J'ai lu et aimé : La liberté cherchant son peuple – De Monique Canto-Sperber
Monique Canto-Sperber, universitaire, ancienne directrice de Normale Sup, présidente du think tank libéral GénérationLibre, vient de publier "La liberté cherchant son peuple" (Calmann-Lévy). Pour la philosophe, les Français sont loin d’être allergiques aux idées libérales. Elle défend « un libéralisme populaire mais non populiste, sans démagogie ni homogénéisation factice de la société »; un libéralisme fidèle à ses principes fondateurs – liberté, responsabilité, séparation des pouvoirs – tout en répondant aux défis contemporains: inégalités sociales, perte de repères démocratiques, poids des conformismes sociaux, polarisation de la société, tentation autoritaire, etc. Ce « libéralisme populaire » serait comme un horizon d’émancipation pour les plus modestes.
Apporter la liberté dans la vie des gens les plus pauvres, n’est-ce pas l’un des premiers défis d’une politique libérale ? Ce livre défend un libéralisme populaire mais non populiste, sans démagogie ni homogénéisation factice de la société. Il propose une orientation politique fidèle aux principes fondateurs du libéralisme : le souci des règles, la séparation des pouvoirs, la rationalité commune et l’intégrité personnelle.
Défendre la libre initiative économique, encourager la concurrence et refuser les monopoles ne conduit aucunement à la dérégulation des marchés et au mépris de l’État. Contre l’envahissement de la vie privée par les injonctions des conformismes en vogue, les contraintes administratives excessives et la transformation des individus en somnambules sous surveillance et programmables, la liberté libérale reste la meilleure boussole : laissez-moi libre !
La paupérisation des classes moyennes, le sentiment de dépossession et un progressisme dogmatique nourrissent aujourd’hui le ressentiment d’une partie de la population. Pour y remédier, ce livre montre comment il est possible de redonner une capacité de choisir à ceux qui en ont le moins, pour l’âge de départ en retraite, un meilleur salaire, l’acquisition d’une formation ou les moyens de la transition écologique : un chemin vers la responsabilité de soi et l’accomplissement collectif.
Monique Canto-Sperber : "Les Français sont des libéraux qui s’ignorent"
Propos recueillis par Baptiste Gauthey
Véritable âge d’or de la pensée libérale en France, le XIXe siècle a été marqué par l’éclat de certaines des plus belles plumes de ce courant philosophique, de Benjamin Constant à Alexis de Tocqueville, en passant par François Guizot et Frédéric Bastiat. Un peu moins de deux siècles plus tard, le libéralisme français fait pâle figure. Dans une époque d’ultra polarisation, l’opposition au libéralisme est même devenue l’un des rares consensus de notre vie politique. Ailleurs dans le monde, les nouvelles ne sont pas bien plus rassurantes. Donald Trump aux États-Unis, Viktor Orbàn en Hongrie, sans parler de Vladimir Poutine en Russie et Xi Jinping en Chine, les régimes illibéraux et autoritaires se répandent comme une traînée de poudre.
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Monique Canto-Sperber : « Le libéralisme n’est pas réservé aux nantis »
Par Joseph Le Corre
En 2022, lors de l'élection présidentielle, les classes populaires ont majoritairement voté pour Marine Le Pen, premier parti des ouvriers et, dans une moindre mesure, pour Jean-Luc Mélenchon : deux forces hostiles au « néolibéralisme », responsable selon les deux de leur précarisation, et pour le clan Le Pen d'une immigration incontrôlée, dont les plus modestes sont les premières victimes.
À rebours de cette colère sourde, dans le calme ouaté d'un salon du 5e arrondissement parisien, Monique Canto-Sperber, philosophe prolixe, incarne une autre France : celle qui croit encore aux vertus de cette doctrine, et refuse de voir le « libéralisme populaire » comme un oxymore. « La liberté n'est pas seulement celle des nantis et des diplômés », veut-elle croire. De sa voix délicate et douce, l'ancienne directrice de l'École normale supérieure défend le legs de sa famille de pensée : cet « espoir collectif d'une société où nul ne serait rivé à sa condition, et où chaque enfant pourrait se forger son avenir ». Là ou les protectionnistes et souverainistes chevronnés voient dans le « néolibéralisme » la menace d'une dérégulation des marchés au profit des plus riches, Monique Canto-Sperber, elle, insiste sur les bienfaits pour tous de la libre initiative économique, du refus des monopoles et de l'importance de la concurrence.
