Sur l’Axe du Mal et la désignation des puissances hostiles à l’Occident - Par Jean-Sylvestre Mongrenier

Alors que la guerre s’intensifie encore en Ukraine et que les agissements néfastes du Kremlin s’étendent en Europe (une guerre couverte dite « hybride »), il faut rappeler les alliances entre la Russie et d’autres puissances révisionnistes opposées à l’Occident et à ce qu’il incarne. Leur niveau de coordination politique et stratégique est déjà très supérieur à celui des puissances de l’Axe avant la Deuxième Guerre mondiale. Aussi importe-t-il de nommer ce regroupement de puissances hostiles. Un nouvel « Axe du Mal » ? D’aucuns préfèrent une appellation moins chargée sur le plan symbolique. Leur argumentaire s’entend, mais il exprime aussi l’épuisement moral de l’Occident.


Le Président du Center for the National Interest (États-Unis), Paul J. Saunders, a forgé l’acronyme de « CRANK » (Chine-Russie-Iran-Corée du Nord) pour désigner le quatuor des puissances révisionnistes emmenées par Moscou et Pékin. Contempteurs des États-Unis et de l’hégémonie de l’Occident, les CRANKs cherchent à rallier le « Sud global » (les dirigeants russes utilisent l’expression de « majorité mondiale »). CRANK évoque le terme de « cranky » (grognon, mécontent), et donc l’attitude générale de ces pays à l’égard de la politique étrangère américaine. Du point de vue des officiels américains, les dirigeants des CRANKs font figure de « cranks », c’est-à-dire de personnalités dérangées qui vivent dans un monde parallèle peuplé de théories conspirationnistes et paranoïaques. Enfin, l’anglais « crank » signifie aussi manivelle, le sens mécanique du terme renvoyant à la volonté des CRANKs de retourner en leur faveur la grande masse du système international1 (voir le thème du « monde post-occidental »).
Les CRANKs plutôt que l’Axe du Mal ?

Selon Paul J. Saunders, l’usage de cet acronyme est préférable à celui d’ « Axe du Mal » (Axis of Evil), la rhétorique moralisatrice des « années Bush » (George W. Bush, Président des États-Unis, 2000-2008) et de la « guerre contre le terrorisme » s’étant révélée approximative, voire contre-productive. Dans le contexte géopolitique contemporain, le président du Center for the National Interest insiste sur le fait que la confrontation avec les CRANKs exigera des États-Unis qu’ils coopèrent avec des régimes ne respectant pas toujours les normes et les standards des démocraties occidentales, les régimes pleinement démocratiques ne représentant qu’un septième des États à la surface de la Terre. Par ailleurs, le quatuor des CRANKS ne constituerait pas un bloc géopolitique mais un agencement d’alliances et de coopérations bilatérales, ce qui laisserait aux États-Unis la possibilité de manœuvrer dans les interstices et de diviser les pays regroupés sous cette appellation (ce machiavélisme raisonné laisse dubitatif). Last but not least, l’acronyme de CRANK n’a rien de mélioratif ; il n’est pas susceptible d’être repris à leur compte par les pays qu’il désigne, leur donnant ainsi plus de substance et de surface (voir a contrario le succès politico-sémantique du « BRICS », devenu le « BRICS+ »).

Prononcée par George W. Bush dans son discours sur l’état de l’Union le 29 janvier 2002, l’expression d’ « Axe du Mal » ( « The Axis of Evil ») désignait les « États voyous » ( « Rogue States ») à l’instar de l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord étant nommés à titre d’exemple. Dans l’éloge funèbre prononcé trois jours après les attentats du 11 septembre 2001, le président des États-Unis avait précédemment exprimé cette vue du monde basée sur la « clarté morale » : « Les Américains, que trois jours seulement séparent de ces événements, ne bénéficient pas encore du recul historique. Mais notre devoir historique est déjà clair : répliquer à ces attaques et débarrasser le monde du Mal. » La thématique inspira également le discours présidentiel prononcé devant les cadets de West Point, le 1er juin 2002. Sur les rives européennes de l’Atlantique Nord, les critiques virent en l’expression d’ « Axe du Mal » un écho du biblisme qui imprègne les représentations géopolitiques américaines. Ainsi aime-t-on citer la fameuse tirade de Ronald Reagan sur l’URSS, dénoncée comme « Empire du Mal » devant une assemblée de pasteurs et de théologiens protestants2 (discours d’Orlando, 8 mars 1983).

Notons que David Frum, rédacteur du discours de George W. Bush, affirme s’être inspiré non pas de Ronald Reagan mais de Franklin D. Roosevelt (Discours sur l’état de l’Union, 6 janvier 1942). Toujours est-il que la thématique du Mal, récurrente aux États-Unis, s’inscrit en rupture avec le langage thérapeutique dont usent préférentiellement les médias des sociétés occidentales post-modernes. Ainsi y parle-t-on plus facilement de malaise et de bien-être que du mal ou du bien. Il reste que le thème de l’ « Axe du Mal » est dévalué par la manière dont la guerre d’Irak, à partir de 2003, fut décidée ainsi que par les développements de la guerre en Afghanistan déclenchée en réponse aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Celle-ci fut pourtant présentée par les contempteurs de George W. Bush comme une « guerre de nécessité », conforme au droit international et aux règles du multilatéralisme, par opposition à cette « guerre de choix » qu’aurait été le nouvel engagement militaire américain en Irak (le premier correspond à la guerre du Golfe, en 1991).
« Il est mal de dire du mal du mal »

