Le piège de la dette U.S. - Par Henri Lepage
La dégradation de la note de la dette U.S. par Moody’s a provoqué la réaction attendue dans les médias : déclarations alarmistes, appels à la responsabilité fiscale, prédictions d’une montée des taux qui ruinerait les finances publiques. Ils ont raison de s’alarmer de la montée continue des déficits budgétaires américains. Mais pas pour les raisons qu’ils invoquent : la flambée des taux, la disparition des acheteurs et la fin du dollar.
Car dans l’univers économique qui est aujourd’hui le nôtre, les relations traditionnelles entre déficit, dette et taux d’intérêt ne fonctionnent plus comme dans les manuels. Nous continuons de croire que plus l’État s’endette, plus il devient risqué, donc plus ses taux doivent monter pour séduire les créanciers. Or, la dynamique réelle est toute autre.
Nous vivons, depuis 2008, dans un monde où l’obsession des investisseurs n’est plus le rendement, mais la sécurité. La déflation, le désendettement privé, les à-coups systémiques sont désormais autant de menaces qui hantent les portefeuilles. Dans cet environnement, rien n’est plus désirable qu’un actif liquide, sûr et étatique. Même si cet État est techniquement insolvable. Même si ses finances sont hors de contrôle. Tant que les principes fondamentaux monétaires et financiers (bilans bancaires, crédits, taux, futures, swaps) pointeront vers un risque de stagnation globale, la demande pour les valeurs souveraines américaines (US Treasuries) restera insatiable.
Mais il y a une autre mécanique, moins souvent expliquée, qui alimente également cette dynamique. Elle tient à la manière dont les banques et les grandes institutions financières opèrent aujourd’hui. Contrairement à ce que suppose l’économie des manuels, elles ne prêtent plus à partir de leurs ressources propres – capital ou dépôts. Elles se financent massivement par emprunt, sur les marchés globaux. Lorsqu’une banque achète des Treasuries à long terme, elle ne mobilise pas ses fonds propres : elle emprunte à court terme l’argent nécessaire à un taux plus bas que les taux longs pour acquérir des titres longs qui lui rapporteront davantage, et lui permettront donc d’encaisser un écart entre les deux taux – le spread.
Prenons un exemple simplifié : une banque emprunte à 2% sur les marchés monétaires (court) pour acheter un titre du Trésor (long) à 4,9 %. Elle empoche immédiatement une marge de 2,9 %, sans utiliser un centime de capital, car la transaction est montée avec levier (; l’apport en cash est quasi nul). Ce gain est immédiat, nominal, et sécurisé, dans la mesure où le titre est une dette garantie par l’État. Ce qui compte pour elle n’est pas le rendement réel qu’elle encaissera à terme (corrigé de l’inflation), mais le gain comptable immédiat qu’elle inscrit dans ses résultats.
L’inflation ? Elle n’entre tout simplement pas dans l’équation car l’arbitrage se fait sur fonds empruntés, et non sur l’épargne de la banque. Que l’inflation soit à 6 % ou à 10 %, cela ne change rien car elle n’achète pas un pouvoir d’achat futur ; elle monétise un écart de taux ici et maintenant. C’est exactement comme si l’on vous offrait 100 millions d’euros, avec l’obligation de les placer à 5 %, tout en sachant que l’inflation est à 6 %. Refuseriez-vous cette offre au motif que « le rendement réel est négatif » ? Évidemment non : vous n’avez rien engagé, vous encaissez une rente sans mise, donc sans risque (du point de vue de l’acheteur institutionnel).
Cette logique d’arbitrage rend les titres d’État américains encore plus attractifs lorsque leur taux grimpe. Un pic de rendement provoqué par une panique de marché (comme après une dégradation de note) crée une opportunité d’achat immédiate : plus le spread est large, plus l’opération est rentable. C’est pourquoi, dès que les taux montent, les banques affluent : elles « prennent le spread » et, par là même, stabilisent le marché — les taux vont redescendre. Il ne s’agit pas d’une anticipation sur l’avenir, mais d’un mécanisme autorégulateur de capture de marge.
Conséquence : tant que ce mécanisme reste actif, la dette américaine ne connaîtra pas de pénurie d’acheteurs, même en cas d’inflation élevée ou de gouvernance défaillante. Tous ceux qui prétendent le contraire se trompent de combat.
Ce qu’il faut retenir n’est pas que la dette publique américaine serait sans conséquences. Elle en a, et elles sont lourdes. Ses effets ne se manifestent plus par une sanction des marchés — les fameux bond vigilantes 1 —, mais par une multiplication de distorsions économiques. Dans ce régime de dollar mondialisé, aucun mécanisme de prix ne vient plus corriger la fuite en avant des États-Unis dans les déficits budgétaires — privilège unique d’un pays dont l’unité monétaire conserve le statut de monnaie de réserve. Résultat : un État de plus en plus obèse, une perversion croissante des signaux de marché, un mal-investissement générateur d’inefficacité économique structurelle, une dégradation du tissu productif. Et, au final, un appauvrissement général, avec ses conséquences sociales et politiques.
C’est ce piège-là qu’il faut redouter. Pas le spectre, sans cesse reporté, d’une remontée durable des taux d’intérêt. Car dans l’état actuel des choses, cette hypothèse n’a jamais été aussi peu crédible.
1 les « vigilants obligataires » : cette expression – qui date années 1980 – désignent les investisseurs qui revendent leurs obligations d’Etat pour sanctionner les politiques budgétaires qu’il jugent aventureuses.