Dans son nouvel ouvrage, La liberté cherchant son peuple (Calmann-Levy), elle convoque le grand héritage libéral, de Hobbes à Locke en passant par un rappel utile des penseurs du socialisme libéral comme Carlo Rosselli. Contre les tentations protectionnistes, l'essayiste cherche le juste milieu entre liberté et sécurité, entre une bourgeoisie sacralisant la liberté et les classes populaires exprimant leur besoin de sécurité face au libre-échange. Entretien.
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Monique Canto-Sperber: "L'avenir du libéralisme est incertain face aux réalités et défis du monde actuel"
Par Simon Brunfaut
Vous évoquez une «politique des libertés» qui devrait s’adresser à tous. Est-ce à dire que le libéralisme s’est aujourd’hui coupé de sa base populaire pour devenir un projet élitiste?
Oui, en effet, ce qui est d’autant plus surprenant vu que le libéralisme était, à son origine, un projet d’émancipation. À la fin du XVIIIᵉ siècle, en partie à la faveur de la Révolution française, il portait une ambition politique avec la Déclaration des droits de l’homme, une ambition économique avec la loi Le Chapelier qui mettait fin aux corporations et une ambition sociale en créant une société ouverte. C’était un projet politique qui allait de la reconnaissance de la liberté de conscience à celle de la participation des citoyens aux affaires publiques.
Aujourd’hui, être libéral, qu’est-ce que cela signifie?
Cela signifie défendre la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté d’expression, même si les idées exprimées dérangent. Cela signifie aussi reconnaître l’intégrité de la personne, ce noyau sur lequel aucune pression étatique ou sociale ne devrait s’exercer.
Quel rôle doit jouer l’État dans une perspective libérale, selon vous?
L’État doit garantir les conditions de la liberté, à savoir un cadre juridique stable, des règles claires, une protection contre l’arbitraire. Il doit aussi favoriser l’accès aux ressources (éducation, capital, mobilité) donnant à chacun la possibilité d’agir et d’être responsable de lui-même. Par ailleurs, le libéralisme combat les monopoles et la corruption. Il défend aussi l’autonomie des institutions, même publiques.
On entend souvent que le libéralisme favoriserait à outrance l’individualisme au détriment du collectif. Est-il en mesure de rééquilibrer les rapports entre l’individu et le collectif?
Absolument. Le libéralisme ne nie pas le collectif, il le pense autrement. Il part de l’individu, de sa capacité de créer, d’innover. Mais il ne s’agit pas d’un individualisme égoïste ou consumériste. Il s’agit d’un individualisme exigeant, créatif, responsable. C’est ainsi qu’un ordre collectif peut émerger de la coexistence de libertés. Le vrai défi libéral, c’est d’organiser cette coexistence, de définir les règles de la liberté. Ce qu’on appelle aujourd’hui "individualisme" — l'éparpillement du moi, dispersé dans ses désirs, à la poursuite du premier objet de satisfaction qui passe — n’a rien à voir avec le libéralisme… Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une forme de narcissisme déstructuré, une revendication superficielle du "moi", influencée par les modes et les réseaux sociaux. Ce n’est pas là l’individu tel que le libéralisme le conçoit. L’individu libéral est engagé, il pense, il agit, il résiste. Il contribue à la société sans s’y dissoudre. Il n’est pas moutonnier. Le libéralisme est, en ce sens, une manière de préserver la liberté dans un cadre commun.
Il y a une certaine confusion entre le néolibéralisme économique et le libéralisme politique qui entraîne un dévoiement du véritable libéralisme?
Le libéralisme économique est important, car il garantit la propriété, la valeur du travail et la liberté d’initiative économique. Mais le libéralisme ne se réduit pas au seul libéralisme économique.