D’une façon générale, l’évolution d’une partie des esprits en Occident n’est pas sans rappeler la saillie de Machiavel selon laquelle « il est mal de dire du mal du mal ». Pourtant, les choses évoluent. Avec le lancement par la Russie d’une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, le 24 février 2022, et les crimes de guerre et contre l’humanité commis par l’armée russe, puis les attaques terroristes et les massacres du Hamas sur le territoire d’Israël, le 7 octobre 2023, sur fond de convergences stratégiques et géopolitiques entre puissances hostiles à l’Occident, l’expression d’ « Axe du Mal » est réapparue ici ou là dans le champ politico-médiatique. Elle renvoie à l’axe Moscou-Téhéran-Pékin, prolongé jusqu’en Asie du Nord-Est avec le « régime-bunker » de Pyongyang (la Corée du Nord est désormais engagée sur le front ukrainien).

Paul J. Saunders propose donc l’acronyme de CRANK qu’il juge plus efficace que la rhétorique moralisatrice. À notre sens, ce choix et ce qu’il exprime ne sont pas réductibles à des jeux sémantiques ; ils imposent que l’on aille plus loin dans l’analyse. Au regard de l’état présent du monde, on ne peut que s’étonner du retour obsessionnel des observateurs sur le discours prononcé par George W. Bush, le 29 janvier 2002, discours dans lequel le président des États-Unis avait évoqué l’existence d’un « Axe du Mal ». Les réactions encore aujourd’hui à ce discours séminal sont particulièrement significatives des involutions au cœur des sociétés occidentales post-modernes. Dans un contexte de sécularisation avancée, les sciences sociales tiennent lieu de « sociurgie » (refroidie) et cherchent à absorber la philosophie politique. En effet, la prétention des sciences sociales à la neutralité axiologique et les développements d’une contre-culture hédoniste conjuguent leurs effets pour ériger le relativisme moral en mètre étalon des problèmes de notre temps ( « Tout est relatif sauf la proposition selon laquelle tout est relatif »). Conformément à la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne : le langage thérapeutique dont usent les médias (malaise pour mal ; bien-être pour bien) s’est substitué au vocabulaire de la philosophie, éclipsant les mots qui permettent de penser et d’exprimer de claires références éthiques.

Il nous faut donc revenir aux êtres et aux choses, au fameux discours de George W. Bush, en l’occurrence3. Le 29 janvier 2002, le président américain s’était bien gardé de réduire le « bien » aux limites d’un État séculier, inévitablement amené à recourir à la force physique pour remplir sa fonction propre (la violence est le moyen spécifique du « Politique »), mais il avait désigné comme « Axe du Mal » un petit nombre de régimes liberticides et meurtriers. Il n’y avait là rien de scandaleux. De même qu’il est une théologie négative (Denys l’Aréopagite) et une épistémologie négative (Karl Popper), il existe en effet une morale négative, avec son pendant politique. Qu’on se reporte à Pascal : « Encore que l’on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l’est pas » (fragment 120). Certes, il n’existe pas ici-bas de société idéale, ou encore de régime politique idéal, mais tous les maux ne se valent pas et le caractère malfaisant des régimes solidarisés par les agissements russes et chinois s’impose à toute personne sensée. Cet aveuglement devant la nature des régimes politiques et les effets qu’ils produisent, au nom des « intérêts » bien compris des « partenaires » engagés dans un commun « dialogue », renvoie l’observateur des réalités internationales au nihilisme annoncé par Nietzsche (la « mort de Dieu » comme négation des principes fondamentaux et la proclamation du « rien »). Sous l’influence de la pensée de Leo Strauss et d’Eric Voegelin, toute une école de pensée conservatrice a ensuite insisté sur les développements du scientisme et du positivisme, et de certaines formes de modernité, comme sources du nihilisme qui frappe le monde occidental4.
En guise de conclusion

Les données de cette « disputatio » philosophique dépassent les limites de la présente analyse mais l’on ne peut qu’opérer le constat suivant : le relativisme proclamé des valeurs (masque de l’inversion des valeurs ?) aboutit au désarroi intellectuel et à la négation des menaces. Dans l’appréhension des menaces véhiculées par la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, la prétention maintes fois réaffirmée de faire abstraction de la nature du régime est un handicap politique majeur, à l’origine de distorsions dans les perceptions et d’erreurs d’appréciation.

On peut donc juger plus adéquat ou habile d’employer d’autres termes pour désigner les puissances hostiles à l’Occident : des expressions telles qu’ « Axe du chaos » ou « Axe révisionniste » par exemple. Il n’en demeure pas moins que la problématique du Mal est irréductible, ce dont le très scientiste et positiviste Freud, rétif à la métaphysique, convenait. Alors que le thème d’inévitables négociations avec la Russie semble s’imposer dans les esprits, rappelons donc l’ancien dicton selon lequel il faut une longue cuillère pour dîner avec le diable.

Sur l’Axe du Mal et la désignation des puissances hostiles à l’Occident • desk russie
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