Que se passe-t-il vraiment à l’intérieur de nos prisons ? - Par Alain Bauer

Alors que plusieurs prisons de France ont été les cibles d’une attaque coordonnée, le criminologue Alain Bauer revient sur l’affaiblissement constant de la robustesse du système carcéral. «De l’intérieur des prisons, les détenus dirigent leur centre carcéral comme leur commerce, explique-t-il.

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers et auteur du Dictionnaire amoureux illustré du Crime (GRUND-PLON, 2024).


Contrairement à une idée répandue, la prison n’a jamais été un espace de sécurité pour ceux qui sont privés de liberté par décision judiciaire. Et encore moins pour ceux qui les surveillent. L’administration pénitentiaire et ses personnels doivent en premier lieu faire face à des injonctions contradictoires entre volonté de punir et de faire «mal», prévention de la récidive, préparation à la réinsertion, exemplarité de la peine pour empêcher le passage à l’acte... La vengeance individuelle étant heureusement devenue une sanction collective définie par la loi, la prison est peu à peu devenue la «voiture-balai» du système social gérant toutes les violences et prenant progressivement la place de l’asile qui connaît aussi son lot de tragédies et de sous-dimensionnement des moyens.

La prison, sous des formes allant du bagne aux galères, fut longtemps un espace d’attente avant de devenir châtiment véritable au XIXe siècle. Cette institution dut s’aménager au rythme des réformes visant à transformer la violence physique en privation de liberté et la rétention put passer de quelques jours ou semaines à des années ou décennies. La relation entre les prisonniers et le dispositif censé les enfermer a donc évolué et abouti, en fonction de la violence des auteurs présumés ou condamnés, de leur capacité à s’organiser en gangs au sein même des pénitenciers, de leurs connexions avec l’extérieur, à une relation où, souvent, les prisonniers dirigent les prisons de l’intérieur, les gardiens en étant réduits à les empêcher de sortir. Mais pas d’agir, tant les moyens de communication, du Pizzini mafieux au mini-smartphone 5G, sont disponibles.

Les enceintes pénitentiaires sont donc vulnérables de l’intérieur, par les airs (du jet d’objets divers à l’attaque héliportée), contre les accès (à l’explosif ou au bazooka), lors des transferts par fourgons cellulaires ou des hospitalisations. De la prise de la Bastille aux évasions célèbres ou spectaculaires, la litanie des opérations menées au fil des siècles démontre une puissance soif de liberté pour la plupart des opérateurs criminels tout en élargissant le champ des possibles pendant la détention, la recherche de l’évasion étant durablement concurrencée par l’implantation d’un business enraciné au sein même des cellules.

Ce qui aura probablement tout accéléré dans la reconnaissance de la réalité criminelle et de la puissance du narcotrafic aura sans doute été l’opération meurtrière ayant permis l’évasion de Mohamed Amra en mai 2024. Outre la volonté de tuer sans merci des opérateurs recrutés pour l’occasion, c’est l’ampleur du réseau de soutien de celui qui était curieusement considéré comme un poids léger du trafic qui continue de surprendre des responsables policiers pourtant très au fait des évolutions des organisations criminelles françaises, très éloignées des mafias traditionnelles, mais plus jeunes, plus agiles, plus violentes. Plus d’une trentaine de personnes pour un réseau qui n’apparaissait pourtant pas parmi les cinquante plus importants agissant sur le territoire national… Ainsi, si pendant des dizaines d’années, les principales organisations criminelles ont évité de se confronter avec l’État en France, supposé plus puissant et plus organisé depuis la réforme des «Brigades du Tigre» voulue par Célestin Hennion et Georges Clemenceau en 1907, ce temps est terminé.

La lente érosion des polices de toute nature, l’incapacité du pouvoir politique à comprendre qu’une partie des territoires de relégation et de ségrégation sociales pouvaient devenir des espaces de sécession, le lent mais réel délabrement de l’autorité publique dans tous les secteurs (éducation, social, sanitaire, sécuritaire, militaire, etc.) ont permis à une puis plusieurs générations de passer de l’évitement à la confrontation à la violence, impromptue au guet-apens organisé, touchant autant les pompiers que les policiers, les médecins que les postiers. Voulant ouvrir toutes enceintes au nom de la globalisation heureuse, des interconnexions rapides et de la facilitation des procédures, l’État a perdu ses frontières et ses gardes-frontières. Les agents publics doivent faire face à une hostilité croissante et des violences multiples, sur le terrain physique comme face aux trolls des réseaux sociaux. On pourchasse les véhicules de police, insulte ou menace les familles, force à la fermeture d’équipements scolaires proches des «fours» et autres points de deal, on agresse ou on abat des policiers en mission ou au repos.

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Loin d’agir comme des éléments de prévention ou de dissuasion, les services publics de sécurité agissent comme des appâts pour des gangs qui s’enracinent sur des territoires et les défendent comme de nouveaux féodaux. Et leur donjon se situe souvent dans la cellule où ils ont été envoyés en se faisant prendre. L’attaque, sans doute coordonnée, des abords d’une demi-douzaine d’établissements pénitentiaires mi-avril 2025 constitue un nouveau palier dans la confrontation entre un État hier puissant qui limitait l’implantation des organisations criminelles étrangères et arrivait à contenir le développement des gangs locaux, mais dont l’efficacité décline au rythme de ses entraves et de la réduction de ses moyens réels. «De l’Italie, je me dis que les Français n’ont pas idée de ce qui va leur arriver», prévenait encore récemment Roberto Saviano.

Que se passe-t-il vraiment à l’intérieur de nos prisons ?