Aujourd’hui, être libéral, qu’est-ce que cela signifie?
Cela signifie défendre la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté d’expression, même si les idées exprimées dérangent. Cela signifie aussi reconnaître l’intégrité de la personne, ce noyau sur lequel aucune pression étatique ou sociale ne devrait s’exercer.
Quel rôle doit jouer l’État dans une perspective libérale, selon vous?
L’État doit garantir les conditions de la liberté, à savoir un cadre juridique stable, des règles claires, une protection contre l’arbitraire. Il doit aussi favoriser l’accès aux ressources (éducation, capital, mobilité) donnant à chacun la possibilité d’agir et d’être responsable de lui-même. Par ailleurs, le libéralisme combat les monopoles et la corruption. Il défend aussi l’autonomie des institutions, même publiques.
On entend souvent que le libéralisme favoriserait à outrance l’individualisme au détriment du collectif. Est-il en mesure de rééquilibrer les rapports entre l’individu et le collectif?
Absolument. Le libéralisme ne nie pas le collectif, il le pense autrement. Il part de l’individu, de sa capacité de créer, d’innover. Mais il ne s’agit pas d’un individualisme égoïste ou consumériste. Il s’agit d’un individualisme exigeant, créatif, responsable. C’est ainsi qu’un ordre collectif peut émerger de la coexistence de libertés. Le vrai défi libéral, c’est d’organiser cette coexistence, de définir les règles de la liberté. Ce qu’on appelle aujourd’hui "individualisme" — l'éparpillement du moi, dispersé dans ses désirs, à la poursuite du premier objet de satisfaction qui passe — n’a rien à voir avec le libéralisme… Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une forme de narcissisme déstructuré, une revendication superficielle du "moi", influencée par les modes et les réseaux sociaux. Ce n’est pas là l’individu tel que le libéralisme le conçoit. L’individu libéral est engagé, il pense, il agit, il résiste. Il contribue à la société sans s’y dissoudre. Il n’est pas moutonnier. Le libéralisme est, en ce sens, une manière de préserver la liberté dans un cadre commun.
Il y a une certaine confusion entre le néolibéralisme économique et le libéralisme politique qui entraîne un dévoiement du véritable libéralisme?
Le libéralisme économique est important, car il garantit la propriété, la valeur du travail et la liberté d’initiative économique. Mais le libéralisme ne se réduit pas au seul libéralisme économique.
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Monique Canto-Sperber : « Les classes moyennes et populaires se reconnaîtraient dans l’injonction libérale : “Laissez-moi libre” »
Par Rélmi Godeau
D’où vient que le libéralisme est assimilé à une doctrine réservée à l'élite ?
La façon dont s’est organisée la vie économique et sociale dans la France d’après-guerre a progressivement étouffé les mouvements d’inspiration libérale qui, à gauche, avaient une base réelle dans les classes populaires, y compris dans les courants libertaires puis autogestionnaires du syndicalisme. Le discours de Michel Rocard sur la deuxième gauche en 1977 était imprégné d’idées libérales : l’autonomie de la société, la réticence à l’égard d’une organisation sociale imposée par l’Etat, l’encouragement des initiatives décentralisées.
Et depuis ?
Le libéralisme semble avoir perdu cet esprit libertaire populaire, comme aussi la référence au républicanisme libéral qui avait été une force politique importante au début du XXe. Il s’est réduit à un libéralisme « embourgeoisé », un mouvement de diplômés pour diplômés. Ceux qui l’ont incarné et défendu dans les années 1970-1980 malgré la domination du communisme sur la vie intellectuelle étaient des personnalités remarquables, mais les classes populaires n’y ont plus reconnu leurs préoccupations ; aujourd’hui, elles votent pour d’extrême droite et plus rarement pour l’extrême gauche.
Vous écrivez pourtant : « La volonté de liberté est particulièrement précieuse pour les plus démunis, car elle est un signe évident de leur indépendance personnelle et de leur dignité »...
