"Policiers des villes" et "Gendarmes des champs" : la Cour des comptes dénonce des « incohérences » - Par Laurent Sailly

Dans un rapport publié dimanche 12 janvier, les sages de la rue Cambon s'attaquent à un serpent de mer : revoir la répartition territoriale entre policiers et gendarmes. La Cour des comptes pointe l'immobilisme du ministère de l'intérieur sur une problématique connue depuis plusieurs années. « Les freins à une réécriture d’ampleur tiennent notamment aux réticences des élus locaux », souligne d’ailleurs le rapport, qui dénonce un dispositif « figé ».

En France, la police et la gendarmerie nationales assurent conjointement les missions de sécurité et de paix publiques. Depuis le rattachement de la gendarmerie au ministère de l’intérieur en 2009, elles dépendent de la même autorité politique. Les forces de sécurité intérieure emploient 253 000 policiers et gendarmes et bénéficient depuis plusieurs années d’un budget en hausse. Pour autant, la répartition territoriale des zones de compétence de la police et de la gendarmerie nationales a peu évolué au cours des 80 dernières années, malgré les modifications intervenues tant sur le plan de la démographie qu’en termes de délinquance. Entre lourdeurs décisionnelles et concurrence entre les deux forces, la carte des zones de compétence est totalement figée depuis dix ans. Face à ce constat, la Cour a analysé la répartition territoriale des forces de sécurité dans la double perspective de répondre au mieux aux besoins de la population en matière de sécurité et d’optimiser l’allocation des moyens publics. La répartition actuelle des forces, datée et incohérente, est source de dysfonctionnements et d’inefficiences au détriment du service rendu à la population. Il est désormais urgent que le ministère de l’intérieur s’empare de ce sujet et procède aux ajustements nécessaires.

Les recommandations de la Cour des comptes offrent des pistes pour réformer ce système, mais leur mise en œuvre nécessite une volonté politique forte et une mobilisation des acteurs locaux et institutionnels. Une approche pragmatique et adaptée aux réalités du terrain sera essentielle pour construire un système de sécurité publique plus cohérent et efficace.

La répartition des zones de compétence entre la police nationale et la gendarmerie nationale est un élément fondamental de l’organisation de la sécurité publique en France. Cependant, ce dernier rapport de la Cour des comptes met en lumière de nombreuses incohérences et limites dans ce système, hérité en grande partie d’une organisation historique figée. Ces dysfonctionnements, souvent liés à une inadéquation entre la répartition des effectifs et les besoins réels du terrain, pèsent sur l’efficacité globale des forces de l’ordre.

« La répartition actuelle des forces, datée et incohérente, est source de dysfonctionnements et d’inefficiences au détriment du service rendu à la population »

En cause, les origines historiques de cette organisation, les incohérences actuelles identifiées par la Cour des comptes, les tentatives d’ajustement infructueuses, ainsi que les obstacles structurels et politiques à une réforme de fond.

Cette « répartition territoriale des zones de compétence de la police et de la gendarmerie nationales a peu évolué au cours des 80 dernières années, malgré les modifications intervenues tant sur le plan de la démographie qu’en termes de délinquance »

Origines historiques figées de la répartition

La répartition des compétences entre la police nationale et la gendarmerie nationale trouve ses racines dans l’histoire de France, notamment dans les décisions prises sous le régime de Vichy en 1941. Cette organisation avait pour objectif de renforcer le contrôle étatique sur les forces de l’ordre, en attribuant à la police nationale les zones urbaines et à la gendarmerie nationale les zones rurales.

Malgré les changements sociétaux et démographiques des dernières décennies, cette répartition demeure largement inchangée. L’étatisation de la police dans les grandes agglomérations a figé une distinction rigide entre les deux forces. Cela pose problème aujourd’hui, car les zones rurales connaissent des développements urbains rapides, et les besoins en matière de sécurité évoluent constamment. La difficulté à adapter ce système aux réalités actuelles reflète une certaine inertie administrative et politique.

Incohérences actuelles dans la répartition des zones

– Disparités géographiques

Une des critiques majeures émises par la Cour des comptes concerne la déconnexion entre la répartition des effectifs et les besoins réels. Certaines zones rurales, peu peuplées, continuent de relever de la gendarmerie, tandis que des zones périurbaines connaissant une forte croissance démographique restent sous-dotées.

