Thibault de Montbrial : «Les incertitudes de l’époque commandent un réarmement militaire, industriel, politique et moral»
Aujourd’hui, l’armée française ne dispose pas des moyens de faire face à une menace ordonnée, alerte l’avocat. L’urgence est à restaurer une capacité de puissance pour dissuader ceux qui voudraient nous déstabiliser, d’où qu’ils viennent.
*Avocat au barreau de Paris, Thibault de Montbrial est président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure.Après la défaite autrichienne de Sadowa, en 1866, quelques esprits éclairés préconisèrent de doter la France d’une armée suffisamment étoffée pour être au niveau de la nouvelle puissance prussienne. Napoléon III les écouta et promut une réforme ambitieuse. Las, il se heurta à des résistances corporatistes, des contraintes budgétaires et à la démagogie de certains corps constitués, comme le Sénat impérial ou le Conseil d’État. La loi Niel, votée en 1868, censée traduire le changement de paradigme, accoucha d’une souris. La suite est connue : la France se fit étriller en 1870.
La décomposition spectaculaire du cadre international de sécurité dans lequel évolue la France nous contraint à retrouver très vite la puissance militaire et morale indispensable dans le monde qui se profile, où la seule dotation de l’arme nucléaire n’est pas suffisante pour se garantir des menaces qui se multiplient, étatiques ou non.
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Quoi que l’on pense de la dramatisation des discours publics européens depuis l’élection de Donald Trump, il est désormais urgent de penser notre sécurité à l’aune de cette nouvelle réalité.
En 2017, à la suite de la démission du chef d’état-major des armées Pierre de Villiers, la France a fini par opérer une remontée tangible du budget de sa défense. Mais la loi de programmation militaire 2024-2030 doit désormais être sérieusement actualisée. Tout le défi consistant à ne pas reproduire les erreurs de la loi Niel de 1868.
L’armée française est aujourd’hui un modèle d’armée complet, mais échantillonnaire. Les efforts réalisés ces dernières années, qui ont permis de réparer certaines carences et d’engager des crédits sur de nouveaux champs de conflictualité comme le cyber ou le spatial, sont réels mais insuffisants.
La comparaison entre nos capacités actuelles et celles de 1990 donne le tournis. En 1990, la France disposait d’une armée de terre à 280.000 hommes, 880 chars, 4.700 blindés et 500 hélicoptères. L’armée de l’air, elle, alignait 450 avions de combat. Quant à la marine, elle offrait deux porte-avions, 6 SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), 6 SNA (sous-marins nucléaires d’attaque), 18 frégates de premier rang. Aujourd’hui, l’armée de terre dispose de 77.000 hommes, 200 chars, 1.200 blindés et 180 hélicoptères ; l’armée de l’air, de 185 avions de chasse et la marine, d’un porte-avions, 4 SNLE, 8 SNA et 15 frégates de premier rang. Encore faut-il ne pas rentrer dans les détails parfois cruels de la disponibilité technique opérationnelle.
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De fait, l’armée française ne dispose pas des capacités pour faire face à une menace ordonnée. S’il est important de coordonner certains savoir-faire avec nos voisins européens, la nouvelle donne contraint la France à reconstruire d’urgence des compétences telles que la défense sol-air multicouches (urgence vitale), les drones, la capacité à frapper en profondeur, la guerre électronique ou le transport stratégique. Il faut aussi rétablir la capacité à durer, en constituant des stocks d’équipements, de matériels et de munitions disponibles en quantité bien supérieure.
Ces différents besoins impliquent une remontée forte de la production industrielle militaire, et donc un renforcement conséquent de notre Base industrielle et technologique de défense (BITD).
De la montée en puissance de cette « économie de guerre » résulte une double conséquence, dont beaucoup semblent encore ignorer l’impact. D’une part, elle ne peut se faire sans une diminution drastique des normes (ESG, CSRD, CS3D, droit des marchés publics et autres) qui pèsent directement ou indirectement sur l’industrie de défense. L’exception normative nécessaire est au moins du même ordre que celles qui ont permis de traverser la crise du Covid, de réussir les Jeux olympiques ou de reconstruire Notre-Dame en cinq ans. D’autre part, l’effort attendu paraît difficile à vision budgétaire constante. Une dette est une dette, et quels que soient les éléments de langage d’une Commission européenne (dont il faut surveiller par ailleurs les libertés prises avec les compétences d’attribution du traité de l’Union), la France ne pourra pas engager l’effort nécessaire en conservant à la fois intacts un « modèle social » à bout de souffle et une pression fiscale déjà insupportable. En clair, l’heure des vraies priorités budgétaires va peut-être sonner.
La situation implique également de penser la sécurité de notre territoire à l’avenant. L’hybridation conflictuelle, dont les origines peuvent être à l’est, mais aussi (et surtout ?) au sud, souligne l’importance de la réactivation d’une réelle défense opérationnelle du territoire. L’articulation entre l’armée de terre et la gendarmerie et le rôle des réserves sont autant d’enjeux majeurs.
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La population doit également être associée, avec un programme de Sécurité civile adapté pour créer une indispensable capacité de résilience collective.
Les incertitudes de l’époque commandent un réarmement structurel rapide sur tous les plans : militaire, industriel, politique et moral. Il faut le dire et le répéter plus encore : il ne s’agit surtout pas de préparer une guerre contre tel ou tel pays. L’objectif consiste à restaurer une puissance globale capable de dissuader ceux qui, à l’est ou au sud, seraient tentés d’exploiter le contexte international dérégulé qui se profile pour utiliser la force d’une manière ou d’une autre afin de peser sur les intérêts de la France.
Thibault de Montbrial : «Les incertitudes de l’époque commandent un réarmement militaire, industriel, politique et moral»