Mais comment les élites européennes en sont-elles venues à considérer la liberté d’expression comme un danger pour la démocratie ? - Par Fabrice Epelboin et Thibault Mercier
Auditionné par l’Assemblée sur TikTok, Gilles Babinet a affirmé que les réseaux sociaux ne sont plus compatibles avec la démocratie. Pour Thibault Mercier et Fabrice Epelboin, il s'agit d’un virage inquiétant : au nom de la sécurité ou de la lutte contre la haine, les élites politiques et institutionnelles européennes semblent désormais prêtes à restreindre la liberté d’expression, jusqu’à en inverser le sens. Loin d’être une dérive isolée, cette tendance trahit, selon eux, un malaise plus profond : la peur du peuple, de ses mots, de sa colère, de son imperfection.
Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.
Thibault Mercier est avocat et co-fondateur du Cercle Droit & Liberté.
Atlantico : Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique, auditionné à l'Assemblée par la commission d'enquête sur TikTok, a déclaré qu’il « ne pense pas que les réseaux sociaux sous leur forme actuelle soient compatibles avec la démocratie ». Comment expliquez-vous que des élites européennes associent désormais la liberté d’expression à une menace pour la démocratie ? Est-ce une transformation idéologique, une crainte sécuritaire, ou une tentative de contrôle de l’espace public numérique ?
Thibault Mercier : Les propos de Gilles Babinet illustrent une tendance inquiétante : l'inversion des fondements de notre civilisation européenne, qui reposent sur les libertés publiques. Ce ne sont plus les atteintes aux libertés qui menaceraient l’ordre démocratique, mais l’exercice même de ces libertés ! Ce raisonnement, que l’on croyait réservé aux régimes autoritaires, s’infiltre désormais dans les discours des élites européennes sous des apparences rationnelles : lutte contre la désinformation, contre les discours de haine, contre la manipulation algorithmique… Mais au fond, il s’agit bien d’un changement de paradigme. L’espace public numérique, parce qu’il échappe aux médiations traditionnelles et au filtre des institutions “officielles”, est vu comme un danger. Or l’on doit admettre, si l’on défend la démocratique, que cette dernière, n’a jamais été l’art du contrôle mais celui du débat, de la contradiction, puis du consensus.
Mais il me semble que ce soupçon généralisé porté sur la liberté d’expression trahit une peur plus profonde : celle de la perte d’hégémonie culturelle des élites.
Quand le peuple parle sans autorisation, il peut mal parler — c’est vrai. Mais une démocratie qui ne tolère plus l’imperfection du peuple n’en est plus une.
Fabrice Epelboin : Cela ne correspond pas du tout à une transformation idéologique. Cela ressemble plutôt à un malentendu sur la définition du mot démocratie, qui est devenu un mot-valise. Il serait d’ailleurs intéressant de l’enseigner à l’école. L’évolution de ce terme au cours des deux derniers siècles est notable. Si l’on considère la définition de la démocratie au lendemain de la Révolution française, il n’était absolument pas question de prendre en compte la parole des citoyens ordinaires. Il s’agissait d’une oligarchie. La tradition française est celle de l’oligarchie, d’un gouvernement par les élites. Les citoyens ont toujours élu des représentants issus des meilleures écoles, considérés comme intellectuellement supérieurs à l’homme du peuple.
En revanche, il existe une autre définition de la démocratie, liée plutôt au populisme, selon laquelle l’ensemble des citoyens participe à la gouvernance de la cité. Ainsi, deux visions radicalement opposées de la démocratie s’affrontent. Il y a l’oligarchie défendue par Gilles Babinet, qui représente la tradition française, et pour laquelle l’expression des citoyens n’est pas compatible avec ce système. Nous n’avons pas tous la même définition de ce qu’est la démocratie.
Pour une oligarchie, le droit à la liberté d’expression du citoyen ordinaire ne posait aucun problème tant que ce droit était limité, par exemple à la conversation dans les salons ou les cafés. Cependant, depuis que ce droit est devenu tangible avec l’apparition de Facebook il y a plus de quinze ans, cela représente une menace pour l’oligarchie. Tous les régimes oligarchiques dans le monde, qu’ils soient autoritaires ou libéraux comme le nôtre, l’ont parfaitement compris. Cela engendre également une crainte sécuritaire, car ces libertés sont susceptibles de renverser le régime en place. De nombreux régimes oligarchiques se sont effectivement fait renverser à cause des réseaux sociaux. Le Printemps arabe en est un exemple.
Il existe clairement un hiatus et un malentendu concernant la définition du terme oligarchie. Tout le monde utilise ce mot qui a plusieurs sens. Le même phénomène est à l'œuvre au sein de la société française avec des termes comme « laïcité », qui a trois définitions radicalement différentes selon les interlocuteurs. Il en va de même pour la démocratie.
L’oligarchie tente de contrôler l’espace public numérique. Edward Bernays, au début du XXᵉ siècle, a défini la propagande telle qu’elle est perçue dans le monde occidental. Bernays a parfaitement décrit comment contrôler l’espace public par le contrôle des médias. Or, depuis quinze ou vingt ans, les médias sont devenus numériques, et le contrôle s’est donc étendu à l’espace numérique pour que le régime en place puisse se maintenir.