Le constat sans concession de la politique de défense française - Par Laurent Sailly

Dans un grand entretien pour Le Figaro Magazine à la veille du 14 juillet 2025, Henri Guaino, l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et, Pierre Lellouche, l’ancien ministre des Affaires européennes, dressent un constat sans concession de la défense française.

Notre armée actuelle est une armée de professionnels, de corps expéditionnaire, petite mais efficace. Elle est issue de la fin de la guerre froide, de la « fin de l’histoire » où il était venu le temps de toucher le « dividende de la paix ». Les dirigeants politiques comme beaucoup de stratèges militaires en France (mais aussi dans l’Union) en sont alors convaincus : la guerre en Europe appartient au passé, l’avenir est aux interventions ponctuelles extérieures (en Afrique au Moyen-Orient). Jacques Chirac met fin au service militaire obligatoire (1996) et aux essais nucléaires (1995). La France va alors faire des choix (ou plutôt des non-choix) , dont les conséquences se payent aujourd’hui et se paieront encore plus chères demain.

Selon Pierre Lellouche, avec moins de 2 % du PIB consacré à la défense, la France a préservé surtout sa dissuasion nucléaire, au détriment de la défense aérienne et de la protection des populations. L’absence de service militaire a rompu le lien armée-nation et affaibli la cohésion sociale. Henri Guaino ajoute que ce modèle réduit ne permet ni d’assurer un porte-avions opérationnel toute l’année ni d’engager suffisamment de troupes pour stabiliser le Sahel. L’armée se trouve coincée entre « trop » peu de moyens humains et matériels pour remplir ses missions, et « trop » de professionnalisation sans vision globale.

Le conflit en Ukraine et les guerres imbriquées au Moyen-Orient montrent le retour de la force brute en Europe et la mondialisation de la guerre. Essaims de drones, frappes de missiles sol-sol peu coûteux, cyberattaques et évolutions spatiales redéfinissent la sécurité. Les sites sensibles et les populations civiles exigent désormais une défense antiaérienne, antidrones et antimissiles efficace, doublée de mesures de protection civile. Les auteurs soulignent l’urgence de combiner dissuasion nucléaire et défense du territoire — une priorité sacrifiée depuis trente ans. Cette révolution stratégique implique de repenser tout le système de défense à l’aune des nouvelles menaces.

Face à ces défis, Pierre Lellouche estime que la France doit passer de 50 à 100 milliards d’euros de dépenses annuelles pendant dix ans pour revenir à niveau. Or, la faiblesse de la marge budgétaire et la crise des finances publiques bloquent toute envolée. Henri Guaino suggère de puiser dans une partie des 900 milliards de dépenses sociales, à hauteur de 5 %, pour dégager 45 milliards. Mais il insiste surtout sur la création de richesses : sans croissance et investissements, la simple réaffectation de crédits ne suffira pas. Il appelle à un effort soutenu et continu, car construire une armée et relancer l’industrie de défense se fait sur la longue durée.

Le président Macron mise sur une « souveraineté européenne » de défense, ce qui suscite méfiance et confusion. Pierre Lellouche critique l’ingérence de la Commission de Bruxelles, sans compétence militaire réelle, et déplore l’absence d’emprunt massif européen pour la défense. Les « instruments » EDIP et SAFE, respectivement 1,5 et 150 milliards, risquent de complexifier et contrôler l’industrie européenne, voire d’y intégrer des acteurs non-européens. Henri Guaino préfère préserver la souveraineté nationale : l’Europe peut coopérer, mais sans confier ses arsenaux et décisions à un organe supranational. À long terme, lier la défense à un budget fédéral européen signifie abandonner une politique étrangère propre à chaque pays.

Polonais et Allemands ont déjà engagé des programmes de réarmement bien plus ambitieux que la France. La Pologne a reçu 300 milliards de soutien communautaire et investi massivement, souvent auprès des États-Unis et de la Corée. L’Allemagne a levé son « frein à la dette » et débloqué 500 milliards pour doubler son budget de défense d’ici 2028, devenant la première puissance militaire conventionnelle en Europe. En revanche, la France reste embourbée dans des reports de crédits, repousse ses commandes et ne parvient pas à relancer son industrie de défense. Ce décrochage met en péril son rôle sur la scène internationale et son influence au sein de l’OTAN.

La défense antiaérienne illustre la fracture : la France et l’Italie développent l’Aster/Mamba, tandis que l’Allemagne crée un consortium autour d’Arrow (Israël), Patriot (États-Unis) et Iris (Allemagne) avec plus de 20 pays partenaires et plusieurs milliards d’investissements. Cette dualité menace l’interopérabilité des systèmes et compromet la protection du continent. Sur l’avion de combat de nouvelle génération, les discussions franco-allemandes piétinent, pendant que Berlin et Londres optent pour le F-35 américain. Sans une véritable volonté politique d’unifier ces programmes, l’Europe risque de rester éclatée et dépendante de technologies étrangères.

Les deux auteurs insistent sur le rôle central des grandes capitales européennes (Paris, Berlin, Varsovie, Londres) pour lancer un réarmement coordonné. Ils préconisent :
  • Un engagement budgétaire de 50 à 100 milliards par pays, par an, sur 5 à 10 ans.
  • Des achats industriels ciblés chez les leaders européens de chaque spécialité.
  • La création d’une stratégie commune, définie par les États, non par Bruxelles.
  • Le maintien de la souveraineté opérationnelle, c’est-à-dire le droit de refuser une opération décidée ailleurs.
Ce scénario éviterait une fracture entre pays riches et pays pauvres en défense, à l’image de l’entre-deux-guerres.

Pour Henri Guaino, la pérennité d’une politique de défense repose sur une politique économique génératrice d’investissements. Il refuse tout arbitrage entre social et défense : sans croissance, aucune des deux ne pourra être financée durablement. Il rappelle que la suppression de la conscription, en cherchant à réduire les coûts immédiats, a généré des dépenses plus lourdes en termes de cohésion sociale et de formation. Relancer l’industrie militaire, c’est aussi protéger l’emploi, la recherche et les technologies duales qui irriguent le civil.

Cet entretien plaide pour une rupture par rapport à la logique post–guerre froide. La France doit à la fois renforcer sa dissuasion, protéger son territoire et moderniser ses forces conventionnelles face aux nouvelles menaces. La clé réside dans une volonté politique claire, un engagement budgétaire massif et une coopération européenne respectueuse des souverainetés nationales. Sans cela, la France risquerait de rester une puissance nucléaire isolée, incapable de défendre efficacement ses citoyens et son influence sur la scène mondiale.