Les classes moyennes et populaires ont les mêmes aspirations à la liberté que les autres, même si elles les expriment différemment. Par exemple, elles sont soucieuses de la défense de leurs modes de vie, de leurs opinions, c’est pour elles une forme d’identité. Elles se reconnaîtraient dans l’injonction libérale : « Laissez-moi libre ». Ce fonds libertaire n’est pas le tout du libéralisme mais il reste important.
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Monique Canto-Sperber et le républicanisme libéral
Par Dominique Schnapper
Monique Canto-Sperber poursuit de livre en livre sa réflexion sur le sens de la liberté dans les sociétés démocratiques. D’une part, elle montre l’existence d’un courant libéral à l’intérieur de la pensée socialiste, selon ses termes, l’« orientation libérale au sein du socialisme ». D’autre part, elle argumente en faveur d’un libéralisme attentif aux personnes, aux cas et aux destins particuliers. Elle s’inscrit ainsi dans la réflexion philosophique sur la dialectique de la liberté et de l’égalité propre aux sociétés démocratiques modernes. Elle analyse et prône le « républicanisme libéral » qui a nourri la démocratie sociale, la sécurité sociale, l’éducation nationale, la santé publique, la fiscalité progressive et elle en vante les bénéfices sur l’activité économique.
Le premier chapitre expose en termes clairs la définition opératoire qu’elle propose à la suite d’une lecture rapidement exposée des théories philosophiques de la liberté, d’Aristote à Isaiah Berlin, soulignant au passage qu’il n’existe pas d’opposition entre les libertés « formelles » et les libertés « réelles », les premières étant la condition d’existence des secondes.
À partir de ce fondement philosophique, elle aborde un certain nombre de débats actuels à la lumière de sa définition de la liberté en tant que possibilité de maîtriser son destin. Ce qui, pour elle, fait le caractère libéral d’une politique, ce n’est pas seulement son contenu, mais la manière dont elle permet à chaque individu de faire l’expérience de la responsabilité de soi, c’est-à-dire de pouvoir concrètement prendre les décisions qui le concerne dans l’orientation de son propre vie (choix de l’âge de départ en retraite, choix d’une filière de formation, etc.), plutôt que de devoir se conformer à une règle que l’État leur impose. L’auteur entend démontrer par des exemples choisis dans l’actualité que le libéralisme en ce sens est une condition nécessaire pour évaluer et légitimer les politiques publiques.
Pour ce faire, elle traite, entre autres, du wokisme, des politiques contre la pauvreté (en particulier des étudiants pauvres), de la retraite, du système d’enseignement (sur lequel elle avait déjà écrit un livre), des ambigüités de la politique contre le réchauffement climatique, du mode de scrutin et des tentatives de ranimer la flamme de la citoyenneté, des menaces contre la vie privée par les nouvelles techniques de surveillance par Internet.
Elle poursuit à la lumière de la vocation de la liberté ainsi définie des analyses portées par d’autres auteurs contre le dévoiement du principe d’égalité dans les différents courants qu’on peut réunir sous le terme de wokisme. Elle constate qu’ils ont pour effet d’aboutir à une orthodoxie de pensée constituant le seul corpus d’idées admissibles, à un conformisme fait de valeurs morales incontestables (le projet d’égalité), mais qui, appliquées aux questions d’identité et de genre, sont affirmées d’une façon dogmatique qui exclue toute nuance et toute prise en compte des conditions sociales particulières. Plusieurs siècles de réflexion qui ont permis la libération de la pensée sont niés par cette nouvelle orthodoxie de la pensée.
La liberté de pensée est en effet au cœur de sa réflexion et elle l’adopte en tant que critère essentiel dans ses analyses des débats du moment. S’agissant des politiques contre la pauvreté, il importe qu’elles puissent donner aux plus pauvres un soutien qui leur permet de bénéficier, en dépit de leur condition, de marges d’action. La politique contre la pauvreté doit ainsi reposer non seulement sur l’aspiration à l’égalité, mais sur la liberté.
Si le libéralisme économique est une condition nécessaire de la liberté, il n’est pas suffisant. Sur les retraites, Monique Canto-Sperber argumente en faveur de la prise en compte des cas particuliers et des destins divers. C’est pourquoi à la fixation de la retraite à un âge précis elle préfère la prise en compte du nombre d’années de travail. Ainsi seraient mieux actées les différences de fatigue au travail, les carrières des femmes souvent hachées en raison des maternités et les carrières longues qui concernent les plus modestes entrés jeunes sur le marché du travail.
