Marcel Gauchet : «Nous faisons face à un progressisme autoritaire»
GRAND ENTRETIEN - De l’Amérique de Trump à l’élection présidentielle roumaine, en passant par la condamnation de Marine Le Pen, Marcel Gauchet, penseur majeur de la démocratie* s’inquiète de la prétention actuelle de substituer l’État de droit à la volonté populaire.
*Dernier ouvrage paru : « Le Nœud démocratique ? Aux origines de la crise néolibérale » (Gallimard, 2025).LE FIGARO. - La définition même de la démocratie fait désormais débat. D’un côté les tenants de l’État de droit et de l’autre ceux de la souveraineté populaire. Existe-t-il une ou plusieurs définitions de la démocratie ? Comment expliquez-vous cette confusion ?
MARCEL GAUCHET. - La confusion ne date pas d’hier. Souvenez-vous de l’opposition entre les « démocraties populaires » et les « démocraties bourgeoises ». Tout tient aux équivoques de la notion de « peuple ». La démocratie, c’est classiquement le pouvoir de tous, par opposition au pouvoir d’un seul, la monarchie, ou au pouvoir de quelques-uns, l’aristocratie, autrement dit, en langage moderne, la souveraineté du peuple. Jusque-là, tout le monde s’accorde. Mais qu’est-ce que le peuple, et comment se manifeste-t-il ? C’est là que les divergences se déclarent. Pour les communistes, le peuple parlait par la voix du parti. Pour les nouveaux convertis de l’État de droit, ce sont les juges qui l’expriment en dernier ressort.
Pour les classiques démodés dont je suis, cela reste l’ensemble des citoyens électeurs et les majorités qui s’en dégagent. Mais je précise que dans cette conception, il y a une place essentielle pour l’État de droit. La majorité n’a pas le droit d’empêcher la minorité de s’exprimer et il faut des instances pour y veiller. La prétention actuelle de substituer l’État de droit à la démocratie classiquement entendue est un dévoiement de ce principe juste. Elle le dénature en ouvrant la porte au droit pour la minorité de réduire la majorité au silence.