La « souveraineté alimentaire », un concept indigeste - Par Jean-Philippe Feldman
Notre classe politique clame à l’unisson la nécessité de respecter la « souveraineté alimentaire » française. Annie Genevard n’est-elle d’ailleurs pas la ministre de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt ? Au-delà des postures publicitaires et des affichages médiatiques, il est cependant toujours essentiel de scruter les concepts. Nous avons récemment dit tout le mal que nous pensions de l’expression « démocratie économique ». Voyons ce que recouvre celle de « souveraineté alimentaire ».
Les origines du concept de « souveraineté alimentaire »
Créée en 1992, la Via Campesina est un mouvement international composé d’organisations paysannes, d’agriculteurs de petites et moyennes exploitations, de travailleurs agricoles et de communautés indigènes (nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La Famine menace-t-elle l’humanité ?, Jean-Claude Lattès, 2010, pp. 115 et suivantes). Les deux syndicats agricoles français le plus à gauche (la Confédération paysanne et le Modef) sont membres de sa coordination européenne.
La Via Campesina revendique depuis l’origine la « souveraineté alimentaire », définie comme le droit de produire ses aliments sur son territoire ou encore de maintenir et d’élaborer capacité à produire ses propres aliments de base dans le respect de la diversité culturelle et productive. Cette définition se retrouve dans la déclaration de Rome de novembre 1996 à l’occasion du Sommet mondial de l’alimentation. Il faut noter que la Via Campesina déclare ne pas refuser les échanges agroalimentaires internationaux, mais à condition qu’ils soient réglementés pour respecter la « souveraineté alimentaire » des Etats et sans dumping. Le marché mondial doit, selon elle, devenir un marché d’échanges équitables entre produits régionaux ou locaux à prix rémunérateurs.
La notion de « souveraineté alimentaire » a reçu une consécration internationale par le truchement de l’ONU le 17 décembre 2018… selon son traitement habituel des droits de l’homme (pardon, des « droits humains »…). Il s’agit d’un droit-créance organisé par les Etats. L’article 15 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales consacre en effet le « droit à la souveraineté alimentaire ».
Des hommes politiques français aujourd’hui à l’unisson
Dans sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle de 2007, José Bové a explicitement défendu le « droit à la souveraineté alimentaire ». Il n’est pas inutile de rappeler les déclarations d’un certain Michel Barnier, à l’epoque ministre de l’Agriculture. Dans un entretien du 22 avril 2008, il estimait qu’il fallait étendre aux différentes régions du monde le modèle de la Politique agricole commune (PAC, dite « Petite Agriculture communiste » ou encore « Piège à c… »)), et « permettre aux pays en développement de retrouver leur souveraineté agricole ». Expression du vieux rêve français d’exporter le socialisme…
Le 1er février 2024, Gabriel Attal reprenait la notion à son compte pour tenter de calmer (déjà) la colère du monde agricole, s’engageant à inscrire « très clairement l’objectif de la souveraineté alimentaire dans la loi ». Cette affirmation du Premier ministre était tout à la fois ahurissante et révélatrice. Ahurissante, car le très long article L1 du Code rural dispose déjà que « la politique en faveur de l’agriculture et de l’alimentation » a notamment pour objectif « de sauvegarder et, pour les filières les plus à risque, de reconquérir la souveraineté alimentaire de la France ». Révélatrice, car Gabriel Attal s’opposait à une « souveraineté retranchée sur elle-même » du fait que l’agriculture était « l’un de nos principaux secteurs exportateurs ». Il est toujours amusant de constater que pour nos hommes politiques les exportations sont par principe bonnes et les importations mauvaises…
Le 5 mars dernier, la Conférence des présidents de l’assemblée nationale a créé une commission d’enquête sur proposition du Rassemblement National, très en pointe sur la question, « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France ». Les travaux de la commission ont bien entendu été stoppés après la dissolution. Toujours au mois de mars, le gouvernement Attal déposait un rapport d’« évaluation de la souveraineté agricole et alimentaire de la France » (16 pages). Le 3 avril, il publiait les « indicateurs de souveraineté alimentaire » sur 111 pages… Le même jour, témoignage de son activité frénétique, il déposait un projet de loi d’orientation « pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture » (n ° 2436), modifiant notamment l’article L1 du Code rural en le rendant encore plus illisible.
La « souveraineté alimentaire », un non-sens
Le concept de « souveraineté alimentaire » a été explicitement entendu comme de nature holistique, autrement dit anti-individualiste. Il est piquant de relever qu’il a été construit par la gauche et par l’extrême gauche, que ces dernières continuent de le prôner, et que pourtant il a été repris comme un seul homme par l’ensemble du spectre politique, de l’extrême droite au centre.
Aujourd’hui, la « souveraineté alimentaire » n’est que le paravent d’une vaste entreprise interventionniste et protectionniste mâtinée de souverainisme très à la mode qui, si elle était adoptée, ferait régresser l’humanité. A vrai dire, elle serait tout simplement impossible à mettre en place tant les économies du monde entier sont imbriquées. Comment croire qu’il pourrait exister une « souveraineté alimentaire » propre à un État ou à une région quand on sait que les matières premières, les machines, les outils et autres produits indispensables à l’activité agricole supposent une production internationale ?
N’oublions pas non plus que l’interventionnisme et, fût-il larvé ou hypocrite, le protectionnisme, ont toujours été les instruments des tensions internationales. Quitte à parler de « souveraineté », on ferait mieux de s’intéresser à la « souveraineté individuelle », ce qui vaut tant pour les consommateurs que pour les producteurs…
Le secteur agricole a un urgent besoin de liberté, pas d’interventionnisme accru, de bureaucratie, de nationalisme, de réglementation, de syndicalisme, de copinage ou encore de « marché politique ».