Ella aborde longuement le cas des jeunes mal diplômés et leur vote pour les partis extrémistes et serait favorable à l’instauration d’un revenu étudiant qui donnerait aux plus modestes socialement la liberté d’apprendre. De façon générale, le sens de l’École doit être de contribuer à la liberté, qui est aussi condition de la croissance et de la mobilité sociale. L’École, à tous les niveaux, n’a pas su se réformer pour faire face à la massification de la fréquentation scolaire et il importerait, pour lutter contre les excès du pédagogisme et contre les revendications identitaires, d’accorder plus d’autonomie aux établissements et plus d’initiatives pédagogiques aux enseignants. Pour définir clairement les buts de l’École, il faudrait revoir la formation des enseignants.
Dans cette analyse de la modernité à partir de l’idée de la liberté, on ne sera pas surpris de lire le chapitre consacré aux menaces liées aux nouvelles techniques de surveillance. Nous laissons continuellement des traces de toutes nos activités et toutes nos démarches sur la Toile. Comment préserver sa vie privée, condition de sa liberté ? L’addiction aux écrans n’est-elle pas une nouvelle forme de « soumission volontaire » ? Si l’on imagine la survenue d’un régime moins démocratique que le nôtre, ses dirigeants disposeront de moyens de contrôle techniques comparables à ceux des Chinois.
L’auteur relit les termes des débats actuels du moment à la lumière de l’idée libérale qui permet d’en saisir les véritables enjeux qui sont politiques sans dissimuler ses convictions et ses choix. Cette conception de la liberté n’est-elle pas d’ailleurs une manière plus savante et plus théorique – à partir de la tradition philosophique – de renouveler l’inspiration des politiques publiques qui sont à l’origine, sous diverses formes concrètes, des politiques menées dans les nations européennes de la social-démocratie ? Les militants et les penseurs des partis de gauche qui semblent aujourd’hui négliger la réflexion « lente et profonde » (Tocqueville) auraient tout intérêt à lire cet ouvrage.
Monique Canto-Sperber poursuit de livre en livre sa réflexion sur le sens de la liberté dans les sociétés démocratiques. D’une part, elle montre l’existence d’un courant libéral à l’intérieur de la pensée socialiste, selon ses termes, l’« orientation libérale au sein du socialisme ». D’autre part, elle argumente en faveur d’un libéralisme attentif aux personnes, aux cas et aux destins particuliers. Elle s’inscrit ainsi dans la réflexion philosophique sur la dialectique de la liberté et de l’égalité propre aux sociétés démocratiques modernes. Elle analyse et prône le « républicanisme libéral » qui a nourri la démocratie sociale, la sécurité sociale, l’éducation nationale, la santé publique, la fiscalité progressive et elle en vante les bénéfices sur l’activité économique.
Le premier chapitre expose en termes clairs la définition opératoire qu’elle propose à la suite d’une lecture rapidement exposée des théories philosophiques de la liberté, d’Aristote à Isaiah Berlin, soulignant au passage qu’il n’existe pas d’opposition entre les libertés « formelles » et les libertés « réelles », les premières étant la condition d’existence des secondes.
À partir de ce fondement philosophique, elle aborde un certain nombre de débats actuels à la lumière de sa définition de la liberté en tant que possibilité de maîtriser son destin. Ce qui, pour elle, fait le caractère libéral d’une politique, ce n’est pas seulement son contenu, mais la manière dont elle permet à chaque individu de faire l’expérience de la responsabilité de soi, c’est-à-dire de pouvoir concrètement prendre les décisions qui le concerne dans l’orientation de son propre vie (choix de l’âge de départ en retraite, choix d’une filière de formation, etc.), plutôt que de devoir se conformer à une règle que l’État leur impose. L’auteur entend démontrer par des exemples choisis dans l’actualité que le libéralisme en ce sens est une condition nécessaire pour évaluer et légitimer les politiques publiques.
