Razika Adnani : « Voilà pourquoi la distinction faite entre islam et islamisme s’inscrit en réalité parfaitement dans l’objectif du discours des islamistes »

Pour faire face à l’islamisme, il faut le connaître, le diagnostiquer, et c’est ce que l’école française, qui s’est répandue dans le monde anglo-saxon, n’a pas su faire en coupant l’islamisme de ses origines théologiques et historiques. Razika Adnani, philosophe, spécialiste de l'islam, du monde arabe et du Maghreb, vient de publier « Sortir de l’islamisme » aux éditions ‎ Erick Bonnier


Atlantico : Dans votre ouvrage Sortir de l'Islamisme, vous contestez l'idée que "l'islamisme n'est pas l'islam". Pourquoi cette distinction vous semble-t-elle infondée ?

Razika Adnani : En effet, dans la première partie de mon ouvrage, j’ai analysé le concept d’islamisme tel qu’il a été forgé en France au début des années 1980, c’est-à-dire comme un islam politique qui n’aurait rien à voir avec l’islam, car il désignerait les mouvements politico-religieux qui seraient un phénomène contemporain. Je démontre que si on admet que l’islamisme est l’islam politique, affirmer que l’islam politique est un mouvement contemporain qui n’a par conséquent aucun lien avec l’islam ni avec l’histoire de l’islam n’a aucun fondement historique et théologique. Quand ce terme d’islamisme a été créé au XVIII siècle, il signifiait la religion musulmane tout comme le christianisme et le judaïsme désignent respectivement la religion chrétienne et juive. Autrement dit, il était l’équivalent du terme islam dans la langue arabe.

Je rappelle que l’imbrication entre le religieux et le politique en islam a eu lieu lors de la période de Médine, c’est-à-dire en 622. Certes, après la mort du prophète, les musulmans ont posé la question de ces deux dimensions de l’islam, comme je l’explique dans l’ouvrage que j’ai écrit en 2017, Islam, quel problème ? Les défis de la réforme (dans lequel je n’ai d’ailleurs pas utilisé le terme islamisme). Ils ont fini par opter pour un islam qui est une religion et en même temps une organisation sociale, c’est-à-dire une politique. Quant aux mouvements politico-religieux, qu’on considère en France comme un phénomène contemporain qui a fait son apparition dans l’histoire au XXe siècle, ils ont en réalité marqué l’histoire de l’islam depuis la mort du prophète. Ainsi, la définition du terme l’islamisme telle qu’elle a été donnée en France, et ensuite répandue dans tout l’Occident, est une falsification de l’histoire de l‘islam et des musulmans.

Qu'est-ce que cela implique en matière de lutte contre l'islamisme dans nos sociétés occidentales ?

Concernant la lutte contre l’islamisme ou l’islam politique et le conservatisme islamique, ce concept d’islamisme tel qu’il a été forgé en France au début des années 1980 constitue une entrave. Je dis cela, car la lutte contre l’islamisme, comme je l’explique dans cet ouvrage, mais aussi dans d’autres, doit être avant tout un travail intellectuel mené au sein de l'islam. Pour cela, il faut que les musulmans reconnaissent les problèmes que pose l’islam qui leur est proposé dans les sociétés actuelles. Cette reconnaissance est indispensable pour toute réforme de l’islam. Alors que le concept d’islamisme, tel qu’il a été forgé en France au XXe siècle, place les problèmes en dehors de l’islam, dans l’islamisme qui n’aurait aucun lien avec l’islam, et ne permet pas cette reconnaissance. De ce fait, il ne permet pas le regard critique nécessaire que les musulmans doivent porter sur leur religion pour mener ce travail au sein de l’islam. C’est pour cette raison que je pense que ce concept d’islamisme s’inscrit parfaitement dans l’objectif du discours des islamistes, qui sont des conservateurs. Depuis les années 1920, ils répètent aux musulmans que tous leurs problèmes ne sont pas dus à l’islam, mais seulement aux musulmans qui se sont éloignés de son message. Leur objectif est de garder l’islam à l’abri de tout esprit critique. Je critique le concept d’islamisme forgé par des universitaires français, car il consolide le conservatisme et renforce de ce fait l’islamisme, pas seulement en France, mais aussi en Occident et dans tout le monde musulman.