J'ai lu et aimé : "Insurrection des particularités" de Chantal Delsol
La philosophe Chantal Delsol publie Insurrection des particularités (Cerf), un ouvrage érudit et éclairant sur la période de transition douloureuse que traverse l’Occident. Après les désillusions des utopies des Lumières et l’affaissement du christianisme, nos sociétés occidentales ont plongé dans un mode de pensée ultra-individualiste, consacrant le triomphe des particularités au détriment de l’universel. Elle plaide pour une droite mêlant libéralisme classique et conservatisme éclairé.
La modernité est aujourd’hui en péril. Dans les sociétés occidentales, l’universel est supplanté par le triomphe des particularités. Les grands principes, fondés sur les droits de l’homme, par les revendications communautaires. L’esprit scientifique par le règne des croyances, des mythes et des songes.
Partout, la raison s’efface devant la dictature des sentiments et des passions. La pensée commune ne promeut plus que l’essor de l’ego, de la subjectivité et de la quotidienneté comme ultime épopée.
Sur le plan géopolitique, l’empire de l’Occident laisse place au déploiement triomphal des particularités nationales. Ayant perdu le noyau qui l’avait auparavant structuré, le monde se fragmente et voit se multiplier discordes et conflits.
C’est ce tableau accidenté, plein de ruptures et de regrets, que peint Chantal Delsol dans cet ouvrage saisissant, poursuivant la réflexion amorcée dans Le Crépuscule de l’universel.
Un essai lumineux, crucial, indispensable pour qui veut savoir où nous en sommes et où nous allons.
Professeur émérite des universités en philosophie, membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques) et chroniqueur au Figaro, Chantal Delsol est l’auteur de nombreux essais et romans qui l’ont imposée comme une voix majeure d’aujourd’hui.
Insurrection des particularités de Chantal Delsol - Les Editions du cerf
Chantal Delsol : « La démocratie est menacée lorsqu’une petite coterie impose son prêt-à-penser à une majorité dont elle nie la souveraineté »
Atlantico : La question de l'identité française s'inscrit de nouveau au cœur du débat public, après l'intervention du Premier ministre au sujet du 'sentiment de submersion' et celles des ministres de l'Intérieur comme de la Justice sur le droit du sol. Pour autant, pour François Bayrou, la véritable question, c'est bien celle du sens qui se cache derrière ce que signifie 'être Français'. Est-il réaliste, selon vous, d'espérer un débat serein sur ce sujet dans le contexte politique actuel ?
Chantal Delsol : La question n’est plus de parvenir à assimiler les étrangers qui arrivent et obtiennent la nationalité, nous n’avons pas fait ce qu’il fallait en temps voulu et il est bien trop tard. En plus, avec les nouvelles générations il y a un refus patent non seulement de l’assimilation mais de l’intégration, qui tient largement à notre propre haine de soi. Quand on crache à longueur de jour sur sa propre histoire, on ne peut espérer que d’autres vont l’aimer. Or c’est l’histoire qui fait une identité, non pas le futur, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. Le futur n’est plausible que s’il s’adosse à un passé. Un débat sur l’identité française ne pourrait être serein que si l’on cessait de juger le passé avec des critères de paradis terrestre.
Dans quelle mesure faut-il penser que la participation du PS au débat, pour défendre une France 'métissée, pluriculturelle et plurireligieuse', est révélatrice de ce que vous exposez dans votre ouvrage "L'Insurrection des Particularités" concernant le renoncement à l'universel français (autrefois porté également par la gauche) ?
Oui, l’idéal de cette France multiculturelle traduit typiquement les particularités qui se déploient parce que le « commun » est détesté et rejeté. Il faut préciser ceci : il existe un grand pays multiculturel, qui vit très bien son multiculturalisme, ce sont les USA. Nous pourrions alors prendre modèle ! Comment cela se passe-t-il ? Dans son livre Hillbilly Elegy, le vice-président actuel des Etats-Unis, JD Vance, raconte sa famille misérable et inéduquée, violente et désolante, et dit que ces gens n’avaient que deux amours : Dieu et le drapeau. Cela traduit clairement le principe commun qui réunit tous les immigrés américains dans une communauté de destin, et leur permet de vivre ensemble malgré leurs différences culturelles et religieuses. Seulement cela veut dire que les Américains ne crachent pas sur le drapeau. Nous, nous crachons dessus. Les immigrés que nous accueillons vont-ils se réunir sous la bannière d’un drapeau couvert de crachats ?
Entretien avec Chantal Delsol. Comment peut-on être de droite ?
Pour Chantal Delsol, l’hégémonie culturelle de la gauche en France rend difficile l’émergence d’une droite qui conjugue le meilleur de la tradition libérale et un conservatisme éclairé. La philosophe analyse les causes historiques de cette incapacité dans Insurrection des particularités (1), où elle livre une réflexion sur le déclin de l’universalisme occidental et l’avènement du populisme aux États-Unis et en Europe.