Pour ce faire, elle traite, entre autres, du wokisme, des politiques contre la pauvreté (en particulier des étudiants pauvres), de la retraite, du système d’enseignement (sur lequel elle avait déjà écrit un livre), des ambigüités de la politique contre le réchauffement climatique, du mode de scrutin et des tentatives de ranimer la flamme de la citoyenneté, des menaces contre la vie privée par les nouvelles techniques de surveillance par Internet.
Elle poursuit à la lumière de la vocation de la liberté ainsi définie des analyses portées par d’autres auteurs contre le dévoiement du principe d’égalité dans les différents courants qu’on peut réunir sous le terme de wokisme. Elle constate qu’ils ont pour effet d’aboutir à une orthodoxie de pensée constituant le seul corpus d’idées admissibles, à un conformisme fait de valeurs morales incontestables (le projet d’égalité), mais qui, appliquées aux questions d’identité et de genre, sont affirmées d’une façon dogmatique qui exclue toute nuance et toute prise en compte des conditions sociales particulières. Plusieurs siècles de réflexion qui ont permis la libération de la pensée sont niés par cette nouvelle orthodoxie de la pensée.
La liberté de pensée est en effet au cœur de sa réflexion et elle l’adopte en tant que critère essentiel dans ses analyses des débats du moment. S’agissant des politiques contre la pauvreté, il importe qu’elles puissent donner aux plus pauvres un soutien qui leur permet de bénéficier, en dépit de leur condition, de marges d’action. La politique contre la pauvreté doit ainsi reposer non seulement sur l’aspiration à l’égalité, mais sur la liberté.
Si le libéralisme économique est une condition nécessaire de la liberté, il n’est pas suffisant. Sur les retraites, Monique Canto-Sperber argumente en faveur de la prise en compte des cas particuliers et des destins divers. C’est pourquoi à la fixation de la retraite à un âge précis elle préfère la prise en compte du nombre d’années de travail. Ainsi seraient mieux actées les différences de fatigue au travail, les carrières des femmes souvent hachées en raison des maternités et les carrières longues qui concernent les plus modestes entrés jeunes sur le marché du travail.
Ella aborde longuement le cas des jeunes mal diplômés et leur vote pour les partis extrémistes et serait favorable à l’instauration d’un revenu étudiant qui donnerait aux plus modestes socialement la liberté d’apprendre. De façon générale, le sens de l’École doit être de contribuer à la liberté, qui est aussi condition de la croissance et de la mobilité sociale. L’École, à tous les niveaux, n’a pas su se réformer pour faire face à la massification de la fréquentation scolaire et il importerait, pour lutter contre les excès du pédagogisme et contre les revendications identitaires, d’accorder plus d’autonomie aux établissements et plus d’initiatives pédagogiques aux enseignants. Pour définir clairement les buts de l’École, il faudrait revoir la formation des enseignants.
Dans cette analyse de la modernité à partir de l’idée de la liberté, on ne sera pas surpris de lire le chapitre consacré aux menaces liées aux nouvelles techniques de surveillance. Nous laissons continuellement des traces de toutes nos activités et toutes nos démarches sur la Toile. Comment préserver sa vie privée, condition de sa liberté ? L’addiction aux écrans n’est-elle pas une nouvelle forme de « soumission volontaire » ? Si l’on imagine la survenue d’un régime moins démocratique que le nôtre, ses dirigeants disposeront de moyens de contrôle techniques comparables à ceux des Chinois.
L’auteur relit les termes des débats actuels du moment à la lumière de l’idée libérale qui permet d’en saisir les véritables enjeux qui sont politiques sans dissimuler ses convictions et ses choix. Cette conception de la liberté n’est-elle pas d’ailleurs une manière plus savante et plus théorique – à partir de la tradition philosophique – de renouveler l’inspiration des politiques publiques qui sont à l’origine, sous diverses formes concrètes, des politiques menées dans les nations européennes de la social-démocratie ? Les militants et les penseurs des partis de gauche qui semblent aujourd’hui négliger la réflexion « lente et profonde » (Tocqueville) auraient tout intérêt à lire cet ouvrage.