Plus d’une circonscription de police sur dix couvre une population inférieure à 20 000 habitants, quand les deux-tiers des communes intégrées à des métropoles (hors Grand Paris) sont en zone gendarmerie »

Par exemple, des départements comme la Lozère bénéficient de ratios de gendarmes par habitant très élevés, alors que des zones à forte délinquance dans la région parisienne ou en Rhône-Alpes souffrent d’un manque criant d’effectifs policiers. Ces disparités géographiques illustrent un système d’affectation des ressources dépassé.

– Chevauchements de compétence

La gestion des zones mixtes, où les deux forces cohabitent, constitue une autre source d’inefficacité. Dans certaines agglomérations, les limites entre zones de compétence ne correspondent pas aux frontières administratives des communes ou des intercommunalités. Par exemple, à Toulouse, la gestion de la sécurité dans le métro relève à la fois de la police nationale et de la gendarmerie, ce qui génère des doublons et complique la coordination.

« L’enchevêtrement des zones crée des situations confuses : c’est le cas pour des stations de métro, à Toulouse notamment, dont le sous-sol est en zone police et la surface en zone gendarmerie, ainsi que pour des aéroports, des zones d’activité commerciale, des hôpitaux et des établissements scolaires, qui se trouvent à cheval sur deux zones ».

– Vulnérabilité des petites circonscriptions

Certaines petites circonscriptions de police souffrent de sous-effectifs chroniques, ce qui fragilise leur capacité à assurer des missions de prévention et d’intervention. La Cour des comptes souligne que ces circonscriptions devraient être regroupées ou confiées à la gendarmerie, dont le maillage territorial est mieux adapté à ces besoins.

– Défaillances des ajustements passés

Depuis plusieurs décennies, diverses tentatives ont été menées pour rééquilibrer la répartition des zones de compétence, mais avec des résultats mitigés.

– Gestion des transferts inefficace

La Cour des comptes critique la gestion des transferts de compétence entre les deux forces. Ces transferts sont souvent décidés sans objectifs précis ni suivi des coûts. Par exemple, le transfert de certaines zones périurbaines de la gendarmerie à la police s’est traduit par des surcoûts importants en termes d’immobilier et de logistique, sans que l’efficacité opérationnelle en soit améliorée.

– Obstacles structurels et politiques

Les élus locaux jouent souvent un rôle central dans le maintien du statu quo. Les transferts de compétences ou la fermeture de petites circonscriptions sont perçus comme des pertes symboliques ou politiques. Cela complique l’adoption de réformes structurelles.

– Manque de volonté ministérielle

Malgré des rapports récurrents sur ce sujet, les gouvernements successifs n’ont pas fait de cette question une priorité. Les urgences conjoncturelles, comme la lutte contre le terrorisme ou les crises sociales, ont souvent relégué ces réformes à l’arrière-plan.

– Résistance interne aux changements

Les forces de police et de gendarmerie elles-mêmes sont parfois réticentes aux réformes. Les changements de compétences peuvent être perçus comme une remise en question des identités institutionnelles et des pratiques professionnelles.

Pour résoudre les incohérences relevées, la Cour des comptes propose plusieurs recommandations.

– Transferts ciblés et étudiés


Les transferts de zones de compétence doivent être basés sur une analyse précise des besoins locaux. Les critères d’affectation devraient inclure les taux de délinquance, la densité de population et les spécificités territoriales.

« En sens inverse, il conviendrait de transférer à la police nationale les communes de la zone gendarmerie intégrées à des métropoles et présentant une continuité d’enjeux de délinquance avec la ville-centre »

– Renforcement des passerelles entre les forces

Une meilleure coordination entre police et gendarmerie est essentielle, notamment dans les zones mixtes. La création de structures communes de commandement pourrait améliorer la synergie entre les deux forces.

– Simplification des responsabilités dans les zones mixtes

Pour éviter les chevauchements, la gestion des infrastructures partagées (transports, grands événements) devrait être confiée à une seule force, selon des critères de compétence et d’efficacité.

– Modernisation des outils de gestion

L’adoption d’outils numériques et d’indicateurs de performance permettrait de suivre l’impact des réformes et d’adapter les stratégies en conséquence.


SOURCES :