Revue des Deux Mondes – Nos sociétés occidentales sont-elles « décadentes », au sens où l’entendait le philosophe politique Julien Freund, que vous avez bien connu ?
Chantal Delsol : Julien Freund a en effet écrit un grand livre sur la question de la décadence, que le Cerf a réédité l’an dernier (2). Il est dommage que ce terme ait acquis une connotation spécifique, qui l’apparente, dans l’esprit de nos contemporains, à l’extrême droite. Car c’est un terme objectif, même si on peut débattre indéfiniment pour savoir si l’on se trouve ou non en « décadence ». Julien Freund reprenait ce concept selon son acception antique, pour commencer : une fatigue et même un épuisement des principes et des énergies qui ont fomenté la culture ou la civilisation dont on parle. La difficulté d’analyse est celle-ci : les Occidentaux croient au « progrès » – ils sont, ne l’oublions pas, la culture qui « va de l’avant », selon la définition merveilleuse du philosophe chinois Liang Shuming (3). Et dès lors, on peut penser que la fatigue des anciens principes est davantage un meilleur-être qu’une décadence. Question de point de vue, évidemment. Je prends un exemple à la mode : la disparition du patriarcat est considérée par une partie de la droite comme une décadence, et par une grande partie de nos contemporains comme un progrès. Là où nous pouvons probablement pointer un épuisement objectif, et donc une « décadence » indiscutable, c’est quand nos sociétés sont si fatiguées qu’elles ne veulent plus affronter les ennemis extérieurs qui se présentent – on sent alors la fin proche, par exemple lorsque les Occidentaux ne parviennent plus à financer des armées dignes de ce nom pour faire face à la Russie.
Chantal Delsol: «Depuis plus d’un siècle, l’Occident est allé de déception en déception»
LE FIGARO. - La communauté est le produit d’un effort acharné car elle n’a rien de naturel, écrivez-vous en préambule. L’homme naît invariablement seul. Nos sociétés occidentales sont-elles caractérisées par l’effondrement de cette volonté de faire corps ?
CHANTAL DELSOL. - Nos sociétés sont caractérisées par un effondrement des communautés et institutions anciennes, qui entraînent une explosion de l’individualisme. Un exemple significatif : dans les affaires de mœurs, si importantes aujourd’hui, traditionnellement, on sacrifiait l’individu à l’institution (la famille, l’école, l’Église) ; maintenant, c’est le contraire : l’individu s’élève contre l’institution, l’accuse et a raison contre elle. Mais il s’agit moins d’un processus irrémédiable que d’une transition.
D’autres liens se façonnent, liés à des institutions plus encadrées et obligées d’être plus attentives, moins autoritaires. Pour prendre l’exemple de la communauté première, la famille : elle ne disparaît pas, quoi qu’en disent certains – elle se transforme, tisse des liens plus contractuels et plus égalitaires, mais elle s’érige toujours sur l’affection et la solidarité, et elle n’a rien perdu de son importance pour nos contemporains. Nous ne pouvons pas nous passer de lien. C’est le moment présent, comme transition, qui est assez angoissant par son aspect chaotique.
L’égalité, expliquez-vous, a été érigée en principe absolu dans le monde moderne. D’où vient cette notion en Occident ? Et quelles sont les conséquences d’un tel projet, celui d’un monde parfaitement égalitaire ?
La rupture se situe au moment où l’on passe du monde d’Aristote au monde de Machiavel/Hobbes. Avec Aristote, poursuivi par Thomas d’Aquin, le monde social est tissé de liens qui correspondent à des hiérarchies justes et bénéfiques : c’est un ensemble diversifié où les différences se complètent, et différence signifie toujours inégalité. Mais avec les modernes apparaît une société d’égaux marquée par la lutte permanente, une lutte que seul un État fort peut empêcher de voir dégénérer en guerre (c’est le Léviathan de Hobbes). Avec les modernes, le mal, c’est la domination, et celle-ci s’installe dans toutes les sphères de la vie sociale.
On croit voir l’acmé de cette manière de voir avec le marxisme, où tout est lutte, mais le courant woke va plus loin encore : pour la déconstruction ouverte par exemple par Foucault, la guerre est « le chiffre même de la paix », et la guerre devient l’état des lieux, le pays natal et le pays pour toujours. Pour la Révolution culturelle chinoise et pour le courant woke qui en est la traduction occidentale, la guerre est omniprésente parce qu’il y a toujours une domination à combattre. Il n’y a plus de « lendemains qui chantent » - le communisme réel nous en a désabusés, mais l’existence est devenue une guerre permanente pour l’égalité.