Florence Bergeaud-Blackler : « En matière d’infiltrations iraniennes, nous avons une guerre de retard »

Docteur en anthropologie, auteur du best-seller « Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » (Odile Jacob), Florence Bergeaud-Blackler a accepté de nous livrer son analyse sur les convergences stratégiques entre la République islamique d’Iran et les Frères musulmans, en matière d’entrisme islamiste en France.

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Emmanuel Razavi : On connait les liens historiques entre la République islamique d’Iran et les Frères Musulmans égyptiens (voir article). Mais quelles valeurs communes Téhéran et les Frères musulmans ont-ils vraiment en commun aujourd’hui ?

Florence Bergeaud-Blackler :
La République islamique d’Iran, d'une part, et les réseaux fréristes, plutôt alignés sur la Turquie et le Qatar d'autre part, se perçoivent tous deux comme des leaders potentiels du monde islamique. Les deux mouvements partagent une vision du monde dans laquelle l'islam domine, s'opposant à l'Occident et aux régimes dits "occidentalisés" du Moyen-Orient. Selon cette vision, la conquête de Jérusalem (Al-Qods) est une étape essentielle, avant la prise de l'Occident et du monde.

Bien sûr les relations entre les réseaux fréristes sunnites et l'Iran sont souvent marquées par des crises. Yusuf al-Qaradawi, mentor incontesté des réseaux fréristes a dans un premier temps exprimé une certaine sympathie pour l'Iran islamique et son guide suprême, Khomeini, notamment à cause de leur opposition commune à l'impérialisme américain et de leur soutien à la cause palestinienne. Mais ces relations se sont détériorées. L'implication croissante de l'Iran et du Hezbollah aux côtés du régime d'Assad pendant la guerre civile en Syrie a creusé un fossé. En 2013, al-Qaradawi est même allé jusqu’à qualifier le Hezbollah de "parti de Satan", marquant ainsi une rupture avec Téhéran. Cela a compliqué la position du Hamas, affilié aux Frères musulmans, à l’égard de l’Iran, mais nous le voyons en Israël, le Hamas reste un mandataire de l’Iran pour éradiquer Israël dénommé « le petit satan » (le grand étant les USA). La raison d'État iranienne est rigide, tandis que les Frères musulmans, en tant que réseau, montrent une grande flexibilité en s'adaptant aux réalités locales.

Les conflits entre chiites et sunnites n’empêchent ils pas une telle alliance entre une république islamique chiite et un réseau sunnite ?

Sur le plan doctrinal, ils sont en désaccord. Khomeini a développé la doctrine du Wilayat al-Faqih, la gouvernance du théologien-juriste qui accorde un rôle central aux clercs chiites dans la gouvernance de l'État, tandis que, pour Qaradawi, l'État islamique universel doit être dirigé par des leaders politiques soutenant la charia pour gouverner une société islamique moderne sans frontière.

Sur le plan politique, il existe des conflits entre chiites et sunnites : en Irak, au Liban, la République islamique d’Iran rivalise avec l'Arabie saoudite et les États du Golfe Persique pour le contrôle de Bahreïn et du Yémen. Ce sont de très anciennes querelles de rivalité qui n'existent pas véritablement ailleurs, notamment en Europe. En Allemagne par exemple des liens entre les organisations iraniennes et fréristes existent. Au Royaume-Uni ils sont plus manifestes, avec des alliances entre Muslim Engagement and Development (MEND), CAGE, et l'Islamic Human Rights Commission (IHRC), par exemple, qui se retrouvent autour de la lutte pour la Palestine et contre l'islamophobie.