Armement : la Russie produit chaque trimestre que ce la totalité des pays de l’Otan produisent en… un an - Par Stéphane Audrand
Alors que la dissuasion nucléaire structure encore l’ensemble du modèle militaire français, le reste de la défense nationale continue d’être perçu comme un simple levier ponctuel de gestion de crise. Dans cet entretien, l’expert en stratégie Stéphane Audrand dresse un constat sévère : affaiblie par des décennies de coupes budgétaires, la France a méthodiquement déconstruit sa capacité à remonter en puissance. Faute d’anticipation, d’investissement et de vision à long terme, nos élites politiques peinent à affronter la réalité d’un monde redevenu conflictuel. L’invasion russe de l’Ukraine a mis en lumière l’impasse stratégique française, prisonnière d’un logiciel politique obsédé par la communication plutôt que la transformation. Pour en sortir, il faut replacer la défense au cœur du projet républicain, au même titre que la transition climatique ou l’école, et cesser de déléguer la protection nationale à une technocratie de l’urgence.
Stéphane Audrand est consultant en risques internationaux (armements, nucléaire, agriculture), historien, officier de réserve.Atlantico : Vous évoquez le rôle structurant de la dissuasion nucléaire dans notre modèle de forces. Pourquoi cette logique ne s’étend-elle pas aux autres aspects de la défense nationale ?
Stéphane Audrand : La dissuasion nucléaire repose, pour sa crédibilité, sur la certitude que les armes nucléaires atteindront leur objectif, quelles que soient les conditions d’emploi. Cela suppose des vecteurs (missiles) et des porteurs (sous-marins et avions) à la fois très modernes, très agiles et très soutenus par des forces conventionnelles puissantes. C’est en cela que la dissuasion est structurante pour nos armées. Et comme le pouvoir politique, malgré les coupes de la Guerre froide, a souhaité – à raison – conserver la dissuasion nucléaire, il a été obligé de ne pas « tout sacrifier » pour assurer la cohérence et la crédibilité de nos forces stratégiques. C’est en cela que la dissuasion a « sauvé les meubles ».
Pourquoi la défense est-elle encore perçue comme un levier ponctuel de gestion de crise plutôt que comme une politique publique centrale et interministérielle ?
Stéphane Audrand : Le virage s’opère lentement, dans les années 90. Avant cela, les deux organisations coexistent, depuis le XVIIIe siècle : aux côtés des forces « coloniales » puis « expéditionnaires », dédiées à l’Empire puis, après 1962, à la « gestion de crise », on trouvait le corps de bataille de l’armée française, « la ligne », les régiments qui défendaient le territoire métropolitain. Mais la construction européenne et la fin de la Guerre froide ont créé une situation inédite dans l’histoire de France : une Europe en paix à l’intérieur de ses frontières, et une France entretenant des relations cordiales et interdépendantes avec tous ses voisins. Disparues les menaces « Anglaise », « Impériale », « Allemande » puis « Soviétique » qui avaient structuré notre effort de défense en Europe pendant des siècles. Or cette organisation, face à des menaces continentales massives, supposait une permanence de la mobilisation nationale et plaçait la défense au centre des politiques publiques. Cela s’est rapidement érodé après 1995 et la professionnalisation. Les armées, pour se « sauver » des coupes budgétaires, se sont muées en un instrument de gestion des crises à la main du pouvoir politique qui, disons-le, adore les utiliser ainsi.
Vous indiquez le refus des élites à envisager des ruptures durables dans l’ordre mondial. Quelles conséquences cette cécité stratégique a-t-elle sur notre sécurité et nos choix budgétaires ?
Stéphane Audrand : Ce virage de la « gestion de crise » dans les années 1990 était censé et adapté au contexte de l’époque. Et, à l’époque, les documents qui organisaient ce virage actaient le fait que si « une menace ressurgissait sur le continent » il faudrait à nouveau changer de modèle d’armée et retrouver une organisation plus massive pour y faire face. Le problème est qu’on a rapidement bradé, au nom des coupes budgétaires sur les dépenses régaliennes, tous les instruments qui auraient permis la remontée en puissance. On a structurellement déconstruit la capacité des armées à reprendre rapidement de la masse, notamment en bradant pendant le mandat Sarkozy les emprises immobilières des armées et en liquidant les stocks de matériels.
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