pas légitime pour évoquer la dissuasion nucléaire, sujet qui est très clivant en Europe. Elle est parvenue à produire un document utile, qui met en avant certains sujets transverses et d’intérêt commun, comme la mobilité stratégique ou la défense aérienne. On aurait pu donc s’attendre à ce qu’il y ait un mot sur la médecine militaire et ses articulations avec les systèmes de santé, alors même que la Commission aurait été légitime sur ce sujet et que l’UE partage avec l’OTAN un centre de coordination médicale pour l’Europe depuis 2018. Or ce n’est pas le cas. Il y a sans doute une part de crainte à évoquer ce qui constitue la matérialisation du sujet qui effraye le plus les sociétés européennes : les pertes humaines. Evoquer le service de santé, son dimensionnement, c’est incarner la guerre dans le corps des hommes, parler des blessés, des mutilés, des morts. Alors que le consensus peine à se dégager en Europe sur les orientations stratégiques, c’est délicat à évoquer. Alors même que c’est crucial et que, dans tous les pays européens, il y a eu un effondrement des effectifs des services de santé, depuis quarante ans. Le rapport de la Cour des Comptes de 2023 évoque clairement l’incapacité du SSA à faire face à un éventuel conflit de haute intensité. Au Royaume Uni, le RUSI a fait le même constat en 2024. Au niveau de l’OTAN il y a cette conscience aussi, mais on peine à traduire cette alarme en gestes concrets et en effets budgétaires et capacitaires.

Comment expliquer que le SSA (le service de santé des armées) ait été davantage réduit que d'autres corps, alors même qu’il constitue un maillon critique en cas de guerre de haute intensité ?

Les services de santé des armées étaient dimensionnés jusqu’en 1991 pour les hypothèses de la Guerre froide : l’engagement massif de centaines de milliers d’hommes en centre Europe, avec des hypothèses de milliers de blessés par jour. Les effectifs des armées étaient bien plus importants en temps de paix, notamment avec le service national. Et puis avec la professionnalisation, à partir du milieu des années 1990, le SSA change radicalement de modèle. Les opérations extérieures des années 2000 vont faire évoluer des forces professionnelles d’effectifs bien moins sous une domination aérienne occidentale totale qui permet l’évacuation d’urgence des rares blessés en hélicoptère. Se développe le concept de la « golden hour » : en moins d’une heure, le blessé est stabilisé, évacué et arrive à un hôpital. La conséquence est un besoin bien moindre en effectifs et une plus grande technicité de la prise en charge. Les taux de survie au combat s’envolent – tant mieux, mais ils sont rendus possibles par la faiblesse des pertes. Au pire de l’Afghanistan, l’armée britannique n’a jamais subi plus de quelques centaines de blessés par mois.

Le manque de moyens médicaux ne risque-t-il pas, à terme, de brider la liberté de décision politique et l’efficacité militaire ?

Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, c’est un vrai sujet. Ce conflit entraîne des pertes colossales. Plusieurs milliers de blessés par jour. Des hommes conscrits, pas toujours très bien formés à la prise en charge initiale des blessures, ce qui entraîne des complications (tourniquets mal posés par exemple). Le nombre des blessés et la puissance des défenses aériennes rendent l’évacuation sanitaire en hélicoptère impossible. Il faut passer par des véhicules à roue, eux-mêmes ciblés. Et c’est tout le système de santé national qui est mobilisé derrière. Ces difficultés entraînent surmortalité et complications. Si dans cinq ans nos nations doivent combattre une agression russe contre les Pays Baltes, nous serons dans la même situation. Le SSA saurait gérer quelques centaines de blessés par mois, mais pas par jour. Lors de l’exercice franco-américain Warfighter en 2021, la France avait engagé deux brigades au sein d’une division de l’armée de terre. Au bout de dix jours de combat simulé, les pertes estimées étaient de 1700 morts et 11 000 blessés. Non seulement les capacités du SSA sur le champ de bataille seraient saturées, mais également les capacités des hôpitaux militaires en métropole.